29 juillet 2011

L'enseignement de l'ignorance et le tittynainment

En septembre 1995, - sous l'égide de la fondation Gorbatchev - « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan », constituant à leurs propres yeux l'élite du monde, se réunissent à l'Hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. L'assemblée commence par reconnaître - comme une évidence qui ne mérite pas d'être discutée - que « dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l'activité de l'économie mondiale ». Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste va devoir affronter au cours des prochaines décennies peut donc être formulé dans toute sa rigueur : comment sera-il possible, pour l'élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d'humanité surnuméraire, dont l'inutilité a été programmée par la logique libérale ?   
     La solution qui, au terme du débat, s'imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski (31) sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise (32), il s'agissait tout simplement de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d'alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ».

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  Le mouvement qui, depuis trente ans, transforme l'Ecole dans un sens toujours identique, peut maintenant être saisi dans sa triste vérité historique. Sous la double invocation d'une « démocratisation de l'enseignement » - ici un mensonge absolu (27)et de la « nécessaire adaptation au monde moderne » (ici une demi-vérité), ce qui se met effectivement en place, à travers toutes ces réformes également mauvaises, c'est l'Ecole du Capitalisme total, c'est-à-dire l'une des bases logistiques décisives à partir desquelles les plus grandes firmes transnationales, - une fois achevé, dans ses grandes lignes, le processus de leur restructuration pourront conduire avec toute l'efficacité voulue la guerre économique mondiale du XXIe siècle.

   Si l'on conserve le moindre doute à ce sujet, ou si l'on trouve ces propos exagérés, il suffit - conformément aux recommandations de Machiavel - de se placer un instant au point de vue de l'ennemi et de se demander ce qu'il est condamné à vouloir étant donné ce qu'il est. Ce travail de vérification est heureusement simplifié, du fait que les seigneurs de guerre des Royaumes combattants de l'économie mondiale, avec toutes leurs armées de légistes et de lettrés, sont en permanence contraints de se réunir afin de coordonner leurs stratégies rivales et de veiller à ce que jamais elles ne mettent en péril ce qu'ils appellent si bien la gouvernabilité de ce monde. De là, un certain nombre de rapports, documents, comptes rendus, notes d'information, memoranda ou tout simplement témoignages qui, s'ils ne parviennent généralement jamais à la connaissance du grand public, demeurent encore, du moins pour l'instant, en partie accessibles aux esprits curieux et aux enquêteurs obstinés (28) 

   C'est ainsi, par exemple, qu'en septembre 1995, - sous l'égide de la fondation Gorbatchev - « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan (29) », constituant à leurs propres yeux l'élite du monde, durent se réunir à l'Hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. Étant donné son objet, ce forum était naturellement placé sous le signe de l'efficacité la plus stricte : « Des règles rigoureuses forcent tous les participants à oublier la rhétorique. Les conférenciers disposent tout juste de cinq minutes pour introduire un sujet : aucune intervention lors des débats ne doit durer plus de deux minutes (30) ». Ces principes de travail une fois définis, l'assemblée commença par reconnaître - comme une évidence qui ne mérite pas d'être discutée - que « dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l'activité de l'économie mondiale ». Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l'élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d'humanité surnuméraire, dont l'inutilité a été programmée par la logique libérale !  

  La solution qui, au terme du débat, s'imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski (31) sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise (32), il s'agissait tout simplement de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d'alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ». Cette analyse, cynique et méprisante (33), a évidemment l'avantage de définir, avec toute la clarté souhaitable, le cahier des charges que les élites mondiales assignent à l'école du XXIème siècle. C'est pourquoi il est possible, en se fondant sur elle, de déduire, avec un risque limité d'erreur, les formes a priori de toute réforme qui serait destinée à reconfigurer l'appareil éducatif selon les seuls intérêts politiques et financiers du Capital. Prêtons-nous un instant à ce jeu.

   Tout d'abord, il est évident qu'un tel système devra conserver un secteur d'excellence, destiné à former, au plus haut niveau, les différentes élites scientifiques, techniciennes et managériales qui seront de plus en plus nécessaires à mesure que la guerre économique mondiale deviendra plus dure et plus impitoyable.  Ces pôles d'excellence - aux conditions d'accès forcément très sélectives devront continuer à transmettre de façon sérieuse (c'est-à-dire probablement, quant à l'essentiel, sur le modèle de l'école classique (34) non seulement des savoirs sophistiqués et créatifs, mais également (quelles que soient, ici ou là, les réticences positivistes de tel ou tel défenseur du système) ce minimum de culture et d'esprit critique sans lequel l'acquisition et la maîtrise effective de ces savoirs n'ont aucun sens ni, surtout, aucune utilité véritable.

  Pour les compétences techniques moyennes - celles dont la Commission européenne estime qu'elles ont « une demi-vie de dix ans, le capital intellectuel se dépréciant de 7 % par an, tout en s'accompagnant d'une réduction correspondante de l'efficacité de la main d'œuvre (35) » - le problème est assez différent. Il s'agit, en somme, de savoirs jetables - aussi jetables que les humains qui en sont le support provisoire - dans la mesure où, s'appuyant sur des compétences plus routinières, et adaptés à un contexte technologique précis, ils cessent d'être opérationnels sitôt que ce contexte est lui-même dépassé. Or, depuis la révolution informatique, ce sont là des propriétés qui, d'un point de vue capitaliste, ne présentent plus que des avantages. Un savoir utilitaire et de nature essentiellement algorithmique - c'est-à-dire qui ne fait pas appel de façon décisive à l'autonomie et à la créativité de ceux qui l'utilisent - est en effet un savoir qui, à la limite (36), peut désormais être appris seul, c'est-à-dire chez soi, sur un ordinateur et avec le didacticiel correspondant. En généralisant, pour les compétences intermédiaires, la pratique de l'enseignement multimédia à distance, la classe dominante pourra donc faire d'une pierre deux coups. D'un côté, les grandes firmes (Olivetti, Philips, Siemens, Ericsson etc.) seront appelées à « vendre leurs produits sur le marché de l'enseignement continu que régissent les lois de l'offre et de la demande (37) ». De l'autre, des dizaines de milliers d'enseignants (et on sait que leur financement représente la part principale des dépenses de l'éducation nationale) deviendront parfaitement inutiles et pourront donc être licenciés, ce qui permettra aux Etats d'investir la masse salariale économisée dans des opérations plus profitables pour les grandes firmes internationales.

