Maria Montessori, L'Enfant, 9e éd., Desclée de Brouwer, pp. 121-131.
DÉBUT
DE L’ENSEIGNEMENT
L’ÉCRITURE — LA LECTURE
Je
reçus un jour une délégation de deux ou trois mères. Elles venaient me demander
d’apprendre à lire et à écrire à leurs enfants. Ces femmes étaient illettrées.
Et, comme je résistais, trop loin, à cette époque, d’une telle entreprise,
elles m’exhortèrent avec insistance.
C’est
alors que les plus grandes surprises me furent réservées. Je n’enseignai d’abord
aux enfants de quatre à cinq ans que quelques lettres de l’alphabet que je fis
découper dans du carton par la maîtresse. J’en fis également découper dans du
papier émeri, afin de les faire toucher du bout du doigt dans le sens de l’écriture
; je rassemblai ensuite sur une table les lettres dont les formes étaient
voisines entre elles, pour rendre uniformes les mouvements de la petite main
qui devait les toucher.
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source de la photo :
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La
maîtresse aimait ce travail et s’attacha à ce début si important. Nous étions
étonnées de l’enthousiasme des enfants. Ils organisaient des processions,
brandissant en l’air les petits cartons, ainsi que des étendards, et poussaient
des cris de joie. Je surpris un jour un enfant qui se promenait tout seul en
disant : « Pour faire Sofia, il faut un S, un O, un F, un I, un A » et il se
répétait les sons qui composent le mot. Il était donc en train de faire un
travail, analysant les mots qu’il avait en tête et cherchant les sons qui les
composaient. Il faisait cela avec la passion de l’explorateur sur la voie d’une
découverte ; il comprenait que ces sons répondaient à des lettres de l’alphabet.
De fait, qu’est-ce que l’écriture alphabétique, sinon la correspondance d’un
signe à un son ? le langage écrit n’est que la traduction littérale du
langage parlé. Toute l’importance du progrès de l’écriture alphabétique se
trouve en ce point de rencontre où les deux langues se développent
parallèlement. Au début, l’une — la langue écrite — tombe de l’autre, comme en
gouttelettes éparses, détachées, qui forment, par la suite, un cours d’eau
séparé, c’est-à-dire la parole, le discours.
C’est
un véritable secret, une clef qui, une fois découverte, redouble une richesse
acquise, permet à la main de s’emparer d’un travail vital, presque inconscient
comme le langage parlé, et de créer un autre langage qui le reflète dans tous
ses détails. Il y a la part de l’esprit et la part de la main. Alors, la main
peut déclencher une avance et, de cette goutte, faire tomber une cataracte.
Tout le langage déferle. Un cours d’eau, une cataracte, ce n’est jamais qu’un
ensemble de gouttes d’eau.
Une
fois l’alphabet stabilisé, le langage écrit en dérive logiquement, comme une
conséquence naturelle. Il faut, simplement, que la main sache tracer des
signes. Les signes alphabétiques sont de simples symboles. Ils ne représentent
aucune image ; ils sont donc très faciles à dessiner. Je n’avais pourtant
jamais réfléchi à tout cela quand, dans la Maison des Enfants, se produisit l’événement
le plus important.
Un
enfant se mit à écrire. Sa surprise fut telle qu’il cria de toutes ses forces :
« J’ai écrit! j’ai écrit! » Ses camarades accoururent, intéressés, regardant
les mots que l’enfant avait tracés par terre avec un petit morceau de craie
blanche. « Moi aussi ! moi aussi! » crièrent d’autres enfants, et ils se
dispersèrent. Ils allaient chercher des moyens d’écriture ; quelques-uns se groupèrent
autour d’une ardoise, d’autres se couchèrent par terre et, ainsi, le langage
écrit fit son apparition comme une véritable explosion.
Cette
activité inépuisable était comparable à une cataracte. Ces enfants écrivaient
partout, sur les portes, sur les murs et même, à la maison, sur les miches de
pain. Ils avaient de quatre à cinq ans. L’établissement de l’écriture avait
été un fait brutal. La maîtresse disait : « Cet enfant a commencé à écrire
hier, à 3 heures. »
Nous
nous trouvions vraiment devant un miracle. Mais quand nous présentions des
livres aux enfants, (et beaucoup de personnes qui avaient appris le succès de
l’école avaient apporté de très beaux livres illustrés), ils les accueillaient
avec froideur : ils les considéraient comme des objets contenant de belles
images, mais qui distrayaient de cette chose passionnante qui concentre tout en
soi : l’écriture. Ces enfants n’avaient certainement jamais vu de livres ; et,
pendant un certain temps, nous cherchâmes à attirer leur attention dessus. Il n’était
même pas possible de leur faire comprendre ce que c’était que la lecture. Les
livres furent donc relégués dans l’armoire, en attendant des temps meilleurs.
