La Révolution du 3 Janvier ou le syndrome de la tortue de Floride
http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/contribs_ouzoulias.aspx
André Ouzoulias
Voilà donc notre
petite tortue de Floride, plus habituée aux marécages de l'est des
États-Unis, qui se retrouve à barboter dans un aquarium. Et puis,
centimètre après centimètre, la jeune tortue grandit, elle commence à
être à l'étroit dans l'aquarium. Et puis les enfants se lassent... Et
puis les vacances approchent... Alors la famille lâche la tortue dans la
nature, dans la rivière voisine. Le reptile retourne à l'état sauvage.
Et s'y sent plutôt bien, d'ailleurs. Le gentil petit animal domestique
est devenu une grosse bête sauvage pouvant atteindre 20 kilos. Agressive
et vorace, elle ne connaît pas de prédateurs naturels.
Des centaines de milliers de tortues de Floride se sont ainsi retrouvées dans nos cours d'eau, provoquant un déséquilibre de l'écosystème des rivières. Leur présence menace même sa soeur européenne, la cistude, notre tortue d'eau douce locale, classée espèce protégée.
Publié sur le site de l'École Supérieure de Journalisme de Lille : http://www.esj-lille.fr/atelier/js/js99/STAR/star1.htm
Des centaines de milliers de tortues de Floride se sont ainsi retrouvées dans nos cours d'eau, provoquant un déséquilibre de l'écosystème des rivières. Leur présence menace même sa soeur européenne, la cistude, notre tortue d'eau douce locale, classée espèce protégée.
Publié sur le site de l'École Supérieure de Journalisme de Lille : http://www.esj-lille.fr/atelier/js/js99/STAR/star1.htm
Le 3
janvier dernier, pour justifier sa circulaire sur la lecture, Gilles de
Robien, ministre de l'éducation nationale, a expliqué : « Les
méthodes à départ global sont beaucoup moins efficaces que les méthodes à
départ phono-synthétique ou syllabique, et elles sont même néfastes
pour les enfants les plus fragiles. Ce n'est pas moi qui le dis, mais
des scientifiques spécialisés dans l'étude de la lecture, qu'il s'agisse
de neurologues, de psycholinguistes ou de linguistes. On observe sur
cette question un consensus remarquable de la communauté scientifique,
aussi bien en France qu'à l'étranger ».
Si
la plupart des chercheurs dans le domaine de l'apprentissage de la
lecture ont refusé les simplifications qui sont à la base de la campagne
du ministre (ils sont par exemple très nombreux à avoir signé la
pétition des syndicats d'enseignants et l'appel « Sauvons la lecture3
»), il faut bien concéder que le ministre a pu s'appuyer sur plusieurs
chercheurs considérés par leurs pairs comme des personnes sérieuses et
mesurées. Je voudrais faire valoir que, très vraisemblablement, leur
attitude est liée à une transposition imprudente, dans le contexte
francophone, des recherches effectuées dans le contexte anglophone.
Ces
recherches, en effet, sont très nombreuses aux USA, elles disposent de
moyens conséquents et sont publiées dans des revues à diffusion
internationale qui font autorité parmi les psychologues du monde entier.
Leur masse est si considérable qu'elles créent un phénomène
gravitationnel : pour un chercheur français, belge ou québécois, qui
s'est formé en lisant ces revues, par lui-même et à travers l'érudition
de ses maîtres, le fait d'adopter les paradigmes psycho-pédagogiques
anglo-américains lui apparaît naturel. Et très naturellement, s'il
publie dans ces mêmes revues, c'est généralement en adoptant les mêmes
paradigmes.
Or,
si certains concepts, positions et débats ont un fondement évident dans
les pays de langue anglaise, il n'est pas certain qu'on puisse les
transposer si simplement dans les autres pays ni dans les pays de langue
française et encore moins dans le contexte scolaire et pédagogique de
la France.
Vous avez dit « méthode globale » ?
Prenons
l'expression « méthode globale » : les chercheurs cités par le ministre
disent que les connaissances permettent de conclure à une moindre
efficacité de celle-ci comparativement à un enseignement progressif des
relations grapho-phonologiques (en gros ce qu'on appelle le beu-a ba).
Or, ils utilisent l'expression « méthode globale » pour désigner
indistinctement - globalement - trois approches très différentes de
l'enseignement de la lecture dans le monde anglophone :
- « méthode globale » peut traduire l'approche « whole language » ; l'enseignant aborde d'emblée tous les niveaux d'articulation de l'écrit : textes authentiques, fonctionnels et littéraires, phrases, mots, relations grapho-phonologiques de divers empan (cela ne correspond à rien que nous ne connaissions en France, car la « méthode naturelle » qu'on aurait envie de rapprocher de celle-ci s'en distingue radicalement par le rôle central qu'elle fait jouer à la production d'écrits dès la fin de la maternelle et tout au long du CP) ;
- « méthode globale » peut traduire également l'approche « whole word » ; les élèves lisent des mots entiers la première année dans des phrases « calibrées », mais apprennent à mettre en œuvre le décodage sur les plus petites unités en seconde année (cela ressemble assez à la « méthode globale » mise au point par le docteur Decroly au début du siècle dernier pour des enfants en très grande difficulté face aux tâches de décodage, méthode qui a été et est encore pratiquée en Belgique mais n'a jamais vraiment « pris » France) ;
- « méthode globale » désigne la « méthode idéovisuelle » ; cette méthode a été conçue par des pédagogues américains et développée en France par Jean Foucambert4. Ces pédagogues excluent tout enseignement du décodage car ils pensent qu'il fait obstacle à l'apprentissage de la lecture habile, qu'il permet tout juste d'alphabétiser tandis que la société moderne et la démocratie exigent qu'on « lecturise » les enfants ; cette méthode, pratiquée en divers endroits aux USA, n'a jamais réussi à s'installer vraiment dans le paysage pédagogique en France ; quelques maîtres l'ont bien pratiquée dans les années 1980, en s'appuyant sur des analyses plausibles sur la lecture en anglais5, mais elle a quasiment disparu du paysage pédagogique.
Si
l'on tient compte du fait qu'en France, la quasi-totalité des maîtres de
CP enseignent systématiquement « les relations entre les lettres et les
sons » et le font le plus souvent en utilisant des outils fournis par
les éditeurs (Ratus, Gafi, Mika, Abracadalire, Crocolivre, etc.)
qui empruntent à la méthode « par fusion » son approche
grapho-phonologique (conversion graphèmes-phonèmes et fusion des
phonèmes syllabe après syllabe), on voit bien que les comparaisons
américaines n'ont guère d'intérêt pratique actuel pour l'enseignement de
la lecture en langue française. Dans leur écrasante majorité, les
maîtres de CP se situent dans ce que les pédagogues anglo-américains
nomment « méthodes phoniques », c'est-à-dire dans des progressions dans
lesquelles, dès le début du CP, les enfants sont amenés à faire
fonctionner les relations grapho-phonologiques, le plus souvent au
niveau des unités les plus abstraites (graphèmes et phonèmes),
quelquefois en partant d'unités grapho-phonologiques plus accessibles à
la perception (syllabogrammes et analogies orthographiques). Dans ce
paysage pédagogique, on n'observe aucun signe annonciateur d'un prochain
abandon du travail sur la grapho-phonologie ni d'un quelconque
engouement pour une méthode « globale ».
