Réconcilier les enfants avec
l'orthographe permettrait aussi d'en faire de très bons lecteurs. C'est
ce qu'affirme le chercheur et formateur André Ouzoulias, dans une série
d'articles qui viennent de sortir sur le site Le Café pédagogique.
Bien écrire est important pour savoir bien lire. © Fotolia.com
Le Café
pédagogique, site internet sur l'actualité de l'enseignement, rappelle ces données alarmantes : "
les performances en orthographe des
élèves se sont littéralement effondrées dans les vingt dernières années. Le
niveau des élèves de 5e de collège en 2007 était similaire à celui des élèves
de CM2 de 1987 ! Et le niveau des élèves de ZEP de 3e marquait une baisse plus
dramatique encore, de 4 années environ".
Et cela a des conséquences directes sur le niveau en
lecture...
Oui.
C'est ce qu'explique le chercheur André Ouzoulias, pour qui l'orthographe "
sert principalement à lire de
manière véloce et efficace et, pour le jeune lecteur, à enrichir plus aisément
son vocabulaire à travers ses lectures".
Pour vous en convaincre, il prend
un exemple difficile à traduire à la radio, mais vous pouvez faire le test sur
le site web du Café pédagogique : il rédige une phrase de manière strictement phonétique. Elle
commence par le mot "
le client", mais orthographié "
Leu
kliyan". Vous verrez alors que l'on comprend la phrase, mais que cela exige un
effort considérable. Vous pouvez ainsi vous "
représenter la procédure
utilisée par un lecteur peu familier de l'orthographe lexicale : la disparition
des marques orthographiques l'a obligé à utiliser systématiquement le
décodage", explique le chercheur. Pendant que le lecteur décode, il n'accède pas au
sens.
Mais personne n'écrit comme ça...
Non. Le
problème le plus courant, ce sont les fautes d'orthographe.
André Ouzoulias propose ainsi un second
test dans lequel il utilise des homophones, c'est-à-dire des mots qui se
prononcent pareil. Au lieu d'écrire "
si", il écrit
"
scie", et au lieu d'écrire "
tous", il écrit "
toux".
Là aussi le test est concluant : quand votre œil fixe le mot "
scie", "
il se représente irrépressiblement l'outil du
menuisier" si bien que "
pour comprendre cet énoncé à l'orthographe
loufoque, explique Ouzoulias,
il doit inhiber ses connaissances orthographiques,
ce qui rend cette situation plus difficile que la précédente".
Il établit ainsi le lien entre lecture facile et
maîtrise de l'orthographe.
Exactement.
On mobilise en permanence et sans s'en apercevoir nos connaissances en
orthographe quand on lit. Ceux qui ont une mauvaise orthographe doivent
effectuer un effort considérable pour accéder au sens.
Ce qui affecte leur accès aux savoirs dans toutes
les disciplines.
Absolument,
ce n'est pas un problème de français, cela veut dire qu'on comprendra
moins
bien un cours d'histoire comme un énoncé de mathématique, mais aussi
qu'on apprendra plus difficilement les nouveaux mots. C'est vraiment un
effet domino.
C'est rédhibitoire ?
Non.
Certains élèves faibles en orthographe finissent par devenir de bons lecteurs.
En fait, ça marche surtout dans l'autre sens : les bons en orthographe,
eux, deviennent massivement de bons voire de très bons lecteurs. Et ça se joue
tôt : une étude a montré que "
les connaissances orthographiques à l'entrée
au CE2 constituent le meilleur prédicteur de l'ensemble des apprentissages en
français jusqu'à la fin du primaire", apprentissages qui comprennent
notamment la compréhension en lecture, les capacités rédactionnelles,
l'enrichissement du vocabulaire.
L'auteur cite une autre chercheuse,
Linea Ehri : "
Apprendre à lire et apprendre à orthographier, c'est la même
chose ou pratiquement la même chose".
On a pourtant souvent dit que la maîtrise de
l'orthographe n'était pas la seule compétence qui entre en jeu dans l'accès au
sens.
Et
c'est vrai. Mais "
c'est un facteur déterminant", notamment pour les
enfants de milieux populaires : "
Une faiblesse dans l'orthographe
les pénalise bien plus que les enfants des milieux favorisés, dit
l'auteur,
car ces derniers ont de multiples occasions d'enrichir leur
vocabulaire sans passer par l'écrit, à travers les interactions orales dans
leur milieu social".
Ce qu'on appelle avoir un vocabulaire riche...
Oui. C'est ce
qui vous permet de distinguer seau, saut ou sot en fonction du contexte car
vous savez que ce son peut avoir diverses orthographes et recouvrir diverses
significations. Ça aide aussi à deviner le sens des mots qui appartiennent à la
même famille et dont l'orthographe est dérivée.
Alors y a-t-il de bonnes méthodes pour enseigner
l'orthographe ?
Pour ce qui
est de l'orthographe dite lexicale, la façon dont on écrit un mot en dehors des
considérations grammaticales, l'essentiel repose sur la mémorisation. Mais on
mémorise mieux en retrouvant un mot dans une phrase qui veut dire quelque chose
qu'en apprenant des listes de mots. Je cite encore André Ouzoulias :
"
La mémorisation des mots écrits est d'autant plus facile que le matériau
est analysé, relié à d'autres connaissances et organisé".
Et pourtant, quand on fait écrire les élèves, on
leur dit parfois "ne faites pas trop attention à l'orthographe".
C'est pour
éviter la "
surcharge cognitives", c'est-à-dire le trop plein de
problèmes à gérer. Mais ce n'est pas une bonne idée selon Ouzoulias. Selon lui,
"
l'erreur d'orthographe lexicale ne peut que nuire à la mémorisation du
lexique orthographique".
Il distingue ce qu'on appelle en langage
courant erreur d'orthographe et erreur de grammaire – dans le second cas, on
peut expliquer l'erreur, la comprendre, par exemple si on a oublié d'accorder
un adjectif, en revanche dans le premier cas, c'est arbitraire.
Comment faire alors ?
Il suggère des
approches alternatives, par exemple une dictée dans laquelle l'enfant a le choix
entre plusieurs possibilités :
- Je connais le
mot, je l'écris,
- Je ne le
connais pas, je le cherche et je le copie,
- Si je ne le
trouve pas, je le demande au maitre - ou à mes camarades - s'ils le connaissent.