Les enfants lisaient l’écriture à la main, mais s’intéressaient rarement à ce
qu’un autre avait écrit. On eût dit qu’ils ne savaient pas lire ces mots-là. Et
quand je lisais à haute voix les derniers mots écrits, beaucoup d’enfants se
tournaient, étonnés, vers moi, comme en se demandant : « Comment est-ce qu’elle
le sait ? »
Ce
fut près de six mois plus tard qu’ils commencèrent à comprendre ce qu’était la
lecture ; et ce fut seulement en l’associant à l’écriture. Il fallait que les
enfants suivissent des yeux ma main qui traçait des signes sur le papier blanc
; ils découvrirent alors que je transmettais ainsi mes pensées, aussi bien qu’avec
la parole. Dès qu’ils en eurent clairement le sentiment, ils commencèrent à empoigner
les morceaux de papier sur lesquels j’avais écrit, pour essayer de les lire,
dans un coin : et ils essayaient mentalement, sans prononcer un seul son. On s’apercevait
qu’ils avaient compris, quand un sourire venait soudainement épanouir le petit
visage contracté par l’effort, ou quand un petit saut les détendait, comme par
un ressort caché ; alors, ils se mettaient en action, parce que chacune de mes
phrases était un « ordre », comme j’aurais pu en donner de vive-voix : «Ouvre
la fenêtre », « viens près de moi », etc.
Et
c’est ainsi que s’implanta la lecture. Elle se développa, par la suite, jusqu’à
la lecture de longues phrases, qui commandaient des actions compliquées. Il
semblait que le langage écrit fût envisagé par les enfants tout simplement
comme une autre façon de s’exprimer, une autre forme du langage parlé, se
transmettant comme lui, directement, de personne à personne.
Quand
nous recevions des visites, les enfants qui étaient, auparavant, excessifs en
formules de politesse, restaient maintenant silencieux. Ils se levaient et
allaient écrire au tableau : « Asseyez-vous », « merci de votre visite », etc.
On
parlait, un jour, d’un grand désastre survenu en Sicile, où un tremblement de
terre avait entièrement détruit Messine, faisant des centaines de mille
victimes. Un enfant de cinq ans se leva et alla écrire au tableau ; il commença
ainsi : « Je regrette... » Nous le suivions en pensant qu’il voulait déplorer l’événement
; il écrivait : « Je regrette... d’être petit... » Quelle réflexion curieuse et
égoïste était-ce là? Mais l’enfant continuait à écrire : « Si j’étais grand, j’irais
aider... » Il avait fait une petite composition littéraire tout en démontrant
son bon cœur. C’était l’enfant d’une femme qui vendait, pour vivre, des légumes
dans la rue.
Tandis
que nous étions en train de préparer un matériel pour apprendre l’alphabet
imprimé aux enfants et tenter à nouveau l’épreuve des livres, ils se mirent
brusquement à lire tout ce qu’ils trouvaient imprimé dans l’école ; et il y
avait des phrases vraiment difficiles à déchiffrer, certaines même écrites en
gothique sur un calendrier. À cette époque-là, des parents nous racontèrent
que, dans la rue, les enfants s’arrêtaient pour lire les enseignes des
boutiques, et qu’on ne pouvait plus se promener avec eux. Il était évident que
les enfants étaient intéressés par les signes alphabétiques et non par les
mots. Il y avait là une écriture différente et il s’agissait de la découvrir,
en arrivant à l’extraire du sens d’un mot. C’était un effort d’intuition,
comparable à celui qui donne la clef des écritures préhistoriques gravées sur
la pierre.
Trop
de hâte de notre part dans l’explication des caractères imprimés aurait éteint
cet intérêt et cette énergie intuitive. Une simple insistance à faire lire des
mots dans les livres aurait été une aide négative qui, pour un but sans
importance, aurait compromis l’énergie de ces esprits dynamiques. Aussi, les
livres restèrent-ils, longtemps encore, enfermés dans l’armoire. Ce ne fut que
plus tard, que les enfants prirent contact avec eux. Cela se produisit à la
suite d’un fait bien curieux : un enfant arriva un jour à l’école, tout excité,
cachant dans sa main un morceau de papier chiffonné et confia à un camarade : «
Devine un peu ce qu’il y a dans ce morceau de papier. — Il n’y a rien ; c’est
un morceau de papier abîmé. — Non! c’est une histoire... » Une histoire
là-dedans ? Voilà qui attira une foule intéressée. L’enfant avait ramassé la
feuille sur un tas d’ordures. Et il se mit à lire ; à lire l’histoire.