Deux langues, deux écritures, deux didactiques
En
revanche, il faut bien voir que le débat récurrent sur le rôle de
l'enseignement du décodage est une spécificité de la pédagogie de la
lecture dans le monde anglophone. Il y structure la vie pédagogique
depuis les débuts de l'alphabétisation de masse au 19e siècle
et l'on peut être certain qu'il continuera longtemps à habiter l'espace
pédagogique dans ces pays, tandis qu'il est quasi inconnu dans le monde
hispanophone, lusitanophone, italophone, germanophone, dans les pays de
langues slaves, … Si les pédagogues anglophones, plus que tous les
autres, sont tentés de relativiser l'enseignement du décodage, il n'y a
là rien d'étonnant. Cela tient notamment à une caractéristique de
l'orthographe de l'anglais, qui, de très loin, est la moins transparente
des écritures alphabétiques (on dit aussi, la plus opaque)6. Faisons apparaître cette spécificité en comparant l'orthographe de l'anglais avec celle du français et de l'italien :
Langue
|
Nombre de phonèmes
|
Nombre de graphèmes
|
% de mots lus correctement par CGP*
|
Italien
|
30
|
32
|
99 %
|
Français
|
35
|
130
|
88 %
|
Anglais
|
40
|
1100
|
69 %
|
* Conversions graphèmes-phonèmes La proportion de mots lus ainsi correctement est aussi appelée « taux de consistance ».
En
fait, le système orthographique de l'anglais est tel qu'aucune règle ne
permet de décider comment se prononcent de nombreuses lettres, notamment
les voyelles. Voyons par exemple la prononciation des lettres « o »
dans short, word, whole, women, cover… et « a » dans take, care, ball, cat… 7.
En anglais, il est très difficile de produire de façon sûre, par
décodage, la forme sonore de mots entrevus pour la première fois. On y
parvient dans 69 % des cas, quand on connaît bien l'ensemble du système.
Pour plus de 30 % des cas, c'est seulement parce qu'il connaît la
prononciation du mot anglais, souvent devinée grâce à des éléments de
contexte et d'une partie de son écriture qu'un lettré peut attribuer une
valeur sonore aux lettres et non l'inverse (en français, ce phénomène
existe aussi, comme dans ville, fille, Gilles, grilles, …, mais à un degré moindre8).
De plus, plusieurs recherches, comme celles de Melher et Segui,9
montrent qu'en français, la syllabe est l'unité cruciale de traitement à
l'oral (traitement mobilisé par un locuteur natif pour reconnaître des
mots prononcés par un autre locuteur natif). Il est donc normal que le
lecteur français cherche à produire des syllabes quand il rencontre des
mots inconnus. Mais en anglais, c'est plutôt la structure consonantique
et l'accent tonique qui jouent ce rôle ; le rôle de la voyelle au «
noyau » de la syllabe étant moindre dans le traitement de l'oral, cela
diminue par voie de conséquence l'intérêt de la fusion syllabique (le
fameux beu-a ba) dans le décodage. De plus, il est connu que les
apprentis sont souvent gênés quand ils doivent décoder une syllabe
comportant une voyelle brève (ils ont tendance à l'allonger), alors que
cette variable est importante pour distinguer des mots différents (fill
[fil] et feel [fi:l]).
Il
faut noter aussi qu'en anglais, la proportion de mots monosyllabiques du
lexique de base dans un énoncé banal est environ 1,5 fois plus grande
qu'en français, ce qui réduit l'importance de la construction des
syllabes successives lors de la rencontre avec des mots nouveaux. Et, du
fait de la présence d'un accent tonique, la prononciation des mots
polysyllabiques pose des problèmes spécifiques en anglais.
Par ailleurs, les syllabes anglaises sont souvent du type CCVC (star), CCVCC (start), CCCVC (street)…
ce qui rend difficile la fusion des phonèmes consonantiques (voir les
problèmes que rencontrent les petits français pour décoder « arbre » ou «
spectacle »). En français, les syllabes orales sont plus souvent du
type CV (comme dans pantalon, joli, bateau…) et la fusion syllabique en lecture s'en trouve facilitée.
Le rôle des activités métaphonologiques
On
voit que l'usage du « beu-a ba » en lecture pose plus de problèmes en
anglais que dans la plupart des autres écritures alphabétiques. Du coup,
il est normal que les maîtres des pays anglophones ressentent le besoin
d'instruire leurs élèves très précocement de « mots entiers », surtout
des mots les plus fréquents.
De
même, ce sont certainement les caractéristiques de la langue orale
anglaise et de son système orthographique qui conduisent de nombreux
pédagogues d'outre-Manche et des USA à accorder une importance cruciale à
ce qu'on appelle, en psycholinguistique, la « conscience phonologique
des phonèmes », notion qui a été conçue et développée dans les années
1970-80 à partir des travaux de la grande psychologue américaine,
Isabelle Liberman10.
L'opacité de l'orthographe d'une part et la structure syllabique
d'autre part (richesse consonantique + faible importance de la voyelle +
accent tonique) ne permettent pas de rendre aussi évidente qu'on le
voudrait la phonologie du mot dans son écriture. Ces deux
caractéristiques gênent l'établissement de la relation, par les
apprentis, entre la chaîne écrite et la chaîne phonologique pour chaque
mot étudié. C'est ce qui conduit l'enseignant à attirer fortement
l'attention des élèves sur la structure phonémique du mot oral : « Quand
on prononce ce mot, qu'est-ce qu'on entend d'abord, … et quelle lettre
voit-on au début du mot ? Et ensuite, quel autre son entend-on … et
quelle autre lettre voit-on ? Etc. ».
Par
contraste avec cette contrainte que la langue anglaise et son écriture
font porter sur l'apprentissage, on peut penser que, dans des
orthographes transparentes et avec des langues dans lesquelles la
voyelle est le centre évident de la structure syllabique (par exemple
les langues latines, le finnois, le serbo-croate, …), la forte
correspondance entre les éléments visuels de l'écrit et les phonèmes,
dans un univers phonologique simplifié (beaucoup de syllabes du type V
ou CV) assure une bonne « visibilité » des phonèmes. C'est encore plus
vrai si, de surcroît, les changements vocaliques portent des
informations syntaxiques (nombre, genre, cas, …), comme cela arrive en
français pour quelques mots (pluriels en « aux » de certains noms ou
adjectifs, variation fait/font, etc.).