D'autres pistes dans cette série d'articles...
Oui,
accessibles sur le Café pédagogique.
http://www.neoprofs.org/t68319-effondrement-du-niveau-d-orthographe-une-bonne-orthographe-fait-de-bons-lecteurs
Démocratiser l’enseignement de la lecture-écriture : Quatrième domaine : l’acquisition de l’orthographe, un enjeu crucial
Dans
ses trois premiers textes, André Ouzoulias a successivement abordé
l’apprentissage de la langue orale en maternelle, l’enseignement de la
graphophonologie à la charnière GS-CP et la production d’écrits. Il
plaide pour consacrer à l’écriture une pédagogie active, appuyée sur la
production de textes courts, dans des situations qui rendent les enfants
autonomes et créatifs. La question qui se pose en toute logique
maintenant porte sur l’articulation entre ces ateliers d’écriture et les
exigences orthographiques. Si l’on vise l’abondance des productions des
enfants tout au long de la scolarité, peut-on simultanément espérer
qu’elles soient orthographiquement correcte ? N’y a t’il pas un risque
de « surcharge cognitive » ? Pour André Ouzoulias, les connaissances
orthographiques sont un enjeu crucial de la démocratisation. Il souligne
l’importance de ces connaissances dans le développement de la lecture
experte et il précise de quelle manière elles favorisent l’acquisition
du vocabulaire en lecture. Il préconise d’organiser les tâches et
l’environnement des élèves de sorte qu’ils puissent, dès le début,
écrire beaucoup, sans trop d’erreurs et sans ressentir la « surcharge
cognitive » que l’on pourrait redouter.
Les
résultats de l’école française dans ce domaine sont alarmants. Les
performances des élèves se sont littéralement effondrées dans les vingt
dernières années. C’est ainsi que le niveau des élèves de 5e de collège
en 2007 était similaire à celui des élèves de CM2 de 1987 ! Et le niveau
des élèves de ZEP de 3e marquait une baisse plus dramatique encore, de 4
années environ 1 !
Or, l’orthographe est cruciale pour faciliter l’acquisition des
connaissances dans toutes les disciplines qui recourent fortement à
l’écrit et elle est déterminante pour l’ensemble de la scolarité au-delà
du CM2. Mais il faut commencer par souligner que, si l’orthographe sert
bien sûr à écrire, en fait, elle sert principalement à lire de manière
véloce et efficace et, pour le jeune lecteur, à enrichir plus aisément
son vocabulaire à travers ses lectures. Contrairement à des affirmations
très répandues, l’orthographe n’est pas un domaine d’apprentissage
mineur à l’école. Elle constitue, notamment pour les enfants des milieux
populaires, une compétence cruciale pour bénéficier pleinement de
l’enseignement prodigué à l’école, au collège et au lycée.
Une bonne orthographe assure une lecture efficace et véloce 2
De bonnes connaissances orthographiques rendent possible une
identification directe des mots donnant un accès immédiat à la
signification portée par le contexte . Chez le lecteur habile, c’est
cette voie orthographique (dite aussi « directe ») qui est massivement
empruntée, la voie indirecte, celle du décodage, restant toujours
disponible pour identifier des mots rares.
Demandons au lecteur du présent article de lire la phrase suivante,
écrite selon un système fictif soumis aux seules exigences de la
régularité graphophonologique : Leu kliyan pri ün bêl émrôd dan
sa min é, passiaman, l’opsêrva d’in euy ki parêssê seului d’in
ékspêr.
Cette situation permet au lettré de se représenter la procédure
utilisée par un lecteur peu familier de l’orthographe lexicale : la
disparition des marques orthographiques l’a obligé à utiliser
systématiquement le décodage (transformation des fragments écrits en
formes sonores et interprétation de celles-ci sous forme d’une énoncé
sensé). Cette procédure est plus séquentielle et beaucoup plus lente que
la reconnaissance directe via l’orthographe lexicale.
Demandons maintenant au lecteur du présent article de lire cette
autre phrase : – « Scie tue bûche toux lait jour six tares,
thon fisse nœud verrat plu ça maire … » Tous les mots de cet énoncé
sont des homophones. Mais leur orthographe a été contrefaite pour
induire des significations sans rapport avec l’énoncé, sur le modèle du
rébus. Ainsi, quand l’œil du lecteur fixe le mot scie, il se représente
irrépressiblement l’outil du menuisier, exemple d’une lecture par la
voie orthographique. Pour comprendre cet énoncé à l’orthographe
loufoque, il doit donc inhiber ses connaissances orthographiques, ce qui
rend cette situation plus difficile que la précédente . 4
Ces deux situations visaient à asseoir cette conviction : si les
lettrés ont conscience d’utiliser leurs connaissances orthographiques en
situation d’écriture, ils ne doivent pas ignorer qu’ils les mobilisent
constamment, le plus souvent de façon non consciente, en situation de
lecture. En réalité, les connaissances orthographiques servent
principalement à la lecture et c’est sous cet angle qu’il conviendrait
d’aborder en priorité la question de l’enseignement de l’orthographe. Du
reste, le vrai motif de l’exigence du respect de l’orthographe en
écriture — les élèves aussi doivent le comprendre — c’est de prendre
soin des destinataires, pour leur rendre plus aisée la compréhension du
texte qu’on écrit pour eux et non de se conformer à des règles
auxquelles l’école confèrerait un caractère sacré.
De là, on peut pressentir que le développement des connaissances
orthographiques est crucial dans celui des capacités de lecture. C’est
bien ce que montrent les études sur ce sujet 5. Ainsi, sur plusieurs
centaines d’élèves de 3e et de 6e années, Bruck & Waters 6
trouvaient certes des sujets faibles en orthographe et bons lecteurs (en
compréhension), mais elles ne trouvaient aucun sujet qui, ayant de bons
résultats en orthographe, fût mauvais lecteur (en compréhension). Dès
lors, lorsqu’un enseignant accorde insuffisamment d’attention à
l’orthographe de ses élèves, bien sûr, certains deviendront quand même
de bons lecteurs mais s’il y est particulièrement attentif, ils le
deviendront tous ou presque. Plus récemment, Suchaut & Morlaix 7, à
partir d’une étude longitudinale portant sur 700 sujets d’une même
circonscription primaire, concluaient que les connaissances
orthographiques à l’entrée au CE2 constituent le meilleur prédicteur
spécifique de l’ensemble des apprentissages en français au cycle 3
(compréhension en lecture, capacités rédactionnelles, enrichissement du
vocabulaire, etc.).
