Démocratisation et modernisation :
la
trompeuse solution pédagogique.
Sur
les trois dernières décennies, au moins, les termes de
modernisation et de démocratisation ont dominé tout le discours sur
l’éducation. Les deux axes ainsi définis convergent vers une
école qui doit enseigner de manière rationalisée, pour atteindre
une plus grande performance, et donc pouvoir toucher le plus grand
nombre d’enfants. La démocratisation est donc pensée en termes de
rendement du système scolaire, autant dire de productivité :
produire plus d’enfants « éduqués » par l’école.
En outre, cet accroissement quantitatif doit être obtenu par un
accroissement qualitatif : pour enseigner plus, il faut
enseigner mieux. La solution se nomme « pédagogie » chez
les tenants de cette manière de penser. C’est alors l’ère des
« sciences de l’éducation », qui de fait proposent,
dans leur idée même, la synthèse de la modernisation et de la
démocratisation, c’est à dire la démocratisation par la
modernisation. En effet, la pédagogie, telle qu’on nous la
présente, vise à dégager un « savoir enseigner » du
côté du professeur, et un « savoir apprendre » du côté
de l’élève, et permettre ainsi que le plus grand nombre d’élèves
accède aux diplômes supérieurs, en particulier au baccalauréat,
d’où le fameux slogan lancé par le ministre Chevènement : mener
80% d’une classe d’âge au baccalauréat. Nous devons, d’ores
et déjà, bien insister sur un point : la démocratisation est
ici pensée en tant que démocratisation de l’accès aux diplômes
(et donc aux « places sociales » valorisées), car c’est
sur ce point que se fonde l’une des plus grosses tromperies que
nous voulons ici dénoncer. Il faut souligner que cet objectif de la
pédagogie trouve à son origine ce que l’on nomme la sociologie de
l’éducation, c’est-à-dire, pour faire vite, l’étude de la
réussite scolaire et sociale selon la classe sociale d’origine. A
partir de cette sociologie de l’éducation, la démocratisation de
l’école est donc pensée comme un moyen de démocratiser la
société elle-même, un moyen d’accroître la mobilité sociale :
il s’agit de briser, par la réforme de l’école, ce que le
sociologue P. Bourdieu nommait « la reproduction », c’est -à-dire briser la fonction discriminatoire (sélective) de l’école
par laquelle les fils d’ouvriers devenaient ouvriers et les fils
d’ingénieurs… ingénieurs. Mais ce raisonnement nous semble
d’une profonde, et perverse, imbécillité. Que l’école ait
cette fonction discriminatoire, nul ne songe à le contester, mais
qu’il suffise de la réformer pour en finir avec la hiérarchie
sociale, voilà qui est une autre question. Il nous semble clair que
cette hiérarchie trouve sa cause primitive et fondamentale dans la
division du travail, et plus en profondeur encore, dans la
répartition de la richesse, qui est produite et reproduite par cette
division du travail, la première tendant à maintenir la seconde
comme étant sa condition de possibilité. Pour abolir la sélection
sociale, il faudrait donc abolir la division du travail (les rapports
de production), donc abolir la répartition inégale des richesses,
bref abolir le capitalisme : il faudrait accomplir rien moins
que la révolution. On se rend bien compte, alors, de l’absurdité
du discours de la démocratisation de la société par celle de
l’école, et cette absurdité est d’autant plus manifeste que,
puisque les réformes viennent de l’État, et font le consensus
entre la droite et la gauche, comme le prouve le soutien apporté au
ministre Allègre par nombre de personnalités de droite, il faudrait
que l’État soit devenu révolutionnaire, ce qui, en droit, laisse
sceptique.