Dès
lors, c'est seulement avec des enfants susceptibles de ne pas pouvoir
saisir les nuances de la phonologie de la langue d'apprentissage
(enfants malentendants, locuteurs d'une autre langue maternelle, sujets
ayant des difficultés à distinguer des phonèmes proches…) que le
pédagogue de ces langues « transparentes » va devoir organiser un
apprentissage plus explicite et plus systématique de la segmentation
phonologique, éventuellement en utilisant des systèmes gestuels, comme
dans la méthode « phono-mimique » que Suzanne Borel-Maisonny, fondatrice
de l'orthophonie en France, mit au point pour des enfants ou adultes
sourds ou dysphasiques. En somme, il est clair que cette capacité est
toujours indispensable à la compréhension du principe alphabétique et à
la réussite dans l'apprentissage de la lecture, mais elle est plus ou
moins facilitée par la langue et son écriture et demande alors plus ou
moins d'entraînement explicite.
Le rôle de l'écriture comme catalyseur de l'apprentissage de la lecture
Il y
a au moins deux autres raisons de fond pour lesquelles les conclusions
des recherches portant sur le contexte anglo-américain ne peuvent être «
importées » sans plus de précaution dans le contexte français.
Premièrement,
dans les recherches réalisées dans le contexte de la langue anglaise,
il est rare qu'on y évoque des classes dans lesquelles les élèves
écrivent abondamment avant de savoir lire. Or, en France, en Belgique,
en Suisse et au Québec, de nombreux enseignants conjuguent étroitement
lecture et écriture, dès la fin de la maternelle. C'est par exemple le
cas des praticiens qui s'inspirent de la méthode naturelle de
lecture-écriture de Célestin Freinet et utilisent des démarches mises au
point par des pédagogues comme Christiane Clesse11, Danielle De Keyzer, Micheline Daumas12 en France ou Laurence Rieben en Suisse13.
Or, on sait que l'écriture de textes accélère l'analyse car, pour
écrire, outre la segmentation du texte en mots, il faut épeler les mots,
alors qu'en lecture, ceux-ci sont donnés comme des touts à la
perception visuelle. Ces analyses favorisent l'accès aux relations
grapho-phonologiques, qui y est plus précoce que dans les méthodes de
type syllabique (fondées sur la seule synthèse). Toutefois, dans cet
environnement pédagogique, les enfants commencent souvent par des
relations de grand empan comme « mer, merci, mercredi » ; « bien, chien, mien, rien » ; « dimanche, dinosaure, lundi, Dimitri, » ; etc. qu'on appelle des analogies orthographiques.
Malheureusement,
quand certains chercheurs parlent de ces méthodes dans le contexte de
la langue française, ils les rangent souvent, sans plus de précaution,
dans la catégorie des « méthodes globales » ! Leur critère est en effet :
le maître enseigne-t-il directement, systématiquement et dès le début
de l'année les CGP. Il peut leur arriver alors de s'étonner que les
résultats obtenus par les élèves de ces classes « globales » soient
meilleurs que ceux des classes « phoniques ». C'est ainsi qu'Alain
Content et Jacqueline Leybaert14,
dans une étude comparative (1992), doivent reconnaître que la méthode
qualifiée de « globale » est la plus efficace, alors qu'ils s'attendent à
ce que ce soit la méthode qualifiée de « phonique » ! Un pareil
résultat ne doit pourtant pas surprendre, si, comme il est probable, les
enseignants qui obtenaient les meilleurs résultats pratiquaient en
réalité la méthode naturelle de lecture-écriture.
Quand
les enfants écrivent des textes dès la fin de la maternelle (en
dépassant progressivement la dictée à l'adulte et en écrivant de façon
de plus en plus autonome) et poursuivent ces démarches au CP, cela
transforme radicalement le rapport à l'écrit : les mots qui ne sont pas
décodés sont quand même analysés lettre à lettre en production. De la
sorte, les mots très fréquents comportant peu de lettres (il, la, le, un, dit, que, et, est, …)
sont mémorisés rapidement et sans effort, de façon parfaitement exacte,
à partir de cette épellation (et non sous forme d'image « globale »).
Ce n'est pas négligeable si on considère que les mots de très haute
fréquence constituent une proportion conséquente des mots traités en
lecture (les 70 mots les plus fréquents de la langue française
constituent 50 % des mots de tout texte français). De plus les suites de
lettres correspondantes se retrouvent dans de nombreux mots (exemples :
ma, la, de, dans malade, il dans fil, mais dans maison, etc.), ce qui favorise les analogies orthographiques.
Le
fait que les pédagogues anglophones soient moins tentés par une entrée
précoce dans l'écriture tient vraisemblablement à une influence bien
moindre de l'écriture sur la lecture, liée à l'opacité du système
orthographique : ce n'est pas parce qu'on sait prononcer CA dans cat, qu'on peut l'utiliser pour prononcer cake, call ou care15.
Peut-être pensent-ils aussi que les non lecteurs ne peuvent pas écrire,
ce qui, en anglais plus que dans toute autre langue, est une position
d'apparence raisonnable… surtout si on ne connaît pas le procédé qui
consiste à inciter les enfants à puiser les mots et expressions dont ils
ont besoin dans des textes-références segmentés en clauses (cf. les techniques mises au point par Danielle De Keyzer dans l'ouvrage déjà cité).
Cet
oubli du rôle de l'écriture dans la construction des connaissances en
lecture chez les chercheurs qui se réfèrent essentiellement à la
situation anglo-saxonne, entraîne aussi des confusions conceptuelles
lourdes de conséquences. Par exemple, le mot « logographique », terme
introduit en psychologie par Utah Frith16,
souvent utilisé comme synonyme de « global », renvoie à deux sortes de
traitements, très différents sur le plan de leur portée développementale
: des traitements purement iconiques et des traitements liés à
l'épellation. Dans les traitements iconiques, le sujet épouse les
fonctionnements classiques de la reconnaissance perceptive visuelle :
attention à la forme globale, à la silhouette, à des singularités (le
tréma de Noël, les S initial et final de souris, les deux O de moto qui
font penser aux deux roues de l'engin, etc.). Dans les traitements par
épellation, le sujet sait épeler le mot bien qu'il ne sache pas (ou pas
encore) relier ses lettres à sa prononciation ; il utilise cette
tactique pour mémoriser et reconnaître les mots, en tout cas pour
contrôler les traitements iconiques. C'est pourquoi, par exemple, il
peut reconnaître le mot maman même s'il apparaît dans des stimuli visuels très différents : MAMAN, Maman, maman, maman…
On met « dans le même sac logographique » (ou « global ») des
représentations et des procédures de nature différente, dont les unes
sont très approximatives (le mot « global » est alors pertinent) et les
autres dérivent de l'écriture, sont liées à l'épellation (toutes les
lettres dans l'ordre), sont parfaitement exactes (le mot « global » est
particulièrement mal choisi) et permettent des comparaisons, des
analyses et de premières analogies (matin, malin -> marin) qui
préfigurent la compréhension du principe alphabétique.