Ce lien entre orthographe et compréhension en lecture devrait
également conduire à étudier l’hypothèse selon laquelle la baisse des
résultats moyens des élèves français dans les dernières années en
lecture pourrait être liée à celle qui a été observée durant cette même
période en orthographe 8. Concluons en tout cas sur ce point avec Linea
Ehri : « Apprendre à lire et apprendre à orthographier, c’est la même
chose ou pratiquement la même chose » .9
Les connaissances orthographiques facilitent l’enrichissement du vocabulaire en lecture
On vient de le rappeler, la familiarité avec l’orthographe lexicale
rend possible l’identification directe des mots écrits. L’accès à leur
signification étant quasi immédiat, la lecture est moins séquentielle et
plus véloce que par la voie indirecte (le décodage). Du coup, toutes
choses égales par ailleurs, dans une même durée, les élèves qui ont de
bonnes connaissances orthographiques peuvent aussi lire une plus grande
quantité de textes que leurs camarades moins avancés en orthographe et
plus dépendants du décodage et les comprendre plus facilement. Ils
peuvent alors bénéficier d’une plus grande fréquence des rencontres avec
des mots nouveaux à l’écrit, ce qui augmente d’autant le nombre
d’occasions d’enrichir leur vocabulaire, entretenant ainsi une spirale
d’autoperfectionnement : plus les élèves ont une pratique aisée de la
lecture, plus ils augmentent les opportunités de découvrir des mots
nouveaux et plus ils améliorent leurs habiletés de lecteurs. Soulignons
aussi qu’à partir du CE2, sur l’ensemble des mots nouveaux dont les
enfants acquièrent la signification, les trois quarts, et
progressivement plus, sont rencontrés en lecture.
L’efficience des traitements dans l’identification des mots écrits
grâce à de bonnes connaissances orthographiques n’est évidemment pas le
seul facteur dans l’appropriation du vocabulaire en lecture. Mais, pour
les élèves des milieux populaires, pour lesquels la lecture est la
source principale des apprentissages de la langue, c’est un facteur
déterminant. Une faiblesse dans l’orthographe les pénalise bien plus que
les enfants des milieux favorisés qui ont de multiples occasions
d’enrichir leur vocabulaire sans passer par l’écrit, à travers les
interactions orales dans leur milieu social.
De plus, de bonnes connaissances orthographiques permettent un
meilleur contrôle sur les ambiguïtés engendrées par les homophones. Soit
un élève qui connait l’orthographe (et la signification) des mots seau
et saut et qui rencontre pour la première fois le mot sot en lecture :
il sait aussitôt que ce sot porte une signification spécifique (ce n’est
ni le récipient, ni le bond).
S’il connait déjà sot à l’oral, il lui est facile de l’intégrer à son
lexique orthographique (son « dictionnaire mental »). Mais s’il n’en
dispose pas à l’oral (dans son lexique phonologique), cela l’aide tout
de même à le traiter comme un nouveau mot et à l’interpréter : tout en
prenant en compte le contexte syntaxique (c’est un adjectif) et le
contexte sémantique (idée d’un défaut de jugement), il peut écarter
d’emblée les significations parasites portées par les homophones plus
fréquents (ce n’est ni le récipient, ni le bond).
Soit, en revanche, un élève qui ne connait pas l’orthographe des mots
seau et saut. Ceux-ci, de même que sot, étant pour lui visuellement
indistincts, il est devant autant de significations possibles, ce qui
favorise la survenue de faux-sens ou de contresens, surtout s’il ne
connaît pas le mot « sot » à l’oral. Seul le contexte peut lui permettre
de saisir les significations différentes. En l’occurrence, il faut donc
à cet élève un contrôle renforcé sur l’élaboration du sens de la phrase
orale correspondante pour écarter les significations parasites et
saisir qu’il est devant un mot nouveau pour lui. On est en droit de
penser que ce cout cognitif plus élevé rend aussi plus difficile
l’assimilation de ce nouveau mot.
En outre, de bonnes connaissances orthographiques facilitent le
repérage des dérivés morphologiques en lecture. L’élève qui sait
orthographier un radical donné (client, par exemple, et non clillan,
clillent, clyant, etc.) est capable de décoder aisément un mot de la
même famille qu’il rencontre pour la première fois (clientèle, par
exemple) et d’en comprendre la signification. Dès que la construction
est transparente, il peut même réaliser cette tâche sur le mot isolé,
sans appui sur le contexte.
Comme la grande majorité des nouveaux mots découverts en lecture sont
des dérivés morphologiques 10, il s’agit là de la voie la plus féconde
d’enrichissement du vocabulaire en lecture. Cette forte proportion de
dérivés a ainsi conduit des chercheurs et des pédagogues à expérimenter
un enseignement de la morphologie lexicale dès le CP 11, pensant qu’il
améliorerait fortement l’efficacité des élèves en lecture dès le
traitement des mots écrits . 12
Au-delà du CP, bien au-delà, cet enseignement reste bien sûr
pertinent. Il favorise à la fois le traitement des marques écrites et
l’acquisition du vocabulaire en lecture. Toutefois, cet enseignement a
des effets différents sur les élèves selon leurs connaissances de
l’orthographe des radicaux, car elle conditionne l’assimilation des
dérivés. Ainsi, l’élève qui connait déjà aiguille mémorise aisément le
dérivé aiguillage qu’on lui fait analyser, bien plus aisément que
l’élève pour qui l’orthographe du radical est au départ incertaine.
Comment les enfants apprennent l’orthographe
L’appropriation de l’orthographe lexicale ne repose pas sur les mêmes
processus psychologiques que le développement de l’habileté dans les
traitements morphosyntaxiques . 13 Dans le cas de la morphosyntaxe et
des flexions verbales (s ou ent ? é ou er ? etc.), les traitements
mettent en œuvre des analyses formelles de l’organisation de la phrase à
partir de concepts généraux : GN vs verbe, sujet vs complément, COD vs
autre complément, singulier vs pluriel, masculin vs féminin, …
L’apprenti doit comprendre ces concepts et raisonner à partir d’eux pour
produire et contrôler les significations en lecture ou résoudre des
problèmes d’orthographe en écriture.