   Restent enfin, bien sûr, les plus nombreux, ceux qui sont destinés par le système à demeurer inemployés (ou à être employés de façon précaire et flexible, par exemple dans les différents emplois MacDo) en partie parce que, selon les termes choisis de l'OCDE (38), « ils ne constitueront jamais un marché rentable » et que leur « exclusion de la société s'accentuera à mesure que d'autres vont continuer à progresser ». C'est là que le tittytainment devra trouver son terrain d'élection. Il est clair, en effet, que la transmission coûteuse de savoirs réels - et, a fortiori, critiques -, tout comme l'apprentissage des comportements civiques élémentaires ou même, tout simplement, l'encouragement à la droiture et à l'honnêteté, n'offrent ici aucun intérêt pour le système, et peuvent même représenter, dans certaines circonstances politiques, une menace pour sa sécurité. C'est évidemment pour cette école du grand nombre que l'ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables. Or c'est là une activité qui ne va pas de soi (39), et pour laquelle les enseignants traditionnels ont jusqu'ici, malgré certains progrès, été assez mal formés. L'enseignement de l'ignorance impliquera donc nécessairement qu'on rééduque ces derniers, c'est-à-dire qu'on les oblige à « travailler autrement », sous le despotisme éclairé d'une armée puissante et bien organisée d'experts en « sciences de l'éducation ». La tâche fondamentale de ces experts sera, bien entendu, de définir et d'imposer (par tous les moyens dont dispose une institution hiérarchisée pour s'assurer la soumission de ceux qui en dépendent) les conditions pédagogiques et matérielles de ce que Debord appelait la « dissolution de la logique (40) » : autrement dit « la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou, inversement, pourrait bien être complémentaire; tout ce qu'implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ». Un élève ainsi dressé, ajoute Debord, se trouvera placé « d'entrée de jeu, au service de l'ordre établi, alors que son intention a pu être complètement contraire à ce résultat. Il saura pour l'essentiel le langage du spectacle, car c'est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique : mais il emploiera sa syntaxe (41) ».

  Quant à l'élimination de toute "common decency", c'est-à-dire à la nécessité de transformer l'élève en consommateur incivil et, au besoin, violent, c'est une tâche qui pose infiniment moins de problèmes. Il suffit ici d'interdire toute instruction civique effective et de la remplacer par une forme quelconque d'éducation citoyenne (42), bouillie conceptuelle d'autant plus facile à répandre qu'elle ne fera, en somme, que redoubler le discours dominant des médias et du showbiz; on pourra de la sorte fabriquer en série des consommateurs de droit, intolérants, procéduriers et politiquement corrects, qui seront, par là même, aisément manipulables tout en présentant l'avantage non négligeable de pouvoir enrichir à l'occasion, selon l'exemple américain, les grands cabinets d'avocats.

   Naturellement, les objectifs ainsi assignés à ce qui restera de l'Ecole publique supposent, à plus ou moins long terme, une double transformation décisive. D'une part celle des enseignants, qui devront abandonner leur statut actuel de sujets supposés savoir afin d'endosser celui d'animateurs de différentes activités d'éveil ou transversales, de sorties pédagogiques ou de forums de discussion (conçus, cela va de soi, sur le modèle des talk-shows télévisés); animateurs qui seront préposés, par ailleurs, afin d'en rentabiliser l'usage, à diverses tâches matérielles ou d'accompagnement psychologique. D'autre part, celle de l'Ecole en lieu de vie, démocratique et joyeux, à la fois garderie citoyenne - dont l'animation des fêtes (anniversaire de l'abolition de l'esclavage, naissance de Victor Hugo, Halloween...) pourra avec profit être confiée aux associations de parents les plus désireuses de s'impliquer - et espace libéralement ouvert à tous les représentants de la cité (militants associatifs, militaires en retraite, chefs d'entreprise, jongleurs ou cracheurs de feu, etc.) comme à toutes les marchandises technologiques ou culturelles que les grandes firmes, devenues désormais partenaires explicites de « l'acte éducatif», jugeront excellent de vendre aux différents participants. Je pense qu'on aura également l'idée de placer, à l'entrée de ce grand parc d'attractions scolaires, quelques dispositifs électroniques très simples, chargés de détecter l'éventuelle présence d'objets métalliques.

VOIR :
27. Même Antoine Prost a fini par reconnaître que « les réformes voulant assurer l'égalité des chances ont eu le résultat contraire » (l'enseignement s'est-il démocratisé 1992). Par exemple, « le pourcentage d'étudiants d'origine populaire à l'ENA, l'ENS et l'X est passé de 15,4% pour 1966-1970 à 7% pour 1989-1993 ». (bak)

28. Après la révélation par certaines organisations non gouvernementales des tractations secrètes sur l'AMI, certains des seigneurs de guerre se sont d'ailleurs plaints de cette accessibilité et ont promis des mesures pour y faire face. On sait que dans le monde des médias, c'est précisément la fonction d'un Alain Duhamel (j'emploie ici ce nom dans un sens générique, comme on dit un Tartuffe ou un Quisling) de dissimuler au public l'existence de ce genre de documents puis - s'ils viennent a être découverts - de mentir avec aplomb sur leur signification réelle. Rappelons, au passage, que le véritable Alain Duhamel est un des membres éminents du « Siècle », c'est-à-dire de « l'un des clubs français très fermés où se côtoient les élites du monde politique, de la finance, de l'industrie, des médias » (Pierre Bitoun, Les Cumulards, Stock 1998, pp. 44 et 230.) Au train où vont les choses, ce dont les citoyens auront bientôt besoin pour découvrir les décisions qui sont prises "en leur nom", ce n'est plus d'esprits curieux, mais bel et bien d'agents secrets. (bak)