Le rôle de la préscolarisation
Deuxièmement,
il existe en France une école maternelle qui scolarise près de 100 %
des enfants de 3 à 6 ans. Ce sont des maîtres qui encadrent ces enfants
et leur action est guidée par des programmes nationaux, rédigés en
cohérence avec ceux de l'école élémentaire. Parmi les orientations de
cette école, il y a une initiation à la lecture. En principe, les
enfants entrant au CP doivent déjà avoir acquis à la maternelle une
expérience et des connaissances qui facilitent leur apprentissage. En
revanche, pour la plupart des enfants américains, l'entrée à l'école (et
dans des apprentissages scolaires explicites de l'écrit) se réalise au
first grade, qui correspond à notre CP.
Quand
les enfants français entrent au CP, beaucoup ont entendu à la
maternelle une multitude de textes que les adultes leur ont lus, ils
savent reconnaître plusieurs supports écrits (album, journal, lettre,
recette, etc.), souvent, ils savent déjà lire et écrire par épellation
plusieurs mots (le prénom, des mots comme papa, maman, maison, …, voire des mots fréquents, tels que la, et, un,
etc.), ils connaissent souvent une quinzaine de lettres dans les trois
alphabets et savent les utiliser pour épeler les mots, ils ont analysé
les mots en syllabes orales, sont sensibles à des effets de rime, ont
compris que ce sont les syllabes qu'on doit représenter en écrivant les
mots, etc. Dans des écoles maternelles de plus en plus nombreuses, les
enfants de Grande Section utilisent l'ordinateur pour recopier et
imprimer des textes…17
La
plus grande part de ces apprentissages se réalise sans enseignement
direct du beu-a ba. Va-t-on en conclure que ces enfants « font de la
globale » avant d'entrer au CP ? Si c'est le cas, et si « la globale »
est autant pernicieuse, alors, en toute rigueur, il faut aussi empêcher
partout les enfants de voir les supports écrits (journaux, livres,
affiches, panneaux routiers, etc.) avant le CP ou le first grade et
d'écrire des mots qu'ils ne peuvent pas encoder, pas même leur prénom, «
papa », « maman », etc. Cela ne pourrait que les orienter vers les
impasses du globalisme ! On voit bien que l'opposition «
globale-phonique » est trop réductrice pour nous permettre de bien
saisir le rôle de cette première expérience sociale plus ou moins
informelle des supports écrits, de la langue des textes et de l'écriture
elle-même, expérience qui ne s'arrête d'ailleurs pas aux portes du CP
aussitôt que l'adulte commence un enseignement systématique de la
grapho-phonologie.
Transposition n'est pas raison, si on oublie que le français est relativement transparent
Dans
ce transport sans précaution des concepts de la recherche sur
l'apprentissage de la lecture en langue anglaise vers d'autres contextes
linguistiques, il y a plus grave encore : c'est que, suivant la
destination, les problématiques de recherche changent de sens
psychologique et pédagogique. Supposons que l'on transpose le débat
anglo-américain sur les méthodes dans les pays qui ont des écritures «
transparentes » (par exemple l'espagnol, l'italien, le serbo-croate ou…
le finnois18,
dont l'orthographe repose sur un principe de relation biunivoque : une
lettre -> un phonème ; un phonème -> une lettre). Les enseignants
de ces pays regarderaient cela avec stupeur : dans ces écritures, il n'y
a pas tant de choix pour décider comment conduire les élèves à
reconnaître les mots écrits et les débats anglo-américains n'ont guère
de sens pour eux. Dire à un maître finlandais qu'il doit absolument
écarter la « méthode globale », c'est un peu comme dire à des Inuits
qu'ils doivent résolument rejeter l'agriculture. Ce qui est informatif
pour les uns (les pédagogues anglophones) peut apparaître tellement
évident pour les autres (les pédagogues des écritures transparentes)
qu'ils se demandent pourquoi on a dépensé tant d'énergie à enfoncer des
portes ouvertes.
Il
faut bien voir que la transposition de ce débat en France ne provoque
pas nécessairement la même impression de « hors-sujet ». En effet, il
existe en Belgique des partisans éclairés de la méthode globale et il y a
eu en France des défenseurs brillants de la méthode idéovisuelle et
cela a laissé des marques dans la culture pédagogique. Et, par ailleurs,
très souvent, on fait passer la méthode naturelle de lecture-écriture,
assez répandue, pour une « méthode globale » où les enfants n'apprennent
pas à décoder. Tout cela peut donc laisser penser que cette
transposition est légitime.
Disons-le
nettement : en réalité, aujourd'hui, elle est presque aussi hors-sujet
que dans le cas des écritures transparentes. En effet, aujourd'hui, la
quasi-totalité des maîtres de CP utilisent « naturellement » des
méthodes « phoniques ». Et, aujourd'hui, montrer aux maîtres de CP, à
l'aide des travaux anglo-américains, qu'il est très dangereux d'utiliser
une « méthode globale » et de ne pas engager un enseignement
systématique et progressif du décodage, c'est enfoncer des portes
ouvertes et aborder la didactique de l'écrit en France avec des concepts
grossiers. Le ridicule est même atteint quand deux chercheurs français,
reconnus par le ministre comme des experts, en s'inspirant des
conclusions pédagogiques de l'Institut National de la Santé de l'Enfant
et du Développement Humain aux USA, recommandent de passer une
demi-heure au moins chaque jour de classe au CP sur les correspondances
graphèmes-phonèmes… Toute personne qui a déjà observé un tant soit peu
les classes de CP sait bien que les activités sur ces relations peuvent
occuper la classe quotidiennement pendant deux à trois fois plus de
temps.
Transposition n'est pas raison, si on oublie que le français est relativement opaque
Il
reste à se demander pourquoi, en France, la transposition du débat
anglo-américain ne paraît pas si ridicule et pourquoi certains
pédagogues ont pu penser qu'il était préférable de différer, voire
d'éviter, l'enseignement du décodage19.
Cela tient sans doute au fait que notre orthographe, tout en étant bien
plus régulière que celle de l'anglais, montre une réelle tendance aux
distinctions morphémiques (saut, sot, seau, sceau). Cette
caractéristique a forcément des conséquences psychologiques et
pédagogiques sur l'apprentissage de la lecture dans le contexte
francophone.
Ainsi
on ne peut pas considérer que tel élève a terminé ses apprentissages de
base de la lecture-écriture quand il écrit : « Alort, la prinsèce atout
le roillome pour elle ». Il est vraisemblable qu'il ne lit pas encore
par la voie directe (ou orthographique) des mots comme « princesse » et «
royaume » et qu'il est encore obligé, en lecture, de les produire par
décodage.