En revanche, pour les bases de l’orthographe lexicale (par exemple,
maison, méson ou mézon ?), chaque mot apparait comme un cas particulier
et l’apprenti doit mémoriser des données qui semblent n’obéir à aucune
logique.
Parmi les facteurs qui favorisent cette mémorisation, il y a celui de
la répétition des rencontres avec l’orthographe correcte (en lecture
et, surtout, en écriture). Plus le sujet lit, plus il s’imprègne de
l’orthographe des mots et plus il en consolide la connaissance. Ces
apprentissages implicites (sans intention du sujet) sont un des
phénomènes les plus importants mis en évidence par la recherche en
psychologie dans les deux dernières décennies. Et l’on sait que ces
apprentissages commencent dès les premières rencontres avec les mots
écrits. Mais la mémorisation des mots écrits est d’autant plus facile
que le matériau est analysé, relié à d’autres connaissances et organisé.
Le premier type d’organisation est celui de la graphophonologie. Pour
un sujet qui n’a pas compris le principe des relations
graphème-phonème, la mise en mémoire d’un mot comme maison nécessite de
retenir 6 unités (les 6 lettres), qui paraissent alors totalement
arbitraires. En revanche, pour un sujet qui sait décoder, l’orthographe
de ce mot se clarifie. 14 L’analyse graphophonologique permet en effet
de repérer les graphèmes m et on, qui sont incontournables. Elle permet
de comprendre aussi que ai représente [] et que s représente [z]. Il
faudra encore retenir ce ai et ce s, mais l’effort ne porte pas sur la
totalité du mot, et les alternatives sont, malgré tout, peu nombreuses
(essentiellement é/ai/ei et s/z). Du fait que la graphophonologie forme
la base du « plurisystème orthographique » du français 15, il n’y a donc
pas de connaissances orthographiques sans connaissances
graphophonologiques, autrement dit aussi, pas de voie directe sans voie
indirecte.
Un deuxième type d’organisation est la relation d’analogie, qui porte
sur une suite de graphèmes : maison comme mai, maitresse, semaine,
mairie… maison peut devenir à son tour une matrice analogique pour
saison, raison, comparaison… Ainsi, plus le sujet connait de mots écrits
et plus il lui est facile d’en mémoriser de nouveaux, car les premiers
constituent des modèles auxquels les mots nouveaux seront ensuite
assimilés. Les premiers apprentissages orthographiques sont donc
déterminants.
Le troisième type d’organisation est la morphologie : maison explique
maisonnée, maisonnette, etc., mais aussi, via l’étymologie, ce mot peut
être relié à masure (et à mas) dont le a perdure dans maison. Encore
faut-il que ces liens soient repérés par les élèves avec l’aide de
l’enseignant.
Une pratique extrêmement risquée : laisser inventer l’orthographe en écriture
Les enseignants ont un gros problème à résoudre : favoriser le
développement de l’orthographe des élèves tout en les faisant écrire
beaucoup. Or, en situation de production de texte, comme les élèves
doivent surtout se concentrer sur les idées, le plan et la cohérence
textuelle, il semble évident que si on leur impose simultanément le
contrôle de leur orthographe, ils sont menacés de « surcharge cognitive
». On conclut ainsi en général en formation initiale et continue qu’en
situation d’écriture, il faut décharger les enfants de l’orthographe
lors d’un « premier jet ». D’où des recommandations faites aux élèves
comme : « Pour votre premier jet, ne vous préoccupez pas trop de
l’orthographe, pensez surtout au contenu de votre texte » ou : « Si vous
avez un doute, vous pouvez écrire comme vous entendez. 16 Nous ferons
la toilette orthographique de vos textes à la fin. »
Disons-le d’emblée, ces pratiques sont extrêmement risquées. Si les
erreurs orthographiques produites sont plausibles sur le plan
graphophonologique (par exemple mézon écrit par un élève de CP ou le
participe passé ballansé écrit par une élève de CM1), le sujet se donne à
concevoir, à écrire et à relire des formes qu’il peut difficilement
rejeter parce qu’il n’a aucune raison à leur opposer. Il y a deux
candidats rivaux (et parfois plus…) pour un même siège en mémoire et un
phénomène d’interférence est alors quasiment inévitable. Les enseignants
font régulièrement l’expérience de ce phénomène psychologique pour des
mots peu fréquents. Leur maitrise de l’orthographe se trouve localement
déstabilisée à la lecture des travaux de leurs élèves dont l’orthographe
lexicale est mal assurée. C’est ce même phénomène que nous ressentons
devant des mots imprimés (traffic ; accompte ; algorythme…) dont
l’orthographe est erronée. Or les interférences sont d’autant plus
déstabilisatrices pour les élèves qu’ils sont novices en orthographe.
L’erreur d’orthographe lexicale ne peut que nuire à la mémorisation
du lexique orthographique. Le statut de l’erreur lexicale et celui de
l’erreur morphosyntaxique sont radicalement différents. Pour les erreurs
morphosyntaxiques, comme dans un problème de mathématiques, le sujet
peut trouver en lui-même les raisons de rejeter une forme erronée. Dans
ce domaine, toute erreur, si elle est repérée et interprétée, est un pas
sur le chemin de l’apprentissage. Les « ateliers de négociation
orthographique », s’ils ne concernent que la morphosyntaxe, sont ainsi
une bonne manière de développer l’orthographe.17 .
L’erreur lexicale ne serait pas si pénalisante si la lecture restait
indemne. Or, il est vraisemblable que l’enfant qui a en tête les mots
mézon ou ballansé, repasse par le décodage pour identifier maison et
balancé en lecture. Au bout du compte, le temps gagné lors du premier
jet se paie d’un temps de correction et de mise au propre important, qui
fait hésiter les maitres devant la réitération des projets d’écriture.
Cette pratique engendre pour beaucoup d’élèves un retard dans
l’acquisition de l’orthographe lexicale, parfois aux confins de la
dysorthographie, ce qui peut les maintenir dans une lecture peu véloce
et à faible rendement sémantique. Et dès le cycle 2, les élèves tendent
ainsi à automatiser une procédure d’écriture : « J’encode à partir des «
sons », le maitre me corrige, je recopie ». Il faudra alors une myriade
d’exercices jalonnant un long parcours de rééducation, parfois au-delà
du bac, pour parvenir à remédier aux difficultés orthographiques de
nombre de ces élèves. On peut l’affirmer avec certitude : l’orthographe
lexicale s’apprend tôt ou s’apprend mal.