 29. Cf. Hans Peter Martin et Harald Schumann, Le Piège de la mondialisation, Solin-Actes Sud, 1997. Toutes les citations qui suivent sont empruntées à ce témoignage direct. (bak)

30. De fait, il est difficile de faire plus court que John Gage, dirigeant américain de Sun Microsystems: « Nous engageons nos employés par ordinateur, ils travaillent sur ordinateur et ils sont virés par ordinateur. » (bak)

31. Ancien conseiller de Jimmy Carter et fondateur, en 1973, de la Trilatérale, « club encore plus impénétrable que le Siècle, qui regroupait en 1992 environ 350 membres américains, européens et japonais » et qui constitue « un des lieux où s'élaborent les idées et les stratégies de l'internationale capitaliste» (P. Bitoun, op. cit. p. 44.) (bak)

32. Entertainment signifie divertissement et tits, en argot américain, les seins. (bak)

33. Analyse où l'on retrouve sans trop de peine la représentation que les élites intellectuelles et médiatiques se font spontanément des gens ordinaires (de cette « France moisie » comme dirait l'élégant Sollers) : un monde peuple de "beaufs" et de "Deschiens", cible quotidienne des dessins de Cabu ou des Guignols de l'info. On notera ici l'étonnante puissance de récupération du système : au XIXe siècle, le Guignol était l'une des quelques armes dont disposait encore le petit peuple pour brocarder ses maîtres. Il est devenu aujourd'hui l'artillerie lourde que l'élite emploie pour se moquer du peuple. On peut imaginer ce qu'il adviendra de Robin des Bois le jour où, pour des raisons d'Audimat, Vivendi demandera à ses employés de lui donner à nouveau une existence télévisée. (bak)

34. Le Capital ne plaisante plus avec la pédagogie chaque fois qu'il s'agit des affaires sérieuses et qu'il a besoin de résultats réels. Quand, par exemple, le sport cesse d'être un jeu et une fête pour devenir une industrie où seule la victoire est rentable, on se garde bien de confier la formation des futurs vainqueurs à des Foucambert ou des Meirieu. Comme l'écrit Liliane Lurçat, (La Destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs, Paris 1998, p. 25) : « La rigueur pédagogique a déserté les bancs de l'école pour s'exercer dans les lieux où l'on pratique les sports. Curieusement, dans ces lieux, on ne prétend pas s'appuyer sur le constructivisme, et la rigueur pédagogique n'y est pas considérée comme une entrave à la spontanéité. » Et, étrangement, l'origine populaire de la plupart des sportifs n'est jamais invoquée ici comme un obstacle à cette rigueur pédagogique traditionnelle. (bak)

35. Rapport du 24 mai 1991. Cité dans Tableau Noir (Gérard de Selys et Nico Hirtt, EPO, Bruxelles, 1998). Ce petit livre indispensable reproduit abondamment les textes que la Commission Européenne, l'OCDE ou l'European Round Table (l'un des lobbies communautaires les plus discrets et les plus efficaces et dont Edith Cresson est la passionaria infatigable) consacrent, depuis quelques années a définir les « ajustements structurels » exigés par la réforme capitaliste de l'ecole. Comme ces rapports ne sont pas destinés à être lus par le "peuple souverain", les auteurs s'y expriment avec un cynisme qui est tout à fait stupéfiant. (bak)

36. « Parenthèse sur l'enseignement : on bavarde interminablement sur la crise de l'enseignement, chaque ministre produit sa réforme, et on laisse de côté, et pour cause, l'essentiel. Comme le disait déjà Platon, il y a 2500 ans, à la base de toute acquisition et de toute transmission de savoir, il y a l'eros : l'amour pour l'objet enseigné qui passe nécessairement par une relation affective spécifique entre enseignant et enseigné » (C. Castoriadis, La fin de l'histoire, Éditions du Félin, 1932.) Ces évidences de base nous rappellent les limites  a priori de tout télé-enseignement. Ce que la machine peut inculquer c'est, au mieux, un savoir coupé de ses supports affectifs et culturels et par conséquent privé de sa signification humaine et de ses potentialités critiques. Dans son principe, il n'est pas différent de celui qu'un dressage habile pourrait « enseigner » à un animal. Mais on sait bien que « les milliards de Bill Gates sont nés, entre autres, de cette petite lumière imbécile qui s'allume dans le crâne d'un ministre dès qu'on prononce devant lui les mots ordinateurs, informatique ou modernité ». (Charlie-Hebdo, 17.9.1997). Est-il utile de préciser que cet article de Philippe Val est consacré à M. Allègre ! (bak)

37. Commission européenne. Rapport cité. (bak)

38. Rapport de la « Table Ronde de Philadelphie », février 1996. Cité dans Tableau noir, p. 43. (bak)

39. Si on enseigne à un élève que « Socrate est un homme » et que « tous les hommes sont mortels », il faut, dans les conditions normales, déployer plus d'efforts pour l'empêcher de conclure que « Socrate est mortel » que pour l'amener à cette conclusion. Le rôle des sciences de l'éducation est précisément de détruire ces conditions normales afin d'obtenir de l'élève l'illogisme politiquement utilisable. (bak)

40. G. Debord, Commentaires sur la Société du Spectacle, Ed. Lebovici, 1988, p.36. Il s'agit, notons-le, d'une véritable révolution culturelle car, comme le précise Debord, jusqu'à une période récente, « presque tout le monde pensait avec un minimum de logique, à l'éclatante exception des crétins et des militants » (p. 39). En ce sens, on pourrait dire que la réforme scolaire idéale, du point de vue capitaliste, est donc celle qui réussirait le plus vite possible à transformer chaque lycéen et chaque étudiant en un crétin militant. (bak)