En
revanche, cet élève serait probablement considéré comme un expert dans
un pays dont l'écriture est transparente, par exemple dans un pays
hispanophone. Une psychologue comme Emilia Ferreiro considère en effet, à
juste titre dans le contexte hispanophone, que le couronnement du
développement dans l'apprentissage de la lecture est « le stade
alphabétique »20.
Elle montre que les enfants hispanophones parviennent, après des
réélaborations successives de leur représentation de l'écrit, à une
conception où ils savent mettre en relation les lettres et les phonèmes
en lecture, les phonèmes et les lettres en écriture. Elle montre qu'ils
accèdent souvent à cette compétence avant leur entrée à l'école
primaire. Et de nombreux pédagogues en espagnol jouent sur le rôle
moteur de l'écriture dans le développement de la lecture en incitant les
enfants à « inventer » l'écriture des mots. On saisit la parfaite
légitimité de ce geste pédagogique : quand un enfant a compris le
principe alphabétique, s'il fait la bonne analyse phonologique et s'il
connaît bien les relations phonèmes-graphèmes, en « inventant »
l'écriture des mots, il les orthographie exactement dans plus de 90 %
des cas ! L'erreur n'a pas de conséquence fâcheuse, car, le plus
souvent, il suffit que l'enfant comprenne quel phonème il a oublié ou
quels phonèmes il a confondus et son expertise s'en trouve consolidée.
Comme
en français, un tel fonctionnement ne « marche » que dans 50 % des cas,
il est possible que ce qui apparaît comme une pratique pédagogique
heureuse dans le contexte hispanophone soit en fait un facteur de
régression dans le contexte francophone21.
En effet, le couronnement de l'apprentissage de la lecture en français
ne peut pas se limiter à la conquête du principe alphabétique via le
développement de la conscience phonologique, mais exige, bien au-delà,
l'accès à la conscience orthographique.
Si
nous pratiquons l'enseignement de la lecture comme si notre système
était transparent, on commet une triple erreur. D'abord, quand
l'orthographe erronée produite par l'apprenti est plausible
grapho-phonologiquement, il y a un vrai risque que sa mémoire
orthographique soit déstabilisée à cet endroit, ce qui est surtout
gênant pour l'accès à la reconnaissance orthographique en lecture du mot correspondant (l'accès à la voie directe).
Ensuite,
il se peut qu'on leurre ainsi gravement les enfants : si l'on peut
écrire en encodant graphème à graphème, n'est-il pas naturel de lire
lettre à lettre ? C'est ainsi que beaucoup d'enfants peuvent se
retrouver piégés devant le mot « maison » qu'ils ne reconnaissent pas
immédiatement, car ils l'écriraient plus volontiers « mézon ». Beaucoup
font : « ma… ma-ï… ma-ïs… ». Ils voient bien que quelque chose ne va
pas. On leur dit alors : oui, M A I, ça fait [mé], comme dans « mairie
», « semaine », etc. Les voici ensuite devant « maintenant » : M et A ça
fait [ma]. Non, c'est vrai, il y a un I ! Donc M A I = [mé] …
Il
se peut même que certains enfants, face à ce type de difficulté, devant
le mot MAISON, commencent par produire par exemple les deux syllabes
[masi]. Ce comportement surprenant s'explique pourtant assez bien si
l'enfant s'est formé le schème suivant, adapté aux écritures
transparentes : pour chaque syllabe, il faut faire sonner la première
lettre, généralement une consonne (ici M) et la deuxième qui est une
voyelle (ici A) et les fusionner en une syllabe orale : [ma]. Arrivé à
ce moment, l'enfant ne sait plus quoi faire du I qui lui apparaît à la
droite du A (il ne peut pas continuer la fusion, car le hiatus « maï »
n'est pas très plausible en français). Il cherche plus à droite et voit
S… et trouve une solution plus acceptable ! Il fusionne le S et le I et
dit finalement [masi] qui est une suite de syllabes plus plausible en
français !
Mais
il n'est pas toujours certain que la remémoration par l'enfant du fait
que le graphème AI représente le phonème [ê] lui permette d'éviter la
difficulté. Supposons par exemple, qu'il se rende compte de cela juste
après avoir produit [ma] : « Ah, oui ! il y a AI qui fait [ê] ; mais je
ne dois pas oublier le M qui fait [m] ; [ê] et [m], ça fait [êm] ! ». Il
fusionne les phonèmes dans l'ordre où il les récapitule, le [ê] de AI
qu'il est heureux d'avoir redécouvert et qui occupe maintenant son
attention et le [m] du M qu'il ne veut pas oublier en route et auquel il
revient dans un second temps. L'enseignant peut alors croire que
l'enfant n'est pas bien latéralisé.
Il
est très vraisemblable qu'un grand nombre d'enfants qui rencontrent ces
difficultés dans le décodage passent pour des dyslexiques, alors que
celles-ci s'expliquent assez bien si l'on observe qu'ils essaient de
faire « sonner les lettres » comme si le français était une écriture
transparente (à la manière de « Léo a vu le joli lavabo »). Et ces mêmes
enfants, qui savent lire « vélo », « cinéma », « café »… (soit des mots
écrits de façon parfaitement transparente), se demandent pourquoi c'est
si difficile de lire « maison » ou « maintenant » qui sont pourtant
hyper-fréquents ! On a produit de la difficulté alors qu'on aurait pu
amener les élèves à rencontrer cette complexité dès le départ.
Enfin,
si on se concentre sur le seul encodage-décodage, c'est vraiment
dommage, car, en lecture, l'enfant traite « seau », « saut » et « sot »
en faisant seulement attention à ce qu'il entend au bout du compte,
c'est-à-dire [so]. Il lit alors en français comme on le ferait dans une
écriture transparente : dans de telles écritures, par définition, tous
les homophones sont homographes (par exemple tous les [so] s'écrivent
SO) ; du coup, devant l'écriture SO, pour un débutant, il est plus
facile de produire la syllabe correspondante [so], mais pour savoir
duquel il s'agit (du récipient, du bond, du masculin de sotte ?), de
toute façon, le lecteur a besoin de recourir au contexte, ce qui
ralentit sa lecture.
Entraîner les élèves au décodage (y compris dans le cas des graphèmes complexes) sans les inciter à exploiter en même temps
les caractéristiques morphémiques de l'orthographe de ces mots pour
accéder directement à leur signification, cela revient à les priver du
bénéfice de ces marques orthographiques en lecture. Pourquoi, alors,
payer si cher l'apprentissage de cette orthographe (en lecture et en
écriture) ? À tout prendre, il vaudrait franchement mieux réformer
l'orthographe du français et l'écrire avec l'alphabet phonétique
international22 !