Une pratique alternative : outiller les élèves et développer chez eux, dès le CP, la conscience orthographique
Quelle alternative à cette pratique ? Il n’est pas envisageable de
conseiller aux élèves de se servir d’un dictionnaire classique. Cet
outil est déjà très difficile à utiliser par les débutants pour la
recherche de la signification des mots nouveaux rencontrés en lecture.
Pour celle de l’orthographe des mots, il est pratiquement inutilisable
pour des élèves peu avancés en orthographe. Où chercher par exemple
l’écriture de aiguille : à ég, à hég, à aig… ? Et comme les besoins
orthographiques des élèves touchent de très nombreux mots et des
expressions comme on est allé, l’an prochain, l’anniversaire… qui ne
sont pas accessibles dans un dictionnaire classique là où les cherchent
parfois les élèves (nétallait, lanprochin, la niversère), l’usage de
celui-ci entrave plutôt qu’il ne libère la production du texte.
Ce n’est pas assez connu par les praticiens et les formateurs, mais
il est possible de gérer les besoins des élèves en orthographe lexicale
lors d’ateliers d’écriture autrement qu’en s’y intéressant dans un
second ou troisième jet et autrement qu’en utilisant le dictionnaire.
C’est même possible dès le début du cycle 2, avant même que les élèves
soient autonomes en lecture, tout en les faisant écrire abondamment.
Pour le montrer, commençons par observer ces travaux d’élèves de CE1
(ci-dessous) en soulignant qu’il s’agit dans les deux cas d’un premier
jet de deux élèves représentatifs de leur classe .
Figure 1 : Antoine, CE1, 14 janvier.
Situation générative à partir de l’album Je voudrais, PEMF, collection Histoire de mots.
NB : L’enseignante est intervenue sur ce premier jet dans la première
phrase pour ajouter un S à arbre. Elle a omis d’ajouter un e à « fair »
dans la dernière. 18
Figure 2 : Tannina, CE1, 9 mai. Récit de vie.
NB : L’enseignante est intervenue sur ce premier jet dans la
troisième phrase pour ajouter un S à classe et, dans la dernière phrase,
pour ajouter un trait d’union entre pique et niqué.
L’enseignante, dans la lignée des recherches de Rieben et al. 19,
suivant les préconisations de pédagogues comme De Keyzer 20 ou Daumas
& Bordet 21, a élaboré, pour ses élèves et avec eux, depuis le CP,
des outils d’autonomie : textes-référence, imagiers, glossaires
illustrés, listes, etc. (on peut en amorcer l’usage dès la GS). Chaque
jour, dès le début du CP, à travers des situations d’entrainement 22,
des courts récits de vie personnels ou collectifs et des situations
d’écriture génératives, un journal des apprentissages (par exemple : «
Aujourd’hui, j’ai appris que l’ours blanc mange des phoques »), etc.,
ses élèves sont conduits à utiliser intensément leurs outils pour écrire
de sorte qu’ils en ont une connaissance approfondie. À la fin du CE1,
ce dictionnaire vivant (textes, listes et glossaires) contient jusqu’à
1500 mots, soit environ 95 % des mots dont ils ont besoin en situation
d’écriture.
Lorsqu’ils écrivent, ils sont fermement incités à ne pas inventer
l’orthographe des mots, à utiliser leurs outils pour écrire (plutôt que
les oreilles… !) et à exercer le doute orthographique. L’enseignante
cherche à éviter le plus possible que les élèves utilisent la procédure «
J’encode, l’enseignant corrige puis je recopie ». Elle cherche plutôt à
développer leur conscience orthographique et à leur faire adopter un
habitus d’expert 23 . Elle privilégie donc cette procédure alternative :
Je connais le mot, je l’écris ;
je ne le connais pas, mais il est dans mes « outils pour écrire »,
je le cherche et je le copie ;
s’il n’y est pas, je le demande au maitre (ou à mes camarades s’ils le connaissent).
Dans certains classes, dès la fin du CE1, les élèves utilisent des
dictionnaires orthographiques (à entrée phonologique). L’un d’eux est
particulièrement efficient : Euréka. 24
Les enseignants qui explorent cette démarche invitent les élèves,
quand ils ont besoin de leur aide, à ne pas interrompre la production de
leur texte en attendant la venue du maitre. Ils leur demandent de
tracer, à l’emplacement du mot-problème, un trait de quatre carreaux.
Les élèves peuvent ainsi écrire à droite de ce trait la suite de leur
texte et ils lèvent la main pour appeler l’enseignant. Certaines classes
utilisent aussi des cubes bicolores, verts et rouges, qui servent de
signal visuel (vert en haut = tout va bien ; rouge en haut = j’ai besoin
d’aide) et dispensent les élèves de lever la main.
Bien sûr, il reste des erreurs, surtout des erreurs de morphosyntaxe
et des confusions d’homophones. L’enseignant les corrige directement sur
le texte de l’enfant. Ces erreurs peuvent faire l’objet de reprises
collectives ultérieures, si l’enseignant juge que la plupart des enfants
sont prêts à tirer parti de l’observation d’une série de faits
analogues. Comme l’élève cherche fréquemment des mots dans ses « outils
pour écrire », il est conduit à relire régulièrement des textes
familiers et à passer en revue toutes sortes de mots bien orthographiés,
ce qui contribue à consolider ses connaissances orthographiques.
En outre, dès la GS et tout au long de leur scolarité élémentaire,
les élèves peuvent utiliser des lexiques que l’enseignant met à leur
disposition pour les projets d’écriture (par exemple, un glossaire des
animaux et de leur nourriture pour écrire un Bon appétit, Madame Girafe,
une liste des verbes d’interlocution pour écrire un dialogue, des mots
du champ lexical de la patinoire pour écrire un récit de vie sur une
sortie, etc.). C’est ainsi l’occasion de découvrir des mots nouveaux et
de les employer en écriture, de les revoir et de les dire lors de
relectures ultérieures « dans sa tête » et à haute voix. Ce faisant,
d’un même mouvement, les élèves étendent leur vocabulaire et leurs
connaissances orthographiques.