De fait, la réalité
est tout autre, et il convient de montrer combien le mot d’ordre de
la démocratisation sociale par celle de l’école relève du miroir
aux alouettes idéologique. En effet, derrière l’écran de la
générosité, la montée en puissance de ce que nous nommerons
dorénavant le pédagogisme aura permis d’accomplir de
véritables mutations scolaires, et en particulier une adaptation
spectaculaire aux nouveaux besoins de l’économie, c’est-à-dire
une adaptation à l’évolution de la production. Ainsi, le lien
n’est pas difficile à faire entre l’objectif des 80% d’une
classe d’âge détenant le baccalauréat et la tertiarisation de
l’économie d’abord, puis la relative hégémonie de ce que l’on
nomme le « travail immatériel » ; la réforme, la
démocratisation, aura fait que les fils d’ouvriers deviennent non
plus des ouvriers, mais des employés de bureau, des contractuels,
des précaires… Elle aura accompli, purement et simplement, le
transfert de la force de travail vers les nouvelles sphères
d’activité (et les nouvelles formes d’activité, mais nous
reviendrons sur ce point quand il s’agira d’analyser le « savoir
enseigner » proposé par le pédagogisme) : (…) on ne
pourra pas continuer de distinguer les professions en professions
primaires, secondaires et tertiaires. Les professions primaires
(mines, agriculture) auront connu une automatisation de type
secondaire. Le secondaire confinera au tertiaire, également du fait
de l'automatisation qui transformera le rôle des responsables des
machines et requerra des compétences de type tertiaire (gestion,
statistique, traitement des données) alors qu'en sens inverse les
agents des activités tertiaires devront recourir à d'innombrables
machinismes (…) ; Commission
Éducation du VIème plan, p. l8. Mais qu’en est-il de
l’égalisation sociale promise ? Impossible par une simple
réforme de l’école, nous ne la trouvons nulle part, et nous
devons même enregistrer, au contraire, une panne de « l’ascenseur
scolaire », comme le montrent les chiffres, en baisse
significative, de l’accession à l’excellence scolaire des
enfants issus des classes populaires (l’accès aux grandes écoles
en est un bon exemple : "Ordonnés en cohortes de
quatre ans entre 1951-1955 et 1989-1993, fils d'ouvriers et assimilés
aux deux bouts de la période ; à Polytechnique, on passe
de 21 à 7,8% ; à l'ENA de 18,3 à 6,1% ; l'ENS de 23,9 à 6,1% ; à
HEC de 38,2 à 11,8%, Education et formations, juin 1995).
Mais la duperie,
hélas, ne s’arrête pas là, et nous devons maintenant aborder ce
qui fait l’essentiel de nos préoccupations. Nous pensons que, par
exemple, un élève de terminale littéraire aujourd’hui
écrit moins bien le français qu’un élève de C.A.P. il y a
trente ans. Or c’est là le problème que nous voulons poser, car
si nous estimons qu’aucune égalisation sociale ne peut sortir,
comme par magie, d’une réforme de l’école, si nous repoussons
avec vigueur l’idée absurde qui voudrait atteindre l’objectif
révolutionnaire par cette réforme, il nous semble possible et
nécessaire de poser une revendication, celle d’une véritable
instruction populaire, celle de la démocratisation, non pas de la
société, mais de l’accès au savoir.
L’enseignement de l’ignorance.
On suppose, en
général, qu’en abaissant les exigences de connaissance requises
pour un niveau scolaire, on démocratise l’accès à ce niveau.
Ainsi, si, par exemple, la résolution d’équation du troisième
degré était au programme de telle classe, on reviendrait sur les
exigences pour fixer comme but la seule résolution d’équations du
second degré (cet exemple est parfaitement arbitraire, mais c’est
cependant cette logique qui est à l’œuvre dans l’enseignement
du français à l’école primaire, cf.