Quand transposition est déraison
Dans le contexte linguistique de l'anglais,
quand les recherches disponibles concluent qu'un enseignement précoce et
progressif de la grapho-phonologie est une des principales conditions
de la réussite dans l'apprentissage de la lecture, cela peut constituer
une authentique information pour le monde pédagogique anglophone. Mais
quels effets peut avoir une telle affirmation, martelée sur tous les
tons en France, comme si l'on venait de découvrir un précepte universel
comparable à l'usage de la pasteurisation en matière d'hygiène ? Quels
effets peut-elle avoir alors même que, comme nous venons de le voir, une
telle affirmation est raisonnable dans le contexte français où le débat
pédagogique a longtemps porté sur le rôle du décodage, et où ce débat,
sans être aussi ample que dans le contexte linguistique de l'anglais, se
justifie notamment par l'importance de l'aspect morphémique de notre
orthographe ?
Soit
les maîtres sont réellement tentés par les approches « globale » et «
idéovisuelle » et ces affirmations sont totalement pertinentes. Elles
viennent leur rappeler la nécessité d'être attentif à une dimension
essentielle de l'apprentissage de la reconnaissance des mots écrits : le
montage et l'automatisation des capacités à décoder les mots nouveaux
en utilisant la grapho-phonologie, dans toutes ses dimensions (CGP,
structure attaque-rime, analogies orthographies, morphologie, etc.) et
particulièrement la dimension le plus générale, les CGP, sans la
maîtrise desquelles il n'y a pas de lecteur habile.
Soit
les maîtres sont déjà convaincus de cela et utilisent des méthodes que
beaucoup de pédagogues américains convaincus de l'importance cruciale de
la grapho-phonologie appelleraient de leurs vœux. Alors (et c'est bien
ce qui nous arrive, hélas !), on conclut de ces recherches
nord-américaines qu'il faut impérativement utiliser, en France, des
méthodes encore plus phoniques, radicalement phoniques, purement
synthétiques.
Or, de telles méthodes, impossibles en langue anglaise (avec 1100 graphèmes, allez faire du « beu-a, ba », pour lire ball, bath, baby,
…), sont envisageables en France (130 graphèmes dont 50 graphèmes de
base). Ce sont les méthodes « synthétiques pures », telles que les
anciennes Boscher et Rémi et Colette ou la toute récente Léo et Léa
(que le ministre donne en exemple à qui lui demande les
caractéristiques de la méthode optimale). Les enfants n'ont le droit de
lire et d'écrire les mots que lorsqu'ils ont été confrontés à
l'enseignement des graphèmes correspondants (même si ce sont des mots
hyper-fréquents tels que un, et, est, dans, avec)23
! Le pédagogue de la « synthétique pure » essaie d'éviter que l'enfant
devine certains mots à l'aide du contexte ou, simplement, en coordonnant
prise en compte du code et d'informations portées par le contexte (la
syntaxe et le sens), tactiques qui caractérisent les « méthodes
globales, semi-globales ou assimilées » (c'est bien ainsi que certains
chercheurs, auxquels se réfère le ministre, désignent les méthodes les
plus répandues actuellement : Ratus, Gafi, Mika, Cocolivre, Abracadalire, etc.).
Dans
une méthode purement synthétique, il faut produire des sons, en
utilisant les seules ressources du code, comme si l'accès à la
prononciation des mots était sans rapport avec leur signification24
et comme si une signification donnée n'ouvrait pas l'accès à des mots
du lexique oral et donc à leur prononciation. D'une certaine façon, avec
une méthode synthétique pure, l'enfant n'a le droit d'apprendre que ce
que son maître lui enseigne et, ce qui est probablement pire, les
chercheurs qui défendent cette position, de façon incroyablement naïve,
pensent qu'il suffit d'enseigner le décodage sous cette forme épurée,
systématique et progressive pour que les enfants l'apprennent25.
Les
défenseurs de cette conception sont si convaincus d'avoir analysé la
lecture en ses éléments les plus simples (les
conversions-graphèmes-phonèmes et la fusion syllabique) comme lorsque la
physique réduisit la matière aux atomes, que la difficulté dans
l'apprentissage est alors interprétée presque automatiquement comme une
pathologie cérébrale. Si l'enfant n'apprend pas, alors qu'on a tout fait
pour lui faciliter les choses, cela ne relève plus de la pédagogie mais
de la médecine26.
Peu importe alors que l'immense majorité des élèves « malades » soient
issus des milieux populaires. Certes, cette conception ne simplifie pas
la réalité, mais elle a l'avantage de simplifier la représentation qu'on
s'en donne : ou bien l'enfant n'apprend que ce qu'on lui enseigne, ou
bien il ne peut pas apprendre. Malléable ou malade…
Pour une psychopédagogie interculturelle
Il
serait évidemment absurde de conclure de tous ces développements sur les
différences entre apprentissage de la lecture en anglais, en français
et dans des langues tout à fait transparentes, que les recherches menées
ici ne peuvent intéresser là ou, pire, que nous serions victimes de
l'impérialisme américain, sous une forme épistémologique. La voie qu'il
convient plutôt de suivre consiste à essayer de dégager des invariants à
travers des comparaisons interculturelles. C'est ainsi que les
recherches conduites sur le rôle de l'écriture dans l'apprentissage de
la lecture dans le contexte francophone (avec une écriture relativement
opaque) pourraient probablement intéresser les psychologues et
pédagogues américains, comme les recherches anglo-américaines sur le
rôle de l'analyse phonologique dans la compréhension du principe
alphabétique constituent probablement un acquis international, qu'il
reste à adapter, avec prudence, à notre contexte linguistique.
En
tout état de cause, il importe que les psychologues qui travaillent sur
l'apprentissage de la lecture connaissent effectivement les pratiques
des maîtres, non seulement de façon « globale », mais de façon effective
et profonde, sans négliger le fait que, parfois, beaucoup de choses
peuvent se jouer sur des différences apparemment subtiles. Car la
méconnaissance des pratiques peut aboutir à des dégâts pédagogiques
collatéraux, si les instances politiques, sans plus de précaution,
suivent les convictions de chercheurs qui transposent sans prudence les
concepts psychopédagogiques d'une société (et d'une école) dans une
autre.
Et
ce ne sont pas les beaux problèmes qui manquent pour un chercheur qui
souhaite faire progresser la pédagogie de la lecture-écriture en langue
française. S'il veut contribuer au progrès de cet enseignement, pour que
cela conduise le plus vite possible le plus grand nombre d'élèves à une
lecture habile, voici, par exemple, quelques questions que se posent
les praticiens, données sans ordre, à propos d'une partie de la
didactique élémentaire de la lecture-écriture, celle qui concerne
l'identification ou la production des mots écrits :
• Faut-il partir de
l'analyse phonologique vers les graphies correspondantes (du « phono »
au « grapho ») ou, à l'inverse, partir des régularités graphiques pour
les corréler aux régularités phonologiques (du « grapho » au « phono ») ?
• Faut-il démarrer le décodage au niveau des unités les plus abstraites (les graphèmes et les phonèmes) ou faut-il préparer celui-ci en commençant par des unités plus accessibles à l'enfant, qu'on appelle « analogies orthographiques » (par exemple le « ma » de Marie, matin, Magalie).