Pour chaque enfant, chaque nouveau texte écrit, après correction et
mise au propre (ou mieux encore, après impression), peut être ajouté à
l’ensemble de ses « outils pour écrire ». Ainsi se met en route un effet
boule de neige : les enfants sont de plus en plus autonomes en écriture
et de plus en plus performants en orthographe.
L’enseignant complète ce dispositif par des moments de structuration
de l’orthographe lexicale. Ils commencent le plus souvent par une
question sur un nouveau mot utilisé dans un texte d’enfant : « Comment
pourrait-on faire pour retenir l’orthographe de grillage, dont Léa a eu
besoin ? » (dans une classe de CM1). D’où la relation analogique avec
habillage, coquillage, maquillage, … mais aussi avec fille, bille,
quille… et la relation morphologique avec grille, grillagé… voire
étymologique avec gril, griller, grillade… Il arrive parfois qu’on
puisse aussi utiliser un moyen mnémotechnique, par exemple ici : le i et
les deux l de grillage sont comme les fils de fer parallèles d’un
grillage. L’enseignant évite bien sûr d’écrire des formes erronées
telles que griage ou gryage qui pourraient interférer avec grillage,
mais il évite aussi de présenter à ce moment des termes dont la
prononciation est proche mais dont l’écriture est différente, comme
pliage ou voyage et qui pourraient engendrer eux aussi des
interférences.
On part toujours de ce qu’on voit. Il en ressort des listes
analogiques, de familles de mots, voire des associations mnémotechniques
(exemple : « Chaque semaine du mois de mai, le maitre va de sa maison à
la mairie avec un bouquet, mais c’est du maïs »).
Remarquons enfin qu’au CP, lorsque la quasi-totalité des enfants ont
découvert le principe alphabétique et pour renforcer et accélérer
l’apprentissage des relations graphème-phonème, les enseignants
éprouvent souvent le besoin de faire écrire leurs élèves dans un
contexte où la priorité est accordée à la plausibilité de la
graphophonologie. L’enseignant peut alors proposer des séances durant
lesquelles les élèves sont invités à encoder des onomatopées 25 ou des
pseudomots, par exemple les noms propres des animaux d’un cirque
imaginaire ou d’une ferme fictive inventés par l’enseignant en fonction
de la progression graphophonologique en cours. Cette façon d’exercer les
compétences graphophonologiques permet d’entrainer l’analyse des
syllabes orales en phonèmes, de réviser les relations phonème-graphème
et de poser en contraste la situation d’écriture de textes où « l’on
n’invente pas l’orthographe des mots », car les mots ne sont ni des
bruits ni des noms propres de fiction.
Reconstruire un enseignement de l’orthographe
La démarche qui vient d’être décrite fait l’objet d’une
recherche-action dans plusieurs écoles de la ZEP des Mureaux (Yvelines)
depuis plus de deux ans 26 27. Les résultats, parfois spectaculaires,
qu’obtiennent les maîtres qui participent à cette recherche dans leurs
classes de GS, CP, CE1 et CE2 ne peuvent que les encourager dans cette
voie.
Leur démarche et leurs outils s’inspirent tout particulièrement de
ceux qu’a mis au point Danielle De Keyzer . Les principes qu’ils
cherchent à suivre peuvent être résumés ainsi :
1. Les apprentissages s’appuient sur une pratique intense et
régulière de l’écriture de textes, dès le CP (et même, dès la GS) : tous
les jours, les élèves écrivent des textes divers, très souvent des
textes courts pour lesquels les maîtres empruntent les démarches
oulipiennes, ce qui permet de se reposer sur des structures existantes
et évite ainsi d’aborder de front, dans les mêmes séances,
l’apprentissage de la cohérence textuelle et celui de la langue.
2. Les élèves sont invités à ne pas inventer l’orthographe
des mots (apprentissage du doute orthographique) et à utiliser des
outils ergonomiques (donc pas le dictionnaire classique) : glossaires
illustrés, textes-référence, puis glossaires thématiques et, dès la fin
du CE1, dictionnaires orthographiques à entrée phonologique. C’est là
une première différence importante avec les autres conceptions. Il
s’agit aussi de former dès le début un habitus de scripteur expert. Si
nécessaire, c’est le maître qui « dépanne ». Dans toute la mesure du
possible, dans une même école, les enseignants des niveaux de classe
successifs s’efforcent d’intégrer les outils successivement élaborés
dans les classes précédentes, tout en les étoffant. Il s’agit de
favoriser la continuité des apprentissages et l’autonomie des élèves.
3. Comme il reste des erreurs (le plus souvent, elles ne sont
pas encore perçues comme telles par les élèves), c’est le maître qui
corrige les travaux des élèves. Dès la fin du CP, en général, il n’y a
pas besoin d’un second jet pour améliorer l’orthographe.
4. Quand une même correction commence à être perçue comme
récurrente par les élèves, l’enseignant leur demande de rechercher dans
leurs textes imprimés ou corrigés des occurrences des variations
orthographiques en jeu et de construire des listes analogiques (exemple,
en octobre au CP, les occurrences de et / est, puis de a / à, de on /
ont, etc.). Après avoir appris, grâce à quelques exercices, à se servir
de ces listes pour résoudre des problèmes similaires, les élèves sont
invités ensuite à s’y référer pour déterminer si le mot qu’ils doivent
écrire, par exemple pour « son crayon [e] tout petit », c’est et ou est.
Avant toute théorisation (formulation d’une règle), l’enseignant
favorise ainsi un raisonnement par analogie fondé sur l’intuition de la
langue. Ces listes analogiques sont recensées sur des affichages
collectifs et dans un cahier individuel d’observation de la langue qui
complètent, en situation d’écriture, les outils évoqués au point 2.
L’apprentissage est ancré dans la pratique. Il en vient et il y retourne
immédiatement. C’est là une deuxième différence importante avec les
autres conceptions.
5. Ce n’est que lorsque les enfants ont intériorisé et
automatisé ce savoir-faire au cours des activités banales d’écriture que
l’enseignant propose, bien plus tard donc, une situation qui les
conduit à expliciter (théoriser) la notion sous-jacente et à construire
une première conceptualisation « savante », par exemple au CE1 : « On
écrit et entre deux noms, deux adjectifs, deux verbes. » La théorisation
n’est pas au départ de l’apprentissage, elle le couronne. Elle lui
donne tout à la fois une assise logique (on peut expliciter la notion),
une valeur sociale (on accède à une notion partagée par les adultes) et
une dimension institutionnelle (elle est inscrite dans les programmes).