http://www.sauv.net/prim_langue.htm, c'est elle aussi qui vide peu à peu l’enseignement des mathématiques de tout
contenu, cf. http://michel.delord.free.fr/remed.html,
etc.). Or, quand nous regardons les résultats effectifs de cette
logique d’allégement mise à l’œuvre, comment ne pas voir qu’au
sein même d’une section, et il n’en est pas autrement pour la
section d’excellence, aujourd'hui la section scientifique, la disparité est
très grande entre les élèves, et que, pour un même baccalauréat
obtenu, les possibilités dans le choix d’étude seront très
différentes ? Et ne parlons pas des énormes différences entre
les sections. Cela est bien possible, l’allégement des programmes
ne signifie aucunement la fin de la sélection, mais seulement un
déplacement de celle-ci, qui maintenant se fait dans l’orientation
au lycée, puis dans l’orientation post-baccalauréat :
l’accès élargi au baccalauréat ne signifie donc rien du tout en
matière de démocratisation, et signifie en revanche un abaissement
notoire, du fait de l’allégement des programmes, du niveau moyen
des élèves. Et n’oublions pas de préciser que, à bien
regarder les allégements faits dans l’enseignement de telle ou
telle discipline, c’est souvent l’organicité de cet enseignement
qui est touché, puisque, dans un programme, bien des choses sont
solidaires, et que lorsqu’on en fait sauter une, les autres peuvent
perdre leur sens et devenir parfaitement vides. Il faut donc le
répéter, la discrimination est inhérente au système économique
qui est le nôtre, et l’école ne peut rien contre cela, et il faut
dénoncer le machiavélisme (ou la stupidité) de ceux qui, en
voulant nous faire avaler cette chimère, font que les élèves sont
toujours plus incapables d’avoir l’intelligence du monde qui est
le leur.
En conséquence, il faut encore dénoncer la fable des « nouveaux publics », qui tient lieu, hélas, de dogme aussi bien chez les pédagogistes qu’au ministère (mais c’est tout un) : selon ce dogme, il faudrait s’adapter aux nouveaux élèves qui fréquentent l’école du fait de la démocratisation, mais notre raisonnement montre qu’il se pourrait bien que ces nouveaux publics ne soient rien d’autre que le produit d’une nouvelle école, et que ce ne soit pas les nouveaux publics qui exigent une nouvelle école, mais une nouvelle école qui produise de nouveaux publics ; et nous trouvons le cercle vicieux et l’autophagie de l’école réformiste à tout crin, et plus l’école produirait des élèves faibles, plus il faudrait réformer, mais pour produire des élèves… encore plus faibles ! De fait, les « nouveaux publics », euphémisme pour dire les pauvres (et les immigrés), ne sont pas si nouveaux que cela à l’école, puisqu’ils peuplaient déjà les bancs de l’école primaire depuis Jules Ferry.
Personne ne songe d’ailleurs à nier que cette école-là, celle du certificat d’étude, était particulièrement sélective. Mais pour sélectionner, il suffit de faire passer des tests en fin d’année scolaire en faisant en sorte que ceux-ci relèvent d’un niveau d’exigence supérieur au niveau moyen constaté pendant l’année. Il va de soi, puisque les variables « taux de sélection » et « niveau moyen exigé » semblent relativement indépendantes, que l’on peut faire varier ce dernier tout en gardant le même taux de sélection, mais que l’on peut aussi le faire baisser tout en abaissant le taux de sélection, et c’est cette dernière possibilité qui a été appliquée.
Cela signifie que les enfants de pauvres atteignaient, dans et par
l’école primaire d’autrefois, un niveau moyen bien supérieur à
celui qu’ils atteignent aujourd’hui, mais qu’ils étaient
ensuite écartés du cursus scolaire. Une véritable démocratisation
aurait été de faire en sorte que ces enfants continuent leur
scolarité, mais sans partir de plus bas, sans arriver en fin de
collège en ne sachant vraiment ni lire ni compter : nous
pouvons témoigner que bien des élèves du lycée n’atteignent pas
le niveau d’écriture du français que nous trouvons dans un cahier
de primaire de 1937, http://blaise.buscail.free.fr/cahier/cahier.htm.
Bien sûr, on ne pourra pas s’empêcher de remarquer l’aspect moralisant de l’enseignement reçu alors, mais comment ne pas voir que cette orientation pourrait bien être celle de Xavier Darcos aujourd’hui, sans pour autant en venir à une véritable instruction populaire : n’y a-t-il pas encore là deux variables que l’on peut dissocier, l’instruction donnée et la morale imposée ?