41. G. Debord, p. 40. (bak)

42. Quand la classe dominante prend la peine d'inventer un mot (« citoyen » employé comme adjectif) et d'imposer son usage, alors même qu'il existe, dans le langage courant, un terme parfaitement synonyme (civique) et dont le sens est tout à fait clair, quiconque a lu Orwell comprend immédiatement que le mot nouveau devra, dans la pratique, signifier l'exact contraire du précédent. Par exemple, aider une vieille dame à traverser la rue était, jusqu'ici, un acte civique élémentaire. Il se pourrait, à présent, que le fait de la frapper pour lui voler son sac représente avant tout (avec, il est vrai, un peu de bonne volonté sociologique) une forme, encore un peu naïve, de protestation contre l'exclusion et l'injustice sociale, et constitue, à ce titre, l'amorce d'un geste citoyen. (bak)

Texte © Jean-Claude Michéa & Editions CLIMATS - Merci de ne pas reproduire sans autorisation

Entretien



Pour comprendre l'évolution actuelle de France Culture et plus généralement des systèmes d'éducation publique de nos sociétés néo-libérales, Joëlle, auditrice de FC nous recommande le livre suivant :
L'ENSEIGNEMENT DE L'IGNORANCE ET SES CONDITIONS MODERNES
par Jean-Claude Michéa
Editions CLIMATS, 470 Chemin des pins 34170 Castelnau Le Nez
Réédité en 2006 dans la collection Climats Flammarion
Prix éditeur 12 €. Disponible en librairie ou sur les sites fnac, amazon, alapage, chapitre, etc.

Des premiers effets néfastes de la lecture de Guy Mocquet

Ainsi la lettre de Guy Môquet aurait été lue par l'encadrement de l'équipe de France de rugby à nos vingt deux "guerriers" quelques heures avant le coup d'envoi de ce qui aurait du être une magnifique fête et qui, quatre vingt minutes plus tard, se transformera en naufrage collectif. Les Pumas, en une interception bien sentie et quelques chandelles qui nous en firent voir trente six, n'auront fait qu'une bouchée d'un Coq aux couleurs bien délavées.
Certes, le parlé rugby s'accommode souvent de métaphores guerrières, sur ce terrain où l'on parle tout autant de combat que de jeu, sur ce terrain qui, en plein hiver, a parfois de faux-airs de tranchées.

Mais visiblement, à trop vouloir filer la métaphore, Bernard Laporte en a tétanisé ses troupes. Après tout, même si le sport est parfois un exutoire moderne pour flatter le patriotisme de nos nations pacifiées, il doit rester un jeu. Et c'est bien là que le bât blesse, dans cet appel au sacrifice pour la patrie, dans cette gravité imposée à ce qui devrait rester un moment de bonheur et de plaisir. Le contraste était immense entre la pesanteur du jeu des bleus vendredi soir, sans inspiration ni créativité, tétanisés par l'enjeu, et la légèreté, l'inspiration, la joie du jouer ensemble du rugby néo-zélandais le lendemain après-midi.

Plutôt que la lettre de Guy Môquet, peut-être Bernard Laporte aurait-il été plus inspiré en lisant à ces joueurs un extrait de l'Eloge du plaisir. Mais le futur secrétaire d'état aux sports, faut-il le lui reprocher, trouve ses inspirations plutôt du côté d'un certain Nicolas S. que d'un Michel O.

Texte original du site 1984 : krysztoff.typepad.com/1984/ - Copyleft 1984-zeblog.fr

Sarkozy, l'instituteur et le curé (VIDEO)


Sarkozy, l'instituteur et le curé by buildfreedom

Petit rappel historique : 

puce Du danger d'instruire le peuple

Le monopole de l’université sera combattu, après la Restauration, par la tendance libérale qui, avec Guizot, établira la "liberté de l’enseignement". Ainsi, à côté des écoles intégrées à l’université, tout individu âgé de 18 ans pourra ouvrir une école et exercer la profession d’instituteur primaire, à condition d’obtenir un brevet de capacité et de présenter un certificat de moralité. Persuadé que l’enseignement contribue au progrès de la société, Guizot oblige surtout chaque commune à créer et à entretenir une école primaire privée ou publique.

Puis arrive la révolution de 1848. La paysannerie et la bourgeoisie des villes sont effrayées par les effets de la loi Guizot qui, en instruisant, a sans doute contribué à développer l’esprit critique et à répandre les idées "sociales".

A Hyppolite Lazare Carnot qui, en raison de l’instauration du suffrage universel, proposait de rendre l’enseignement obligatoire, gratuit, unique et laïque "puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction" Adolphe Thiers oppose l’idée que, justement, l’instruction du peuple est un danger pour la paix sociale !

Picto livre "Cette puissante religion qu’on appelle christianisme exerce sur le monde une domination continue, et elle le doit, entre autres motifs, à un avantage que seule elle possède entre les religions […] c’est d’avoir donné un sens à la douleur... Assurément je ne veux pas faire pour cela de l’obscurantisme. Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu. Il faut bien se garder surtout d’aborder à l’école les doctrines sociales, qui doivent être imposées aux masses.
Folie bien plus funeste encore, celle qui consisterait à rendre ce même enseignement obligatoire [….] L’enfant qui a trop suivi l’école ne veut plus tenir la charrue. […] J’irais même jusqu’à dire que l’instruction est un commencement d’aisance et que l’aisance n’est pas réservée à tous. […] En étendant moins l’enseignement, on aura plus d’argent à consacrer au service de l’inspection..."
Adolphe Thiers, septembre 1848