Alors,
on comprit ce que c’était qu’un livre. Et à partir de ce moment, on peut dire
que les livres donnèrent un plein rendement. Mais beaucoup d’enfants, ayant
trouvé une lecture intéressante, arrachaient la feuille pour l’emporter.
La
découverte de la valeur de ces livres fut vraiment bouleversante ; l’ordre
habituel en était troublé et il fallait discipliner ces petites mains
frémissantes qui détruisaient par amour. Mais, même avant d’avoir lu ces
livres, avant d’arriver à les respecter, les enfants, un peu aidés, avaient
corrigé leur orthographe et tellement perfectionné leur écriture, qu’on les
jugea équivalents aux enfants de la troisième classe des écoles élémentaires.
Pendant
tout ce temps, on n’avait rien fait pour améliorer les conditions physiques des
enfants. Et pourtant personne n’aurait reconnu, dans ces visages colorés, dans
ces petits êtres à l’aspect vivant, les pauvres petits, sous-alimentés et
anémiques, qui semblaient nécessiter des soins urgents, des médicaments et des
aliments reconstituants. Ils étaient bien portants, comme s’ils avaient fait
une cure d’air et de soleil. En effet, si les causes psychiques déprimantes
peuvent avoir une influence sur le métabolisme en abaissant la vitalité, il
peut se produire le contraire : les causes qui exaltent l’esprit peuvent
également influer sur le métabolisme et sur toutes les fonctions physiques. Et
c’en était une preuve. Aujourd’hui que les énergies dynamiques sont étudiées
dans la matière, on n’en serait plus impressionné ; mais, à cette époque, ce
fut une profonde surprise.
Tous
ces événements firent parler de « miracles », et les histoires des enfants
merveilleux se répandirent en un instant, au point que les journaux les
commentèrent éloquemment. On écrivit sur eux des livres, et des romanciers s’inspirèrent
si bien d’eux, qu’en donnant la description de ce qu’ils avaient vu, ils
semblaient illustrer
un
monde inconnu. On parla de la découverte de l’âme humaine, on parla de
miracles, on cita même des conversions d’enfants ; le dernier livre anglais
sur ce sujet s’intitulait : « New Children ». Il vint de loin, et spécialement
d’Amérique, beaucoup de gens pour constater ces phénomènes surprenants.
Les
enfants pouvaient bien reprendre les paroles de la Bible qui se lisent à l’église
le 6 janvier, précisément le jour anniversaire de l’inauguration de l’école : «
Lève les yeux et regarde alentour : ils se sont tous assemblés pour venir vers
toi. Vers toi se dirige la multitude, d’au delà de la mer. »
III
CONSÉQUENCES
Ce
récit succinct de faits et d’impressions laisse perplexe sur la question de la
« méthode ». On ne comprend guère avec quelle méthode on peut obtenir de tels
résultats.
Et
c’est le point.
On
ne voit pas la méthode. Ce qu’on voit, c’est l’enfant. On voit l’âme de l’enfant
qui, libérée des obstacles, agit selon sa nature propre. Les qualités
enfantines que nous avons dégagées appartiennent tout simplement à la Vie, au
même titre que la couleur des oiseaux ou que le parfum des fleurs. Elles ne
sont en rien le résultat d’une « méthode d’éducation ». Il est pourtant évident
que ces faits naturels peuvent être influencés par l’éducation, dont le but est
de protéger l’enfant, afin de favoriser son développement.
Les
phénomènes survenus à la Maison des Enfants sont des phénomènes psychiques
naturels. Ils ne sont pourtant pas apparents, comme les phénomènes naturels de
la vie végétative. La vie psychique est si mobile que ses caractères peuvent
brusquement disparaître, quand les conditions de l’ambiance ne sont pas
propices ; d’autres caractères se substituent aux premiers. Aussi est-il nécessaire,
avant de procéder à toute tentative d’éducation, d’établir dans l’ambiance les
conditions les plus favorables à l’éclosion des caractères normaux profonds.
Il suffit, pour réaliser cette ambiance favorable, d’éloigner les obstacles, et
c’est là le premier pas à faire, les bases mêmes de l’éducation.
Il
ne s’agit donc pas seulement de développer les caractères existant, mais,
avant tout, de découvrir la nature ; ce n’est qu’alors que l’on peut faciliter
le développement du caractère normal.