Enfin, la question du niveau d’instruction effectif des élèves, et de la comparaison de ce niveau d’une époque à l’autre, reste très délicate, et peut donner lieu à nombre de falsifications. Ainsi, il faut bien remarquer que la sociologie de l’éducation, par définition, reste pleinement extérieure à cette question, et ne peut opérer que sur l’obtention des diplômes, n’étant pas compétente pour juger de leur contenu. On peut savoir gré à Michel Delord, professeur de mathématique, d’être l’un des seuls à vraiment travailler sur cette question de la comparaison des niveaux, et ce d’un point de vue interne à sa discipline : http://michel.delord.free.fr/eval5.pdf.
En conséquence, il faut encore dénoncer la fable des « nouveaux publics », qui tient lieu, hélas, de dogme aussi bien chez les pédagogistes qu’au ministère (mais c’est tout un) : selon ce dogme, il faudrait s’adapter aux nouveaux élèves qui fréquentent l’école du fait de la démocratisation, mais notre raisonnement montre qu’il se pourrait bien que ces nouveaux publics ne soient rien d’autre que le produit d’une nouvelle école, et que ce ne soit pas les nouveaux publics qui exigent une nouvelle école, mais une nouvelle école qui produise de nouveaux publics ; et nous trouvons le cercle vicieux et l’autophagie de l’école réformiste à tout crin, et plus l’école produirait des élèves faibles, plus il faudrait réformer, mais pour produire des élèves… encore plus faibles ! De fait, les « nouveaux publics », euphémisme pour dire les pauvres (et les immigrés), ne sont pas si nouveaux que cela à l’école, puisqu’ils peuplaient déjà les bancs de l’école primaire depuis Jules Ferry.
Personne ne songe d’ailleurs à nier que cette école-là, celle du certificat d’étude, était particulièrement sélective. Mais pour sélectionner, il suffit de faire passer des tests en fin d’année scolaire en faisant en sorte que ceux-ci relèvent d’un niveau d’exigence supérieur au niveau moyen constaté pendant l’année. Il va de soi, puisque les variables « taux de sélection » et « niveau moyen exigé » semblent relativement indépendantes, que l’on peut faire varier ce dernier tout en gardant le même taux de sélection, mais que l’on peut aussi le faire baisser tout en abaissant le taux de sélection, et c’est cette dernière possibilité qui a été appliquée.
http://blaise.buscail.free.fr/cahier/schema.htm --> lien mort |
Bien sûr, on ne pourra pas s’empêcher de remarquer l’aspect moralisant de l’enseignement reçu alors, mais comment ne pas voir que cette orientation pourrait bien être celle de Xavier Darcos aujourd’hui, sans pour autant en venir à une véritable instruction populaire : n’y a-t-il pas encore là deux variables que l’on peut dissocier, l’instruction donnée et la morale imposée ?
Enfin, la question du niveau d’instruction effectif des élèves, et de la comparaison de ce niveau d’une époque à l’autre, reste très délicate, et peut donner lieu à nombre de falsifications. Ainsi, il faut bien remarquer que la sociologie de l’éducation, par définition, reste pleinement extérieure à cette question, et ne peut opérer que sur l’obtention des diplômes, n’étant pas compétente pour juger de leur contenu. On peut savoir gré à Michel Delord, professeur de mathématique, d’être l’un des seuls à vraiment travailler sur cette question de la comparaison des niveaux, et ce d’un point de vue interne à sa discipline : http://michel.delord.free.fr/eval5.pdf.