En 1850, après des débats houleux, le comte de Falloux rend à l’Eglise le contrôle sur l’enseignement en accordant aux établissements privés - où exercent les ministres du culte et les congréganistes - une totale liberté d’action et en imposant la présence du clergé à tous les niveaux de l’administration des écoles publiques. Dans son discours à la chambre des députés, Victor Hugo s’écrie : "Et vous réclamez la liberté d’enseigner ! Tenez, soyons sincères entendons-nous sur la liberté que vous réclamez : c’est la liberté de ne pas enseigner. (1)"

Pour le "parti de l’ordre" et pour les catholiques les plus intransigeants, il s’agit de retirer l’enseignement des mains des instituteurs laïques, jugés trop démocrates, pour le confier au clergé qui, seul, possède la légitimité de transmettre les dogmes qui assurent la préservation de la hiérarchie sociale. Les héritiers de Condorcet, au contraire, entendent s’appuyer sur la raison pour que chaque citoyen construise une pensée libre et autonome.


M. Bayrou défend le caractère laïque de la République et condamne les discours et les actes qui pourraient nous faire retourner plus de 100 ans en arrière.
Il a peut-être tort. Une petite guerre civile, quoi de plus plaisant pour divertir nos citoyens modernes en mal de sensations fortes ? Le sang qui coule sur le bitume... le bruit des coups de feu et les corps qui tombent, mutilés et mourants... le cri des femmes qu'on viole et qu'on égorge...
Ce serait une sorte de télé-réalité où tous les Français participeraient en même temps.
Ce soir, au choix, sur TFUNO : "catholiques contre protestants" ou "musulmans contre chrétiens" ou "communistes" contre "capitalistes", etc.


Bayrou, Sarkozy, l'instituteur, le curé et la... by buildfreedom

Monsieur Nicolas Sarkozy, quand on persiste et qu'on signe, on assume!

A menteur, menteur et demi. A ce jeu, décidément, Nicolas Sarkozy est passé maître. Bon, faut dire qu'il est notre président, donc certainement le meilleur d'entre nous, y compris dans l'art du mensonge. Avec l'aplomb qui sied à sa fonction. Il se trouve que j'ai relu avec attention les discours de Latran et du dîner du CRIF. Et franchement, on se demande parfois s'il ne nous prend pas pour des c..., ou du moins pour des illettrés. La preuve en texte:

Discours de Latran: "Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en rapproche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance".

Discours du dîner du CRIF: "Et jamais je n'ai dit que l'instituteur était inférieur au curé, au rabbin ou à l'imam pour transmettre des valeurs."

Alors moi je veux bien que l'on tourne cela dans tous les sens, mais quand on me dit qu'il MANQUERA toujours quelque chose à l'instituteur par rapport au curé ou au pasteur, c'est quand même bien que l'un est inférieur à l'autre, d'autant plus lorsque l'on compare ces deux termes. Et le pire, c'est que du coup, il entraîne dans ses mensonges ces "pauvres" fidèles lieutenants, obligé de prendre des paris perdus d'avance, comme en témoigne l'extrait suivant, avec dans le rôle de la cire-pompe de service, l'inénarrable Arlette Chabot.

Initialement publié sur krysztoff.typepad.com/1984/ - Copyleft 1984-zeblog.fr

27 juillet 2011

Aptitude et Orientation : La pédagogie prophétique et le fatalisme pédagogique


- I -

L’idée d’aptitude réunit les notions d’intelligence et d’intérêt.

Une fois encore, le Pédagogue s’appuie sur le Psychologue et ils glosent de concert sur le lieu commun.

Cette notion, en effet, est confuse et son usage est des plus aventureux.

Tel élève aime la géométrie et y réussit avec facilité ; tel autre, rétif à la beauté des théorèmes, montre du goût pour les langues, où le premier s’ennuie.

N’est-ce pas la preuve que les individus sont dotés par la nature d’aptitudes différentes ?

N’est-il pas logique, dès lors, d’enseigner à chacun selon ce qu’il est et non selon des règles générales indifférentes aux particularités individuelles ?

Heureuse nature qui, sans rien savoir des lettres et des sciences, a institué chez l’un une prédisposition à l’étude de l’algèbre ; chez l’autre, à l’étude du grec.

La notion d’aptitude, comme celle l’intelligence, est complètement métaphysique. Elle rend compte des effets par l’action de puissances occultes.

Que l’on sache, une aptitude ne peut jamais être constatée autrement que dans son exercice effectif. Tant et si bien qu’il est absolument impossible de distinguer la cause de l’effet.

Bien mieux, si l’on tient absolument à conserver cette notion, il est clair que, pour l’essentiel, c’est l’effet qui produit la cause – fabricando fit faber (« c’est en forgeant qu’on devient forgeron »). L’aptitude à une tâche est une disposition acquise par la pratique même de cette tâche.

Certes, celle-ci présuppose une disposition plus fondamentale qui, elle, n’est pas acquise ; mais ce n’est que la forme humaine dans toute son abstraite généralité : aptitude à effectuer certains mouvements, aptitude à effectuer certaines opérations mentales. En un mot, la structure du corps humain et la commune raison sont les seules données de nature de toutes nos aptitudes.

S’agissant de l’enfant, qui ne s’est encore essayé à rien, art ou science, avec assiduité et méthode, et pendant de longues années, qui osera, sauf quelque fée malfaisante, se prononcer sur ses aptitudes – et du même mouvement préjuger de son destin ? « Que peut-on savoir des aptitudes, demande Alain, quand on se trouve devant l’enfant » ?

- II -

À supposer même que les tests qui prétendent discerner l’avenir de l’homme dans les gribouillages de l’enfant vaillent mieux que les prédictions de l’augure scrutant les entrailles de l’oiseau, à quoi bon ce savoir pour le maître qui enseigne ? 

« Vous dites qu’il faut connaître ceux qu’on instruit ; je ne sais. Il est peut-être plus important de bien connaître ce qu’on enseigne » – et de savoir à quelle fin. 

