Au début de son article, Marc-Olivier Sephiha met en garde contre la tentation de juger trop vite, qui est souvent liée à la prégnance d'une idéologie que nous véhiculons inconsciemment :
"Les malentendus reposant souvent sur des questions de langage, je tâcherai d'être le plus explicite possible et vous prie, de votre côté, de ne pas vous demander « a-t-on le droit de dire cela ou non? », mais simplement « cela est-il vrai ou non ? ». L’exigence de vérité doit être notre seul critère ; aucune idéologie ne doit primer sur l’expérience ; car, de notre diagnostic, au plus près possible du réel, dépend l'avenir de ces élèves que nous désirons tous faire progresser pour qu'ils parviennent au maximum de leurs capacités respectives, de leurs humanités (au pluriel) comme de leur humanité (au singulier)."
La citation en exergue de Tolstoï met également ce danger en évidence, en soulignant le fait que la culture et l'intelligence ne garantisse pas la sécurité à cet égard :
Je sais que la plupart des hommes, même les plus intelligents, ont peine à reconnaître la vérité, même la plus simple et la plus évidente, si cette vérité les oblige à tenir pour fausses des idées qu’ils se sont forgées, peut-être à grand-peine, des idées dont ils sont fiers, qu’ils ont enseignées à d’autres, et sur lesquelles ils ont fondé leur vie. (Tolstoï)
Dans sa conclusion, il recommande : "Il me semble aussi nécessaire que dans la future formation des instituteurs soit comprise une vraie information et formation, sans a priori idéologique sur toutes les méthodes de lecture – avec une vraie pluralité parmi les intervenants."
Aucune méthode ne doit être condamnée a priori, de manière manichéenne (car il va de soi que personne ne désire le mal des élèves), mais acceptons de mettre nos idéologies de côté pour regarder en face la réalité : c'est ainsi que beaucoup d'instituteurs viennent ou reviennent à la méthode alphabétique, par simple constat pragmatique.
Il est vrai que, contre l'idéologie, l'appel à la science est d'une utilité contestable et qu'il faut plutôt en passer par le dialogue, le bon sens et la confrontation lucide avec l'expérience quotidienne : "Comme me l’a rappelé justement le mathématicien Laurent Lafforgue, l’utilisation des arguments scientifiques présente une réelle difficulté car elle fait sortir le débat de la rationalité (consistant en un partage d’arguments dont la démonstration nécessite le seul usage du langage et du bon sens) pour entrer dans les arguments d’autorité, dans la mesure où les expériences invoquées restent invérifiables par le commun des mortels. La pratique et l’observation concrètes doivent donc rester premières – à savoir que si un jour la science affirme que l’emploi de telle méthode aboutit à tel résultat, tandis que la pratique prouve le contraire, c’est cette dernière qui devra primer."
Ce diagnostic porté sur l'enseignement du français à l'école primaire par Marc-Olivier Sephiha et dans lequel le caractère idéologique des opinions pédagogiques est bien souvent mentionné rejoint celui plus général de la sociologue de l'éducation Nathalie Bulle dans Les enseignements idéologiques de l'enseignement dans l'école secondaire de masse dont voici un extrait :
C’est donc la notion d’activité qui concentre tout le potentiel idéologique des mutations de l’enseignement. Ce sont, en particulier, les hypothèses psychologiques qui la font émerger comme valeur pédagogique nouvelle qui doivent être exhumées, et non les raisons pour lesquelles on a accordé ou non, à un moment donné, du crédit à l’activité des élèves. En effet, ces principes sur lesquels se fondent les transformations de l’enseignement, principes qui font appel aux notions de pédocentrisme, d’efficience, d’activité, d’expérience, de compétence, etc. ne sont pas utilisés en toute neutralité intellectuelle ou scientifique. Boudon, dans L'art de se persuader, montre comment les a priori implicites sur lesquels repose tout raisonnement peuvent, de manière très insidieuse, très difficile à percevoir, tromper sur leur portée véritable en occultant leurs conditions de validité. C’est cette occultation qui explique la force rhétorique des arguments éducatifs déployés et l’assentiment qu’ils suscitent d’une manière assez générale. En particulier, chaque acteur interprète ces principes comme s’ils étaient définis en toute neutralité intellectuelle et a donc de bonnes raisons d’y ajouter foi. L’illusion développée de cette façon par la notion d’activité permet d’expliquer la crédibilité des nouveaux principes éducatifs. Leur fragilité est une autre question. Pour être mise en évidence, elle nécessite un examen critique des hypothèses implicites et doctrines scientifiques à partir desquels ils sont développés.
Dans les premières décennies du siècle aux Etats-Unis, les nouveaux principes éducatifs s’inscrivent dans les cadres en partie liés de l’évolutionnisme, du connexionnisme puis du behaviorisme et du pragmatisme. A la lumière de ces courants doctrinaux, ce qui apparaissait au départ comme une révolution pédagogique rendant effective une idée que les pédagogues ressassaient depuis toujours : l’apprenant est un être actif, apparaît sous un jour très particulier. En effet, lorsqu’on examine les transformations des enseignements, on observe une évolution qui est plutôt de l’ordre d’une régression, d’un recul. L’activité n’est pas a priori plus présente, elle a seulement changé d’objet. Elle se donne sous une forme plus manifeste puisque les nouveaux principes pédagogiques reposent sur une interprétation plus concrète qui tend à substituer la pratique à la compréhension de la règle. [...]