Nous
défendons une thèse contraire à tout ce qui vient d’être exposé
des positions officielles, thèse qui peut se résumer ainsi :
le niveau moyen exigé par le système scolaire relève pour une
grand part de la convention, la sélection se fait dans les mêmes
proportions que l’on porte cette convention vers le bas ou vers le
haut, puisqu’elle dépend pour l’essentiel des besoins de la
production, c’est à dire du marché du travail, et non pas du
niveau d’instruction exigé. La « démocratisation »,
en conséquence, n’est que l’apparence idéologique d’une
démarche autrement moins noble, réduire l’instruction des futurs
travailleurs, ne leur donner que le minimum dont ils ont besoin pour
accomplir leurs futures tâches de production, et contrairement à
toutes les bêtises que l’on peut lire sur la « société
cognitive », il faut dire que ce minimum se réduit à bien
peu : (…) la parcellisation et la standardisation
conduisent à une banalisation des emplois, qui autorise au
mieux une initiation rapide avant ou après embauche ; le plus
souvent on recourt à une adaptation sur le tas. Ces considérations
amorcées à propos du travail ouvrier sont susceptibles d'extension
aux autres professions (Rapport préparatoire au VIIIe plan
(1980). Du point de vue de la sélection sociale, ce résultat a même
l’effet contraire d’une démocratisation, car quand l’école ne
donne presque plus rien à ceux qui sont les plus démunis, les
enfants des classes populaires, seuls ceux qui disposent d’un
patrimoine culturel familial peuvent espérer se rapprocher des
exigences scolaires fixées pour l’accès à l’excellence
sociale, et le résultat est la panne de « l’ascenseur
scolaire » (cette panne ne nous préoccupe pas, ici, en
elle-même, elle n’est qu’un symptôme de ce que nous voulons
stigmatiser, à savoir ce que J.C. Michéa nomme « L’enseignement
de l’ignorance », Editions Climats,
1999). Enfin, il faut avouer qu’il doit y avoir, en effet, une
limite supérieure absolue du niveau d’exigence possible, ainsi il
serait absurde de poser qu’un élève qui sort du collège doit
maîtriser la théorie de la relativité. Mais en dessous de cette
limite supérieure absolue, nous affirmons que la décision du niveau
moyen exigé relève de la convention, et que par conséquent
celui-ci doit être défini le plus haut possible.
Taylorisme et fordisme appliqués aux tâches intellectuelles.
Commençons par citer
une pétition (http://www.sauv.net/prim.php)
: « Depuis 1995, les élèves sortant du primaire ne
connaissent plus la multiplication des nombres décimaux et encore
moins leur division car "le calcul du produit ou du
quotient de deux décimaux n'est pas un objectif du cycle".
Ils ne savent faire des opérations que sur les petits
nombres. Pourtant, dans les 8 premières heures de
géographie en sixième, le programme exige que "les
élèves découvrent la complexité des rapports entre la densité de
la population d'une part, la richesse et la pauvreté d'autre part"
: en fait, ils "découvrent la complexité"
d'opérations qu'ils ne savent pas faire, avec des unités qu'ils ne
connaissent pas. Il s’agit donc de traiter la densité de
population sans la calculer. On pourra donc en parler ».
Cet exemple illustre combien les ambitions affichées par les
programmes sont illusoires et creuses, ambitions que l’on nous
oppose pourtant quand nous disons que le niveau baisse, ou, plus
exactement, quand nous disons que l’école n’est plus faite pour
que les élèves comprennent quelque chose. De même, on
pourrait montrer que les élèves actuels de Terminale Scientifique
possèdent une maîtrise technique de certaines notions alors que les
élèves de TC, il y a vingt ans, possédaient une maîtrise
raisonnée des mêmes notions. Ce passage de l'une à l'autre des
maîtrises est un cache-misère efficace pour ceux qui veulent faire
croire que le niveau n'a pas baissé. A la baisse quantitative
évoquée plus haut (allègement des programmes), il faut donc
superposer une baisse qualitative, plus grave encore, car celle-ci
concerne la possibilité de comprendre ce que l’on apprend, d’en
avoir l’intelligence.
L’un des slogans pédagogistes principaux est « enseigner autrement ». Ce mot d’ordre, hélas, laisse dans l’ombre une conséquence fâcheuse, et pourtant évidente, à savoir qu’enseigner autrement, c’est enseigner autre chose. En effet, le contenu enseigné n'est pas indépendant de comment on l'enseigne, et quand le « comment enseigner » prend le pas sur le « quoi enseigner », cela n’est pas sans conséquences. Il faut ici revenir sur le projet des sciences de l’éducation. Nous avons posé plus haut que celui-ci se définissait par la recherche d’un « comment enseigner », pour enseigner avec plus d’efficacité, de manière plus rationnelle etc. Mais c’est donc un savoir enseigner généraliste, abstrait, qui ne prend pas en compte ce qui doit être enseigné, qui reste extérieur au contenu même de l’enseignement, et de fait, dans la formation des professeurs, dans les IUFM, les modules sont nombreux qui n’ont rien à voir avec la discipline enseignée, et cela affecte même les concours de recrutement, puisque l’on découvre par exemple que les réformes dans les CAPES de langues font que les futurs professeurs sont de moins en moins sélectionnés sur leurs compétences scientifiques, et de plus en plus sur des compétences pédagogiques générales. A vrai dire, une fois la compétence pédagogique séparée du contenu à enseigner, l’enseignement se réduit à des procédures formelles, à des recettes, à des gestes machinaux, et nous devons bien conclure qu’avec le pédagogisme, c’est le taylorisme qui a fait son entrée dans l’école.