• Si l'on veut travailler les relations graphèmes-phonèmes, par quels consonnes faut-il commencer, les plus fréquentes (l, m, p, t, …) ou les plus faciles à repérer à l'oral, à savoir les fricatives (r, ch, v, s, …) ?
• Si l'on souhaite s'appuyer sur une progression qui part d'emblée des CGP (plutôt que d'analogies orthographiques), faut-il introduire dès le départ des graphèmes complexes (ou, on, in, eau, ain, ien, etc.) ou faut-il suivre une progression liée à la fréquence des graphèmes ou encore une progression qui va des graphèmes simples aux graphèmes complexes ?
• Faut-il faire prononcer ou non les syllabes « muettes », comme « pe » dans soupe ? Est-ce la même chose au Nord et au Sud de la Loire ?
• Faut-il entraîner la fusion des phonèmes syllabe après syllabe ou faut-il la réaliser du début à la fin du mot, quel que soit le nombre de syllabes ?
• Faut-il même entraîner les élèves à ce type de procédure peu adapté au décodage en français, où la segmentation syllabique n'apparaît très souvent qu'après coup (par exemple pour la première syllabe de « maintenant », comment savoir où elle se termine : ma/intenant, mai/ntenant, main/tenant, … si on n'a pas exploré d'abord la totalité du mot ? ).
• Comment accélérer, pratiquement, la formation de la mémoire orthographique, qui commande les habiletés cruciales dans la reconnaissance des mots écrits chez le lecteur avancé ?
• Si l'on fait écrire les débutants, faut-il les laisser écrire les mots « comme on les entend » (comme dans « on a fé un cado ») ou faut-il les inciter au doute orthographique aussitôt qu'ils ont compris le principe de la grapho-phonologie alphabétique ?
• Si l'on fait écrire les débutants sans les laisser inventer l'orthographe des mots (pour favoriser l'accès à la voie directe en lecture), comment peut-on néanmoins leur permettre d'écrire abondamment, sans être bridés par cette nécessité de s'approprier le lexique orthographique ?
• En Grande Section, les activités d'analyse de la chaîne sonore doivent elles être proposées sur un matériel purement auditif ou faut-il permettre aux enfants de s'appuyer sur l'écriture des syllabes ? Jusqu'où doit-on aller dans ces analyses : la rime et les consonnes fricatives (r, ch, v, z, f, …) ou les consonnes occlusives (p, t, k, b, d, …), ce qui est quasiment désespéré sans matériel écrit ?
• Faut-il continuer à exiger que les enfants français soient les seuls au monde à utiliser la cursive pour écrire en fin de Grande Section et au CP (dans les autres pays, elle est enseignée en fin de 2e année ou en 3e année), ce qui prend un temps important, ajoute de la complexité (trois alphabets au lieu de deux) et renforce chez certains enfants le recours à des stratégies iconiques27 ?
• Etc.
• Faut-il démarrer le décodage au niveau des unités les plus abstraites (les graphèmes et les phonèmes) ou faut-il préparer celui-ci en commençant par des unités plus accessibles à l'enfant, qu'on appelle « analogies orthographiques » (par exemple le « ma » de Marie, matin, Magalie).
• Si l'on veut travailler les relations graphèmes-phonèmes, par quels consonnes faut-il commencer, les plus fréquentes (l, m, p, t, …) ou les plus faciles à repérer à l'oral, à savoir les fricatives (r, ch, v, s, …) ?
• Si l'on souhaite s'appuyer sur une progression qui part d'emblée des CGP (plutôt que d'analogies orthographiques), faut-il introduire dès le départ des graphèmes complexes (ou, on, in, eau, ain, ien, etc.) ou faut-il suivre une progression liée à la fréquence des graphèmes ou encore une progression qui va des graphèmes simples aux graphèmes complexes ?
• Faut-il faire prononcer ou non les syllabes « muettes », comme « pe » dans soupe ? Est-ce la même chose au Nord et au Sud de la Loire ?
• Faut-il entraîner la fusion des phonèmes syllabe après syllabe ou faut-il la réaliser du début à la fin du mot, quel que soit le nombre de syllabes ?
• Faut-il même entraîner les élèves à ce type de procédure peu adapté au décodage en français, où la segmentation syllabique n'apparaît très souvent qu'après coup (par exemple pour la première syllabe de « maintenant », comment savoir où elle se termine : ma/intenant, mai/ntenant, main/tenant, … si on n'a pas exploré d'abord la totalité du mot ? ).
• Comment accélérer, pratiquement, la formation de la mémoire orthographique, qui commande les habiletés cruciales dans la reconnaissance des mots écrits chez le lecteur avancé ?
• Si l'on fait écrire les débutants, faut-il les laisser écrire les mots « comme on les entend » (comme dans « on a fé un cado ») ou faut-il les inciter au doute orthographique aussitôt qu'ils ont compris le principe de la grapho-phonologie alphabétique ?
• Si l'on fait écrire les débutants sans les laisser inventer l'orthographe des mots (pour favoriser l'accès à la voie directe en lecture), comment peut-on néanmoins leur permettre d'écrire abondamment, sans être bridés par cette nécessité de s'approprier le lexique orthographique ?
• En Grande Section, les activités d'analyse de la chaîne sonore doivent elles être proposées sur un matériel purement auditif ou faut-il permettre aux enfants de s'appuyer sur l'écriture des syllabes ? Jusqu'où doit-on aller dans ces analyses : la rime et les consonnes fricatives (r, ch, v, z, f, …) ou les consonnes occlusives (p, t, k, b, d, …), ce qui est quasiment désespéré sans matériel écrit ?
• Faut-il continuer à exiger que les enfants français soient les seuls au monde à utiliser la cursive pour écrire en fin de Grande Section et au CP (dans les autres pays, elle est enseignée en fin de 2e année ou en 3e année), ce qui prend un temps important, ajoute de la complexité (trois alphabets au lieu de deux) et renforce chez certains enfants le recours à des stratégies iconiques27 ?
• Etc.
Préserver notre écosystème pédagogique
Le 3
janvier dernier, avec sa circulaire sur la lecture et ses
justifications, le ministre a officialisé la transposition, on aurait
envie de dire l'intrusion, dans « l'écosystème pédagogique » français
(contexte linguistique, scolaire et didactique) de concepts, débats et
politiques éventuellement pertinents dans « l'écosystème pédagogique »
anglo-américain (contexte linguistique, scolaire et didactique). Il se
pourrait qu'arrivant rue de Grenelle, le ministre qui a fait baisser la
mortalité routière de 30 % en installant 500 radars, ait cru qu'on
pouvait résoudre aussi simplement le problème de la lecture… Si c'était
le cas, on serait tenté de regarder ce dérapage avec indulgence.