Soulignons en outre que l’automatisation précède la conceptualisation
savante et non l’inverse. Si des enfants comprennent mal les notions en
jeu (par exemple pour l’accord en nombre du verbe avec son sujet), le
savoir-faire reste intact. Ces élèves continuent à accorder les GN (avec
ou sans s), et les GV (avec ou sans ent) en s’appuyant sur des listes
analogiques. Bien sûr, ils seront sollicités à nouveau, plus tard, pour
comprendre ces notions.
C’est là une troisième différence importante avec les conceptions
plus classiques de l’apprentissage de la grammaire de phrase. Comme on
le voit, celle qui est décrite ici s’inscrit explicitement dans la
tradition pédagogique inaugurée par Freinet : les savoir-faire de la
grammaire de phrase naissent des exigences de la pratique régulière de
l’écriture de textes et c’est dans cette même pratique qu’il convient de
les construire. Il s’agit de se préoccuper dès le départ du problème
cardinal du transfert des connaissances grammaticales dans la production
de textes.
6. On distingue nettement les processus psychologiques liés à
la morphosyntaxe et ceux liés à l’orthographe lexicale. Dans le premier
cas, il y a des concepts et l’on peut donc discuter sur des problèmes
(par exemple dans la « phrase du jour »), car il est possible de faire
valoir des preuves. Dans l’autre, hormis les dérivations possibles, il
faut connaître des faits et on peut seulement se poser des questions.
Ainsi, savoir si tremble prend s ou ent est un objet légitime de débat
ou de négociation, mais non savoir si l’on écrit tremble ou tramble.
Pour mettre les élèves à l’abri des phénomènes d’interférence (tremble
ou tramble ?) qui retarderaient la mémorisation, l’enseignant évite
d’exposer la classe à des écrits erronés lorsque l’erreur est du type
tramble (erreur de graphème ou erreur d’orthographe lexicale). En
revanche, il n’hésite pas à écrire au tableau — ou à donner à analyser
sur fiche — des phrases comme « les maison trembles sous le vent »
(erreurs d’orthographe grammaticale). De même qu’on distingue les deux
types de processus, il faut distinguer les deux types d’erreurs : elles
n’ont pas du tout le même statut psychologique. L’une est source
potentielle de progrès, pas l’autre, qui peut même l’entraver.
Concernant la morphosyntaxe et les homophones, les unités qui servent
à l’analyse ne sont jamais des mots isolés, mais des groupes de mots ou
des mini-phrases saisies dans les textes imprimés lus par les élèves ou
dans ceux qu’ils ont écrits. C’est la condition du montage des séries
d’exemples qui, seules, permettent de solliciter l’intuition de la
langue.
Une spirale de réussite
Pour les enseignants qui organisent le travail de leurs élèves selon
cette méthodologie, il n’y a pas de meilleur moyen d’enseigner les bases
de la lecture : il faut faire écrire abondamment les élèves dès le
cycle 2 et dès la GS, et le faire d’emblée en prenant grand soin de
l’orthographe. Ils rompent ainsi avec l’idée que la lecture précède
naturellement l’écriture. Du même coup, ils rompent avec l’idée jumelle
selon laquelle le développement normal se déroulerait en deux phases :
apprentissage de la graphophonologie jusqu’au CE1, apprentissage de
l’orthographe au-delà. Ils en sont convaincus par l’observation de leurs
élèves : l’orthographe peut et doit être apprise en même temps que la
graphophonologie.
Ils observent que leurs élèves sont très investis dans ces situations
d’écriture et que cela influence positivement l’ambiance de classe :
ambiance de travail et de coopération.
Quant aux compétences en écriture, les élèves sont performants en
orthographe en production libre ; ils écrivent bien plus aisément et
bien plus abondamment que dans les démarches classiques ; ils gagnent
progressivement en autonomie et écrivent avec plaisir ; leurs textes
s’allongent et se structurent peu à peu ; assez tôt, ils exercent un
contrôle métacognitif sur leurs connaissances orthographiques
(développement de la conscience orthographique) ; ils perdent peu de
temps en corrections diverses ; ils n’ont guère besoin de leçons
d’orthographe lexicale…
Mais au-delà de ce pouvoir sur l’écriture de textes, le plus
spectaculaire est l’impact sur la lecture : leurs connaissances en
orthographe en font des lecteurs efficaces et rapides dans les
traitements des marques écrites.
Avec cette plus grande efficience et cette plus grande vélocité, ils
peuvent lire beaucoup plus de textes dans une même durée et multiplier
ainsi les occasions de découvrir de nouveaux mots. Ils échappent plus
aisément aux difficultés que suscite la rencontre avec un mot nouveau
lorsqu’il a un homophone plus fréquent. Et, comme ils acquièrent dès le
début du CE2 les bases de l’orthographe lexicale, ils peuvent très
souvent analyser de façon autonome un nouveau mot dérivé d’un radical
connu d’eux, le comprendre et l’assimiler. Oui, dans le domaine de
l’enseignement de l’orthographe aussi, un autre monde existe.
André Ouzoulias
Voir aussi :
1- L'enseignement de la langue orale en maternelle
2 - De la graphophonologie à la charnière GS CP
3- Faire écrire les enfants
Notes
1 Manesse D., en collaboration avec Begin C., 2009 « L'orthographe
des adolescents : le cas des élèves en grande difficulté au collège »,
Langage et pratiques n° 43, p. 19-29. Voir aussi : Manesse D. &
Cogis D., 2007, Orthographe, à qui la faute ? ESF. Notons toutefois que
la baisse des performances observée par ces deux chercheuses touche
principalement la morphosyntaxe : marques du féminin, du pluriel (s, x,
ent) et distinction er/é, etc.; elle n’affecte que légèrement
l’orthographe lexicale.
2 Le passage qui suit reprend en grande partie un article paru en
2011 sur le site Eduscol :
http://media.eduscol.education.fr/file/Dossier_vocabulaire/94/9/Andre_Ouzoulias_111209_C_201949.pdf
3 Cette identification directe donne également un accès direct à la
phonologie du mot, par « adressage lexical », comme dans les écritures
logographiques (idéogrammes chinois, kanjis japonais, écritures
chiffrées des nombres, etc.). Si le sujet doit prononcer ces signes, la
prononciation n’est alors pas construite « par morceaux », par décodage,
elle est immédiate, comme dans cette phrase arithmétique : « 5 + 3 = 8
».