C’est
par hasard que, chez nous, les conditions se réalisèrent. L’une des plus
caractéristiques a été cette ambiance plaisante offerte aux enfants. Ceux-ci,
grandis en des lieux misérables, étaient particulièrement sensibles à cette
maison propre et blanche, où ils trouvaient des tables neuves, de petits sièges
construits pour eux et les pelouses de la cour ensoleillée.
Une
autre condition essentielle était le caractère négatif de l’adulte : les
parents illettrés, la maîtresse-ouvrière, sans ambitions ni préjugés. Cette
situation réalisait un état de « calme intellectuel ».
On
a toujours reconnu qu’un éducateur devait être calme. Mais on n’envisageait
ce calme qu’au point de vue de son caractère, de ses impulsions nerveuses. Il s’agit
ici d’un calme plus profond : d’un état de vide ou, plutôt, d’un manque d’encombrement
mental d’où découlait une limpidité intérieure, un détachement de toute attache
intellectuelle. C’est « l’humilité spirituelle » qui prépare à comprendre l’enfant,
et qui devrait être la préparation essentielle de la maîtresse.
Une
autre circonstance favorable fut l’offre aux enfants d’un matériel scientifique
attrayant, déjà perfectionné pour l’éducation sensorielle.
Tout
cela était capable de concentrer l’attention. Et rien n’aurait pu réussir si,
en enseignant à haute voix, les énergies avaient été appelées de l’extérieur.
Donc,
l’ambiance adaptée, le maître humble, et le matériel scientifique. Voilà
les trois points extérieurs.
Cherchons
à relever maintenant quelques manifestations des enfants.
La
plus saillante, celle qui semble presque due à une baguette magique faisant
surgir les caractères normaux, c’est l’activité concentrée sur un travail, et s’exerçant
sur un objet extérieur avec des
mouvements de la main, guidés par l’intelligence. Alors, surgissent certains
phénomènes ayant un mobile intérieur, tels que « la répétition de l’exercice »
et « le libre choix ». Et l’enfant apparaît : illuminé par la joie,
infatigable ; l’activité est comme un métabolisme psychique, source de vie et
condition de développement. C’est son choix qui, désormais, guidera tout ; c’est
lui qui répond avec transport à certaines expériences, telles que le silence ;
il s’enthousiasme pour l’enseignement qui lui ouvre la voie de la justice et de
la dignité. Il absorbe intensément les moyens qui lui permettent de développer
son esprit. Par contre, il est des catégories de choses qu’il refuse : les
récompenses, les bonbons, les jouets. Il nous démontre, en outre, que l’ordre
et la discipline sont pour lui des manifestations et des besoins vitaux. Et
pourtant, c’est bien un enfant : frais, sincère, joyeux, sautillant, qui crie
quand il s’enthousiasme, qui applaudit, court, remercie avec effusion,
appelle, sait démontrer sa gratitude ; il s’approche de tout le monde, admire
tout, s’adapte à tout.
Dressons
donc la liste de ce qu’il a choisi lui-même et tenons compte de ses
manifestations spontanées. Notons ensuite ce qu’il a refusé en l’accompagnant
du mot abolition :
1° Travail individuel
Répétition de l’exercice
Libre choix
Contrôle
du travail
Analyse
des mouvements
Exercices
de silence
Bonnes
manières dans les contacts sociaux
Ordre
dans l’ambiance
Propreté
et soin de sa personne
Éducation
des sens
Écriture
indépendante de la lecture
Écriture
précédant la lecture
Lecture
sans livres
Discipline
dans la libre activité.
2° Abolition des
récompenses et des punitions
>> des
syllabaires
>> des
leçons collectives
>> des
programmes et des examens
>> des
jouets et de la gourmandise
>> de
la chaire du maître enseignant.
Le
plan d’une méthode d’éducation apparaît dans cette liste. En somme, c’est de l’enfant
que sont venues les directives pratiques, positives et même expérimentales,
pour construire une méthode d’éducation où son choix soit le guide, et où sa
vivacité vitale serve de contrôle à l’erreur.
Il
est à remarquer que, dans l’établissement qui s’ensuivit d’une véritable
méthode d’éducation, longuement élaborée sur l’expérience, les directives
premières, venues de zéro, se sont conservées intactes. Et l’on pense à l’embryon
d’un vertébré, où apparaît une ligne qui s’appelle la ligne primitive : c’est
un véritable dessin sans substance, qui deviendra par la suite la colonne
vertébrale. On pourrait distinguer trois parties : la tête, la section
thoracique, la section abdominale ; et puis, beaucoup de points de …………..