Si la géométrie est bonne, par exemple, pour faire découvrir à l’esprit qu’il est souverain en matière de preuves, elle est bonne absolument, quelles que soient les aptitudes de l’élève, et il faut l’enseigner à tous : « Qu’un garçon ne fasse voir aucune aptitude pour les mathématiques, cela avertit qu’il faut les lui enseigner obstinément et ingénieusement. S’il ne comprend pas ce qui est le plus simple, que comprendra-t-il jamais ? » (XX).

La pédagogie des aptitudes (ou plutôt des inaptitudes), c’est-à-dire la pédagogie de la différence, n’est d’aucun secours : il ne s’agit pas d’enseigner autrement les mathématiques mais de les enseigner mieux – ce qui suppose d’abord de les savoir très bien.

- III -

Enfin, « l’indiscrétion » du psychologue et du Pédagogue a ceci de redoutable qu’elle construit, par ses enquêtes, une image de l’enfant à laquelle celui-ci va se conformer : « La nature humaine se façonne aisément d’après les jugements d’autrui ». Qu’il soupçonne, dans le regard du maître instruit par le psychologue, qu’on le croit faible ici ou là, il le deviendra aussitôt. L’enfant, « tendre et fragile objet », ne peut donc être livré sans péril « au regard psychologique qui change l’objet humain sur lequel il se porte ».

Non seulement, donc, il n’importe guère de discerner les aptitudes pour éclairer le travail du maître, mais il est essentiel de les présupposer toutes comme possibles, si l’on veut les faire paraître ; aussi Alain oppose-t-il à la pédagogie indiscrète la pédagogie généreuse : « Louer ce qui est bien, et négliger le reste, n’en point parler ».

- IV -
Certes – qui en douterait ? – il y a des différences naturelles entre les individus. Mais Alain, contrairement à la pédagogie prophétique, refuse d’y voir la préfiguration de quoi que ce soit : « On se hâte toujours de décider qu’une nature est bonne ou mauvaise et que l’éducation n’y changera rien ».

Qu’est-ce que la nature de chacun ? Ce qui, en lui, n’est pas de lui, ce dont il n’est pas l’auteur et qu’il ne peut pas changer – sa morphologie, son tempérament, « un véritable système rassemblé et équilibré ».

Ce qu’il y a en nous de nature est très en deçà de ce qu’imaginent les psychologues ; ce n’est finalement que la singularité de notre corps, une donnée brute et dépourvue de sens : « Je crois que les natures sont immuables pour le principal ; mais ce fond de structure et d’humeur est bien au-dessous du bien et du mal » (XXII).

Ce que nous ferons de ce que nous sommes, nul ne peut le dire ; si ce n’est que nos œuvres porteront la marque qui est la nôtre.

De chaque homme tout est possible, et le pire aussi bien. Nul n’est né « coiffé de vertu » ; nul n’est condamné : « En n’importe quel corps humain, toutes les passions sont possibles, toutes les erreurs sont possibles, et se multiplieront les unes par les autres si l’ignorance, l’occasion et l’exemple y disposent ». Mais toujours, il est vrai, « selon la formule de vie inimitable, unique, que chacun a pour lot ».

Il n’y a pas plus à espérer d’un esprit doué qu’à désespérer d’un esprit rétif. Par l’abandon à la facilité, le premier tombera au plus bas ; par l’effort suivi, le second peut espérer le meilleur : « Qu’est-ce qu’un esprit bien doué s’il cède à la tentation de plaire ou de flatter ? Et qu’est-ce qu’un esprit mal fait s’il est capable de comprendre la moindre chose? ». La nature n’est rien sans la volonté qui en use.

C’est lorsque nous n’en faisons rien que nous l’invoquons, justement, pour nous excuser, pour nous absoudre de notre responsabilité : « Je suis ainsi, je n’y peux rien ». La nature, c’est l’alibi de la mauvaise foi.

Inutile, donc, de spéculer sur la nature de l’enfant : l’éducation ne s’adresse qu’à sa liberté.

- V -

Mais cela même qui ne peut être changé peut, doit, être sauvé : « Il y a un salut pour chacun aussi, et propre à lui, de la même couleur que lui, du même poil que lui ». Comment ? La réponse d’Alain peut sembler paradoxale : par la commune méthode et non par une attention particulière à cette singularité.

Un exemple, une analogie plus exactement, permet de saisir l’idée : l’apprentissage du violon. C’est par la répétition des mêmes gestes, par la même gymnastique et les mêmes exercices que le maître de musique amène chaque élève à produire le « son » qui est le sien : « Ces arts difficiles et patients font bien voir que la même méthode est bonne pour tous, quoique tous soient différents. Je dirais même que la méthode commune n’a point pour fin de les rendre semblables, mais au contraire de les rendre encore plus différents ». La méthode commune ne peut donc être rien d’autre que la plus haute, la plus exigeante. Celui qui n’a pas été instruit du meilleur, dans chaque ordre, n’a pas reçu l’éducation qui lui convenait. On ne saura tout ce qu’il pouvait être que si lui a été ouverte la possibilité d’être tout. Au contraire, une éducation adaptée à ce qu’il est supposé devenir aura pour effet de l’y conduire immanquablement. Le fatalisme pédagogique est redoutable en ce qu’il produit ce qu’il prédit ; et qu’il en conclut triomphalement à sa clairvoyance.

- VI -

L’acte de s’instruire, d’ailleurs, n’est rien d’autre qu’un processus de transformation volontaire du sujet par lui-même. Celui qui sait une chose n’est pas le même que celui qui ne la savait pas. D’abord parce qu’il la sait, et que ce savoir, aussitôt, fait partie de ce qu’il peut, de ses aptitudes, donc, au vrai sens du terme ; ensuite, parce qu’il se sait capable d’apprendre et que sa puissance propre est redoublée de sa foi en elle-même ; enfin parce qu’il découvre ce qu’il est par la résistance même des choses qu’il apprend.