4 Pour le lecteur très faible en orthographe, la seconde situation
est quasiment équivalente à la première (les graphèmes y sont seulement
plus complexes).
5 Voir par exemple : Rieben L., Fayol M. & Perfetti C., 1997,
Des orthographes et leur acquisition, Delachaux et Niestlé . Voir aussi
Fayol M., L’acquisition de l’écrit, Collection Que sais-je ?, PUF, 2013,
6 Bruck M. & Waters G., 1990, « An analysis of the
component spelling and reading skills of good readers-good spellers,
good readers-poor spellers, and poor readers-poor speller », in Carr T.
& Levy B., dir., Reading and its development, 161-206. San Diego Academic Press.
7 Suchaut Bruno et Morlaix Sophie, 2007, « Apprentissages des élèves
à l’école élémentaire : les compétences essentielles à la réussite
scolaire », Note de l’IRÉDU, 07/1.
8 Sur le « niveau » en lecture, voir Baudelot & Establet, 2010,
L’élitisme républicain. L’école française à la lumière des comparaisons
internationales, Seuil, qui analysent les résultats des épreuves
PISA-2009 et Ouzoulias (2008) qui analyse ceux de PIRLS-2006 : « M.
Darcos, maitre en déclinologie », Café pédagogique,
http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/pages/2008/ouzouliasdeclinologuesmentent.aspx
9 In Rieben L., Fayol M. & Perfetti C., 1997, op.cit.
10 Cellier M. rappelle que 80 % des 35 000 mots du Robert méthodique
sont des dérivés morphologiques, proportion tirée d’une étude de
Rey-Debove J. (1984). De plus, à mesure que les élèves avancent dans
leur scolarité, la densité des dérivés morphologiques augmente dans les
textes qu’ils lisent. Voir Cellier M. 2008, Guide pour enseigner le
vocabulaire, Retz.
11 Par exemple, Gombert JE et al., 2010, Croque-lignes, Méthode de lecture CP, Nathan.
12 De multiples recherches le montrent. Voir par exemple les études
citées par Colé P. & Royer C., 2004, « Apprentissage de la lecture
et compétences morphologiques », in Apprentissage de la lecture et
dyslexies développementales : de la théorie à la pratique orthophonique
et pédagogique, sous la dir. de Valdois S., Colé P. & David D.,
Solal, Marseille.
13 Voir les analyses de Cogis D., 2005, Pour enseigner et apprendre
l’orthographe, Delagrave, de Fayol M. & Jaffré JP, 2008,
Orthographier, PUF et de Chervel A., 2008, L’orthographe en crise à
l’école, Retz.
14 Voir Linnea E., 1989, « Apprendre à lire et à écrire les mots », in Rieben L. & Perfetti C., op. cit.
15 Catach N., 1980, L’orthographe française, traité théorique et pratique, Nathan.
16 D’une maitresse à ses élèves de CE2 : « Si vous avez un doute,
écrivez avec les oreilles (sic) ; on reverra l’orthographe après ».
17 Sur l’erreur d’orthographe lexicale, voir Brissiaud R., 2006, «
L’erreur orthographique, l’apprentissage implicite et la question des
méthodes de lecture-écriture », article en ligne sur le site des Cahiers
Pédagogiques :
18 http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2174.
19 Merci à l’enseignante de cette classe, Valérie Seyve, qui m’a
autorisé à publier ces travaux. Précisons que l’école scolarise des
enfants venant d’un secteur HLM et d’un secteur pavillonnaire.
20 Rieben L., Meyer A. & Perregaux C., 1989, « Différences
individuelles et représentations lexicales : comment cinq enfants de six
ans recherchent et copient des mots », in L’apprenti lecteur, sous la
dir. de Rieben L. & Perfetti C., Delachaux et Niestlé, Neufchâtel.
21 De Keyzer D. & al., 1999, Apprendre à lire et à écrire à
l’âge adulte : la méthode naturelle de lecture-écriture pour les
apprenants illettrés débutants, coédition Retz-PEMF.
22 Daumas M. & Bordet F., 1990, L’apprentissage de l’écrit au cycle 2 : écrire pour lire, Nathan.
23 Par exemple la « dictée-recherche » décrite dans Ouzoulias,
2004a, op. cit. (note 19), la « dictée sans erreur » décrite dans
Ouzoulias A., 2004b, Favoriser la réussite en lecture : les MACLÉ
(Modules d’approfondissement des compétences en lecture-écriture), Retz.
La dictée sans erreur a fait l’objet d’une étude scientifique par JP
Fischer chez des élèves de cycle 3 (Fischer J-P, 2006, « La dictée sans
erreur », Psychologie et éducation, n° 3, pp. 43-59).
Nous reprenons ici le terme d’habitus dans ce contexte à Sémidor
P., 2011, « La genèse d’un habitus orthographique : un objectif pour
l’enseignement de l’écriture au CP ? », in Spirale, n° 47, Lille.
24 Demeyère J., 2007, Euréka, De Boeck, Bruxelles. Il contient
l’orthographe des 5 000 mots les plus fréquents (non leur définition).
Il peut donc être utilisé tout au long de la scolarité primaire et même
au-delà. Il existe d’autres dictionnaires orthographiques faciles à
utiliser. Citons les Répertoires orthographiques de PEMF et notamment,
pour le cycle 2, Chouette, j’écris ! et Mes mots.
25 Voir des exemples avec dessins des scènes correspondantes dans la mallette Prévelire, Ouzoulias, 2008, op. cit. (note 21).
26 Cette recherche-action, que je coordonne avec l’équipe de
circonscription s’intitule : Vers un enseignement renouvelé de
l’orthographe lexicale et syntaxique à l’école élémentaire (du CP au
CE2). Elle est l’un des deux volets d’une recherche dirigée par Danièle
Manesse, professeur en Sciences du langage, (GRAC, laboratoire
DILTEC-Paris 3).
27 De Keyzer D., 1999, op.cit. (note 45). Voir aussi le double DVD
de l’ICEM Apprendre à lire naturellement :
http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/629.