Nous avons donc là deux phénomènes parallèles, d’une part des programmes d’enseignement qui ne respectent plus la logique concrète des savoirs, et d’autre part des professeurs qui enseignent mécaniquement, en restant extérieurs à ce qu’ils enseignent. Le résultat en est que les élèves savent « traiter » un texte, mais non point le lire et le comprendre ; qu’ils savent « faire » un exercice de mathématiques, mais sans savoir ce qu’ils font (et cette logique s’étend au point que l’on préconise carrément, dans certaines classes, de réduire l’enseignement des mathématiques à l’enseignement de l’utilisation d’une calculette). On a prétendu que la nouvelle école était l’école de l’intelligence, qu’elle mettait fin au « bourrage des crânes », mais la vérité est que la nouvelle école est celle de la méthode aveugle, de la procédure abstraite qui laisse la pensée des élèves sans repères, et pour ainsi dire stupéfiée.
Mais comment s’en étonner si nous nous souvenons maintenant qu’elle a pour fonction de produire les futurs salariés ? Quand l’économie se tourne vers le traitement de données et devient économie de l’information et de la connaissance, il semble logique que l’école s’adapte, et prépare les élèves à leurs futures tâches. N’oublions pas, non plus, que l’OMC, avec l’AGCS, fait de l’enseignement l’un des grands marchés de demain. Mais il ne s’agit point, alors, de vendre des places à l’école, de simplement privatiser l’enseignement, non, il s’agit d’industrialiser. Il y a là deux axes, la formation à distance (télé-enseignement) et le logiciel (éducatif). Dans les deux cas, la finalité est un produit de grande distribution, produit en série, à grande échelle, comme une voiture ou un tube de musique pop. Le savoir doit donc être standardisé, normalisé, soumis à la logique de la production industrielle. De quelque côté que l’on se tourne, on retrouve donc la soumission croissante de l’école aux impératifs économiques, non pas tant, nous insistons, sous la forme tant décriée de la marchandisation, mais sous la forme de la soumission des savoirs, et donc des esprits, à une taylorisation des actes intellectuels. L’école devient donc la version cognitive de l’usine, les professeurs et les élèves sont soumis aux gestes machinaux de la pensée ; comme l’ouvrier, ils perdent la maîtrise de ces gestes, la pensée est réduite à des procédures, des méthodes, des fonctions etc., le tout standardisé et automatisé, et le ministère, plein de sollicitude, organise des colloques sur… l’ennui dans les classes !
L’un des slogans pédagogistes principaux est « enseigner autrement ». Ce mot d’ordre, hélas, laisse dans l’ombre une conséquence fâcheuse, et pourtant évidente, à savoir qu’enseigner autrement, c’est enseigner autre chose. En effet, le contenu enseigné n'est pas indépendant de comment on l'enseigne, et quand le « comment enseigner » prend le pas sur le « quoi enseigner », cela n’est pas sans conséquences. Il faut ici revenir sur le projet des sciences de l’éducation. Nous avons posé plus haut que celui-ci se définissait par la recherche d’un « comment enseigner », pour enseigner avec plus d’efficacité, de manière plus rationnelle etc. Mais c’est donc un savoir enseigner généraliste, abstrait, qui ne prend pas en compte ce qui doit être enseigné, qui reste extérieur au contenu même de l’enseignement, et de fait, dans la formation des professeurs, dans les IUFM, les modules sont nombreux qui n’ont rien à voir avec la discipline enseignée, et cela affecte même les concours de recrutement, puisque l’on découvre par exemple que les réformes dans les CAPES de langues font que les futurs professeurs sont de moins en moins sélectionnés sur leurs compétences scientifiques, et de plus en plus sur des compétences pédagogiques générales. A vrai dire, une fois la compétence pédagogique séparée du contenu à enseigner, l’enseignement se réduit à des procédures formelles, à des recettes, à des gestes machinaux, et nous devons bien conclure qu’avec le pédagogisme, c’est le taylorisme qui a fait son entrée dans l’école.