« Sa vraie nature, c’est sa nature développée » et non sa nature immédiate. Ce qu’il est n’est pas l’être hypothétique qu’il était mais l’être en acte qu’il est devenu.

Assurément, ce qu’il est devenu portera l’empreinte de cette nature « tout à fait animale » qui n’est qu’à lui, qui est lui, mais dépassée, et par là même « sauvée », comme dit Alain : « Chacun gardera le pli de ses cheveux et la forme de son corps ; chacun imprimera toujours à toute idée commune sa marque naturelle ; la différence des écritures devrait le faire entendre, car cette différence se développe selon la culture ». Par le travail, le naturel problématique et illisible s’est élevé à la vérité d’un style :

« C’est pourquoi les psychologues se trompent sur tout et sur eux-mêmes, par cette manie de vouloir connaître au lieu de changer et d’élever. Connaître ma pensée, c’est la faire ; connaître mon sentiment, c’est l’élever et l’humaniser ». C’est le rôle des grandes œuvres de la culture que de nous donner les moyens de construire l’humain en nous selon une forme à la fois singulière et universelle. Autrement dit, non seulement il est inutile de connaître l’enfant pour l’instruire, mais il faut même l’instruire pour le connaître.

- VII -

La dialectique du singulier et de l’universel est subtile.

D’abord, il est clair que nul ne peut faire fond que sur ce qu’il est. Alain, qui revendique hautement sa dette envers Spinoza, observe que nous ne pouvons développer notre nature que selon nos puissances propres. Nul ne peut devenir autre que ce qu’il est si ce n’est en devenant plus fortement ce qu’il est déjà. Ce que nous ne sommes pas n’est rien ; le peu que nous en savons n’est connu que par comparaison avec autrui.

Si nous reprenons l’exemple de l’intelligence évoqué plus haut, nous voyons qu’il n’y a aucun sens à demander à Pierre d’être aussi intelligent que Paul. Mais Pierre peut devenir plus intelligent qu’il n’est, à sa manière, avec ses ressources propres. Ce qu’Alain formule ainsi : « La vertu est un héroïque amour de soi, entendez que nul être ne peut se sauver par la perfection d’autrui ».

C’est ainsi que nos passions ont nécessairement le visage de nos émotions ; c’est-à-dire, finalement, la forme de notre corps propre. Et c’est de nos passions que nous ferons nos vertus morales, non des vertus du voisin.

Il faut pour cela les penser et les vouloir selon l’universel, c’est-à-dire selon ce qui vaut pour tous, comme sont les preuves du géomètre : « Il faut se penser soi-même universellement et non comme une généralité ; universellement comme unique et inimitable ; ce qui est proprement se sauver » (LVIII).

Alain illustre l’idée par deux exemples : l’avarice, l’ambition.

Dans l’avarice, « il y a l’esprit d’ordre, qui est universel ; il y a le respect du travail, qui est universel [...]. Ces pensées, car ce sont des pensées, sauveront très bien l’avare s’il ose seulement être lui-même, et savoir ce qu’il veut » (Ib.).

De même, l’ambitieux « voudra une louange qui vaille, et ainsi honorera l’esprit libre, les différences, les résistances » (Ib.).

Ces exemples sont au plus près de notre propos, car ils montrent comment la singularité se dépasse et se conserve en s’universalisant ; ils montrent que se faire, c’est se parfaire. Bien loin que la « commune méthode » soit le laminoir des particularités, comme le prétend le Pédagogue, qui ne songe qu’à diversifier à l’infini ses pratiques selon les aptitudes, elle est, au contraire, en tant qu’elle s’en tient à l’universel dans le contenu et la méthode de l’enseignement, ce qui donne au sujet tous les instruments de sa singularisation la plus accomplie.

La singularité de l’élève, son caractère « unique et inimitable », comme dit Alain, n’est pas l’affaire de l’éducateur, encore moins celle du psychologue indiscret, c’est la sienne. Nul n’a à en préjuger. Pas même lui ; il est trop tôt encore. Qu’il travaille d’abord.

Alain sur le blog :

1- Propos sur l'éducation

2- Textes

3- Articles

4- Les talents innés ?

5- Le culte de la Raison comme fondement de la République

6- Les sciences humaines et l’éducation

7- L’origine de la bêtise

8- Aptitude et Orientation : La pédagogie prophétique et le fatalisme pédagogique




10 objets à 22 euros : Un problème ABSTRAIT pour M. LE MINISTRE




Luc Chatel sèche 
sur un exo niveau CM2

Zéro pointé. Invité hier de l’émission de Jean-Jacques Bourdin sur RMC et BFM TV, le ministre de l’Education nationale a été collé par une question de niveau CM2. Le problème est tiré du cahier d’évaluation soumis aux élèves. «Dix objets identiques coûtent 22 euros. Combien coûtent quinze de ces objets ?» demande le journaliste. Luc Chatel hésite, puis lâche… 16,50 euros ? Erreur. S’il connaissait sa règle de trois, le ministre aurait pu répondre «33». «Vous me sécherez toujours sur une question comme ça, se défend-il. Ça montre qu’on peut être ministre et se tromper. J’assume pleinement.» Pour résoudre l’équation du recrutement des professeurs pour la rentrée, il devrait vérifier à deux fois sa copie.


Le problème était tout de même un peu trop abstrait. On parle d' "objet" dans l'énoncé et par conséquent il est difficile de rentrer dans la situation du problème. Or, la contextualisation est importante, et c'est à partir d'une telle mise en contexte que l'on peut saisir le sens d'un problème et construire ses apprentissages.


Les journalistes ne sont pas assez pédagogues de nos jours. Peut-être aurait-il fallu reformuler la question ? 