Aujourd'hui,
en tout cas, les dégâts créés par ce geste mal inspiré et précipité
sont encore réparables. Mais pour éviter que la « méthode syllabique
pure » dite aussi « phono-synthétique », ne détruise tous les acquis de
notre histoire pédagogique de ces trente dernières années, il faudra
vraisemblablement procéder avec les concepts et débats
psycho-pédagogiques anglo-américains comme avec la tortue de Floride :
en suspendre l'importation, pendant un certain temps du moins, apaiser
les parents et les praticiens, puis ne les réintroduire en France
qu'avec d'infinies précautions.
1 Je remercie Rémi Brissiaud pour ses remarques sur une première version de ce texte…
2 André Ouzoulias professeur à l'IUFM de Versailles, est l'un des initiateurs de l'appel Sauvons la lecture. Il est notamment l'auteur de Médial (Moniteur pour l'Évaluation des Difficultés de l'Apprenti Lecteur), Retz, 1995 et de Favoriser la réussite en lecture : les MACLÉ, Retz-CRDP de Versailles, 2004.
3
Cet appel, initié par un groupe de chercheurs, peut être signé par tous
les professionnels, praticiens, formateurs et chercheurs à l'adresse
suivante : http://www.lapetition.com/sign1.cfm?numero=1058.
4 Voir par exemple Jean Foucambert, 1983, La manière d'être lecteur, Albin Michel (première édition : Sedrap, 1974) ; 1994, L'enfant, le maître et la lecture, Nathan.
5 Voir Frank Smith, 1980, Comment les enfants apprennent à lire, Traduit de l'anglais par Michèle Proux, Préface de Jean Foucambert, Retz.
6
Une orthographe est transparente si elle est économe en graphèmes et si
les relations graphèmes-phonèmes sont régulières. Si cela avait un
sens, on pourrait dire ainsi que l'orthographe la plus transparente est
l'API, l'alphabet phonétique international, fondé sur le principe de
biunivocité : un phonème -> une lettre ; une lettre -> un phonème.
7 Ces exemples ou d'autres sont donnés par Rémi Brissiaud dans un article en ligne sur le site des Cahiers Pédagogiques : L'erreur orthographique, l'apprentissage implicite et les méthodes de lecture et d'écriture, associé au n° 440 (février 2006) de la revue, portant sur l'orthographe.
8 Ces exemples et d'autres sont cités par Bernard Devanne dans un article en ligne sur le site Le Café Pédagogique. (http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/devanne_i2l.aspx).
9 Mehler J., 1981, The role of syllables in speech processing : infants and adults data. Philosophical Transactions of Royal Society, 295, 333-352. Segui J., 1984, The syllable : a basic perceptual unit in speech processing ? In Bouma H. & Bouwhuis D. G. (éds), Attention and performance X : Control of language process. Hillsdale : Erlbaum Associates
Segui J., 1989, Traitement de la parole et lexique. Lexique, 8, PUL..
10 Liberman, I. et al., 1974, Explicit syllable and phoneme segmentation in the young child, Journal of Experimental Child Psychology, 18, 201-212. Voir aussi, sur ce sujet, le classique de Gombert, J-É, 1990, Le développement métalinguistique. Paris : PUF.
11 Clesse, C., 1977, Apprendre à lire en parlant, expérimentation dans un CP, in Lentin Laurence, éd., Du parler au lire, ESF, Paris. Voir aussi Chartier A.-M., Clesse C. & Hébrard J., 1998, Lire écrire, 2 : Produire des textes. Hatier.
12 Voir par exemple De Keyzer, D., dir., 2000, Apprendre à lire et à écrire à l'âge adulte, RETZ-PEMF ; Daumas, M. et Bordet F., 1990, L'apprentissage de l'écrit au cycle 2 : écrire pour lire, Nathan.
13
Rieben, L., Meyer, A., et Perregaux C., 1989, Différences individuelles
et représentations lexicales : comment 5 enfants de 6 ans recherchent
et copient des mots, in Rieben Laurence et Perfetti Charles, L'apprenti lecteur, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.
14 Content A. et Leybaert J., 1992, L'acquisition de la lecture : influence des méthodes d'apprentissage, in Lecoq P. (éd.), La lecture, processus, apprentissages, troubles. Lille : PUL.
15 Cf. Brissiaud R., 2006, article déjà cité.
16 Frith U., 1985, Beneath the surface of developmental dyslexia, in Patterson K. E. , Marschall J. C. & Coltheart M. (éds), Surface dyslexia, 301-330. London : Erlbaum.
17
Remarquons que, quand les enfants écrivent avec l'ordinateur, en
général, ils appuient sur des touches où figurent les lettres capitales
et cela fait apparaître sur l'écran les minuscules correspondantes. Cet
outil amène les enfants à observer de façon active l'identité
alphabétique des mots et à se détacher ainsi des représentations
iconiques primitives.
18
Comme on le sait, c'est la langue parlée et écrite en Finlande, pays
que notre actuel ministre donne en modèle pédagogique à imiter.
19 Rappelons-nous que certains de ces pédagogues transposaient ainsi les concepts et débats d'outre-Atlantique…
20 Ferreiro, E, 2000, L'écriture avant la lettre, Hachette.
21 Voir à ce sujet l'article de Rémi Brissiaud déjà cité.
22
Voir par exemple le choix d'une simplification radicale de notre
orthographe, vers lequel semblent tendre deux psychologues auxquelles le
ministre se réfère : Liliane Sprenger-Charolles et Pascale Colé. On
devine que ce n'est pas le nôtre.
23
Voir par exemple, ici même, dans la réponse de Roland Goigoux à Franck
Ramus et Liliane Sprenger-Charolles, une analyse de la méthode Léo et Léa (http://education.devenir.free.fr/Lecture.htm#goigoux2).
24
Cela fait irrésistiblement penser à l'antique pédagogie de la lecture
où les enfants phonétisaient des mots latins avant de lire en français.
Comme en latin, les relations graphèmes-phonèmes sont biunivoques, on y
voyait une excellente propédeutique à la lecture en français, bien que
les enfants ne comprissent évidemment pas les « bruits » qu'ils
produisaient ainsi.
25 Voir aussi, Ouzoulias, A. 2006, « Les six simplifications des tenants de la "méthode syllabique pure" », à paraître dans le Nouvel Éducateur, revue de l'ICEM, n° 178-179, avril-mai.
26 Voir par exemple le titre significatif du livre de Liliane Sprenger-Charolles et Pascale Colé, Lecture et Dyslexie : Approches cognitives (Paris, Dunod) qu'elles présentent comme une synthèse des recherches internationales sur l'apprentissage de la lecture.
27
Voir Ouzoulias A., 2004, « La production de textes courts pour prévenir
les difficultés dans l'apprentissage de la lecture et/ou y remédier »,
dans Comprendre et aider les enfants en difficulté scolaire, FNAME-RETZ, où cette question est débattue de façon détaillée.
Page publiée le 10-02-2006
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