Nous avons donc là deux phénomènes parallèles, d’une part des programmes d’enseignement qui ne respectent plus la logique concrète des savoirs, et d’autre part des professeurs qui enseignent mécaniquement, en restant extérieurs à ce qu’ils enseignent. Le résultat en est que les élèves savent « traiter » un texte, mais non point le lire et le comprendre ; qu’ils savent « faire » un exercice de mathématiques, mais sans savoir ce qu’ils font (et cette logique s’étend au point que l’on préconise carrément, dans certaines classes, de réduire l’enseignement des mathématiques à l’enseignement de l’utilisation d’une calculette). On a prétendu que la nouvelle école était l’école de l’intelligence, qu’elle mettait fin au « bourrage des crânes », mais la vérité est que la nouvelle école est celle de la méthode aveugle, de la procédure abstraite qui laisse la pensée des élèves sans repères, et pour ainsi dire stupéfiée.
Mais comment s’en étonner si nous nous souvenons maintenant qu’elle a pour fonction de produire les futurs salariés ? Quand l’économie se tourne vers le traitement de données et devient économie de l’information et de la connaissance, il semble logique que l’école s’adapte, et prépare les élèves à leurs futures tâches. N’oublions pas, non plus, que l’OMC, avec l’AGCS, fait de l’enseignement l’un des grands marchés de demain. Mais il ne s’agit point, alors, de vendre des places à l’école, de simplement privatiser l’enseignement, non, il s’agit d’industrialiser. Il y a là deux axes, la formation à distance (télé-enseignement) et le logiciel (éducatif). Dans les deux cas, la finalité est un produit de grande distribution, produit en série, à grande échelle, comme une voiture ou un tube de musique pop. Le savoir doit donc être standardisé, normalisé, soumis à la logique de la production industrielle. De quelque côté que l’on se tourne, on retrouve donc la soumission croissante de l’école aux impératifs économiques, non pas tant, nous insistons, sous la forme tant décriée de la marchandisation, mais sous la forme de la soumission des savoirs, et donc des esprits, à une taylorisation des actes intellectuels. L’école devient donc la version cognitive de l’usine, les professeurs et les élèves sont soumis aux gestes machinaux de la pensée ; comme l’ouvrier, ils perdent la maîtrise de ces gestes, la pensée est réduite à des procédures, des méthodes, des fonctions etc., le tout standardisé et automatisé, et le ministère, plein de sollicitude, organise des colloques sur… l’ennui dans les classes !
Il faudrait encore
montrer combien le pédagogisme tend à instaurer un nouveau contrôle
social au sein de l’école, sur le modèle du management, mais les
limites imparties à cet article font que nous devons nous contenter
de citer Deleuze, « On peut prévoir que l'éducation sera de
moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel
comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au
profit d'une terrible formation permanente, d'un contrôle continu
s'exerçant sur l'ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. On
essaie de nous faire croire à une réforme de l'école, alors que
c'est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n'en a jamais
fini avec rien.", Contrôle et devenir, p. 237 de
Pourparlers, puis d’indiquer une bibliographie sommaire.
Outre le livre de J.C. Michéa déjà cité, nous conseillons la
lecture de deux autres petits ouvrages, La barbarie douce de
J.P. Le Goff (La Découverte, 1999) et La gestion des stocks
lycéens, de Gilbert Molinier (L'Harmattan, 2000). Enfin,
nous conseillerons vivement le site du collectif « Sauver les
lettres » : http://www.sauv.net/.
Blaise Buscail,
Professeur de philosophie.
Cet article est paru
dans la revue Res Publica n°34, Août 2003
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