Voici donc la nouvelle interview telle qu'elle aurait pu avoir lieu si le journaliste avait été formé à l'IUFM :


Journaliste : 10 shampooings coûtent 22 euros..."
Ministre : Ah non, désolé, comment se faire de la marge alors ? Il faudrait délocaliser ou licencier du personnel. Sur toute la France, ça ferait... 1500 profs en moins. Vous vous rendez compte ? 
Journaliste : Bon alors, 10 shampooings coûtent 55 euros...
Le téléphone sonne. le ministre décroche et répond :
- Allo oui ? Ah bonjour ! Quoi ? Il faut quand même les supprimer ? Et mes shampooings ? Ca reste pareil... On ne change pas la politique tarifaire... Bon très bien... 
Au journaliste :
- Oui donc, on reprend... Je pense donc que ça fait -1500.


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1 500
C’est le nombre de suppressions de classes de primaire prévues à la rentrée, selon l’annonce du ministre de l’Education, Luc Chatel, le 26 avril. Alors que l’on attend 4 900 élèves supplémentaires…


56 700
C’est le nombre total de postes supprimés à l’Education nationale en quatre ans (2008-2011), dans le cadre du non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux.

Le primaire avait été relativement épargné par les réductions de postes. Pour l’année scolaire 2011-2012, c’est lui qui va en assumer l’essentiel : 9 000 suppressions sur les 16 000 prévues. L’essentiel des suppressions concerne les Rased (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté), les intervenants en langues étrangères, les maîtres formateurs, les remplaçants.

«Nous estimons que la situation faite à l’éducation est inacceptable dans notre département et dans toute la France.»

Des parents d’élèves et des enseignants de Seine-Saint-Denis lançant, mercredi, un «Appel pour que l’éducation redevienne une priorité nationale»
Libération du 9 mai 2011

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Education nationale : les manipulations statistiques de Luc Chatel (sur Politique.net)






L'origine de la BÊTISE (Alain)

Reste à comprendre, et ceci est  le point important pour le maître qui enseigne, comment nous en venons à choisir le pire, à nous faire librement bêtes.



Alain prend l'exemple de la géométrie, qui vaut pour la mathématique tout entière.

Comme Descartes, Alain observe que la géométrie, loin d'être obscure, est le modèle même de la clarté déductive. Il n'y a pas de mystère dans la géométrie ; pas d'implicite à deviner ; pas de sens à décrypter. Tout est posé bien à plat dans la lumière des postulats et des définitions. La commune raison, le « bon sens » comme dit Descartes, suffisent pour « s'en rendre maître ».

Comment se fait-il que la chose la plus limpide du monde soit réputée si difficile ?

C'est qu'elle exige la plus stricte probité ; qu'elle ne permet ni supercherie ni faux semblant puisque toute proposition doit être établie avec la même clarté que les propositions liminaires. Les intuitions fulgurantes, l'inspiration géniale, sont hors de propos dans la géométrie élémentaire où démontrer n'est pas synonyme de deviner. Pour démontrer une proposition, il faut et il suffit de décomposer la difficulté en éléments simples, et de procéder par ordre pour ramener l'inconnu au connu.

De plus, la géométrie montre clairement qu'il n'y a pas de degrés dans l'intelligence : Pierre comprend peut-être plus vite que Paul, mais il ne comprend pas mieux que Paul, ni autre chose que Paul. Comme Descartes l'avait remarqué « n'y ayant qu'une vérité en chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on peut en savoir ; par exemple, un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition selon ses règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver ».

Où est donc la difficulté si elle n'est pas inhérente à la chose ?

Dans le sujet qui l'aborde, tout simplement : « Rien n'est difficile, c'est l'homme qui est difficile à lui-même. Je veux dire que le sot ressemble à un âne qui secoue les oreilles et refuse d'aller. Par humeur, par colère, par peur, par désespoir ».

Ce qui nous est insupportable dans la géométrie, c'est qu'elle met à nu notre responsabilité absolue dans l'acte d'intellection : si elle est simple et que nous ne la comprenons pas, c'est bien que l'incompréhension est notre faute. Quand je jette le livre en jurant que je ne comprends rien, je confesse que je renonce à comprendre.
J'espérais la grâce, l'illumination passive, et la géométrie me ramène à moi : l'intelligence est un travail, l'intelligence n'est que mon travail.  

Or, comme le remarque Alain, « à raisonner on ne veut pas travailler ». Notre idée de l'intelligence est mystique. Le travail nous semble indigne de l'esprit ; nous attendons la révélation. Nos erreurs, nos errements plutôt, nous mettent bientôt en fureur et, par infatuation, nous nous condamnons : il y a dans les « têtes bornées comme une damnation volontaire ».

Tant que je ne soumets pas mon intelligence à l'épreuve de comprendre quelque chose, je peux croire en mon intelligence. Plutôt tout ignorer, donc, que de m'exposer au risque de l'humiliation.

Faute d'avoir pu nous élever au-dessus de nous-mêmes, nous nous plaçons au-dessous.

Belle leçon pour le maître s'il comprend que l'élève, « cet animal sensible, orgueilleux, ambitieux, chatouilleux, aimera mieux faire la bête dix ans que travailler pendant cinq minutes en toute simplicité et modestie ».

Ce qui signifie que les travaux d'écolier, tous les travaux, « sont des épreuves pour le caractère, et non pour l'intelligence. Que ce soit orthographe, version ou calcul, il s'agit d'apprendre à vouloir ».

Bref, la mesure de l'intelligence, la classification de ses formes, ne sont d'aucun intérêt pour déterminer ni la méthode ni le contenu de l'enseignement. Mais il n'est pas inutile, en revanche, de savoir l'origine de la sottise, afin d'être à même de veiller, comme le souhaite Alain, à ce que l'enfant n'en vienne jamais à se condamner.

TEXTE INTEGRAL :

LES SCIENCES HUMAINES ET L'ÉDUCATION SELON ALAIN

par Yvan Lorvellec 

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