C’est une sévère critique des méthodes actuelles d’apprentissage de la lecture. Dans Réapprendre à lire, qui vient de paraître au Seuil, deux sociologues, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, démontrent que des méthodes dites progressistes, basées sur de nobles objectifs (autonomie du jeune lecteur, sens du texte, contenu littéraire) accentuent les clivages sociaux au lieu de les diminuer. A partir d’une enquête de terrain menée durant trois ans dans plusieurs écoles primaires, ces spécialistes en sciences de l’éducation proposent une manière plus égalitaire d’apprendre à lire, centrée notamment sur l’entraînement et la répétition en partie délaissés. Quand le réalisme reprend le dessus sur l’idéologie ?
Pourquoi des méthodes de lecture progressistes se montrent, selon vous, inégalitaires ?
Depuis la fin des années 70 jusqu’à maintenant, des convictions pédagogiques formulées par des experts ont été, dans le domaine de la lecture, transformées en dogmes : le déchiffrage est nocif pour les élèves, ils ne doivent pas lire à voix haute pour apprendre à lire mais doivent apprendre sur de «vrais textes», non sur des manuels avec une progression organisée pour l’apprentissage, etc. On n’en est plus là maintenant heureusement mais cela survit sous d’autres formes : récemment, a été imposée l’idée que l’apprentissage de la lecture devait se faire à partir de textes littéraires alors qu’il ne s’agit que d’une conviction qui rend très difficile le déchiffrage pour les élèves : en fait, ces supports sont de vrais livres pour la jeunesse qui ne sont pas conçus pour l’apprentissage ! Certes, les experts argumentent leurs méthodes au nom de principes valorisants, comme ceux du sens, de la construction d’un «sujet lecteur», etc. Mais ces méthodes, mises en avant dans la formation des enseignants, sont élaborées à partir de raisonnements logiques et théoriques issus de la linguistique ou de la «didactique de la littérature» : elles ne sont pas assez centrées sur l’apprentissage progressif de la lecture. Elles mettent ainsi en échec des élèves désavantagés socialement et culturellement. Par la suite, ces élèves consultent pendant des années des orthophonistes, et sont même, dans le pire des cas, «orientés» vers des filières de relégation car ils sont objectivement placés en situation de handicap. Les enseignants qui, eux, sont confrontés à ces difficultés, auront plutôt tendance à mettre en cause l’élève et ses capacités, ses pathologies éventuelles plutôt que l’inadéquation entre une méthode et un enfant qui n’a pas encore développé certaines aptitudes intellectuelles (comme la mémoire de travail).
Le problème dépasse donc le débat classique des méthodes, globale ou syllabique, classées l’une à gauche et l’autre à droite ?
Absolument. Nous préférons d’ailleurs parler, au lieu de syllabique, de méthode «explicite» car derrière la promotion du «syllabique» on retrouve souvent des positionnements politiques conservateurs qui débordent la question de la lecture et dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas (critique du collège unique, prises de position en faveur du redoublement, etc.). Mais en même temps, il ne suffit pas de s’opposer au passé pour produire de la réussite. Nous considérons qu’il y a une instrumentalisation politique de la question de l’apprentissage de la lecture. Nous avons observé, à partir de données empiriques, que l’enseignement explicite est une chose, certes, favorable aux élèves en lecture mais qu’il ne fait pas tout : il faut aussi renforcer l’appropriation de la lecture par un travail spécifique d’entraînement, d’autant plus nécessaire que les élèves sont moins avancés. D’après nos résultats d’enquête, ce serait une illusion que de considérer que la seule méthode explicite suffirait à supprimer les inégalités.
Sur quoi appuyer une pédagogie rationnelle pour apprendre à lire ?
Le dispositif, que nous avons élaboré durant notre enquête de terrain, s’est appuyé sur une méthode moderne d’enseignement explicite de la lecture au lieu de partir des conceptions savantes ou philosophiques sur le «projet de lecteur», la «construction du sujet», le «système langue», etc. comme le font souvent les méthodes actuelles. Des temps d’entraînement ont été institués pour les élèves les moins avancés, en dehors de la classe (pris sur le temps scolaire). Le fait d’être en petit groupe permet concrètement à ces élèves d’avoir un temps de lecture et d’écriture bien plus important qu’en groupe classe.
Des plans de travail et de révision ont aussi été fournis aux parents, en particulier avant les vacances scolaires (y compris d’été), avec des explications précises. Un travail a aussi été réalisé en grande section de maternelle pour apprendre aux élèves à déchiffrer des syllabes simples, à composer de petits mots : sans qu’il ne s’agisse d’un apprentissage de la lecture, c’était plus une préparation. Donc 4 «piliers» pour apprendre à lire : méthode explicite pour toute la classe, entraînement, travail avec les parents, préparation en grande section de maternelle et non pas seulement une question de méthode explicite.
Vous mettez en cause la pédagogie par le jeu ou différenciée qui se veut là aussi progressiste ? Pourquoi ?
Le détour ne conduit pas toujours à l’essentiel. Les élèves n’échouent pas parce qu’ils seraient «différents» des autres mais parce qu’ils ont moins développé des aptitudes qui nécessitent un entraînement, que certains enfants ont eu dans leur famille. A force de faire des détours, on perd l’objectif. Des activités simples sont souvent les plus efficaces, à condition d’être systématiques. En classe, les enseignants ne peuvent pas passer vingt minutes à faire lire à voix haute un élève qui n’a pas encore développé sa mémoire de travail puisqu’ils ont le reste de la classe à gérer. Un entraînement intense en dehors de la classe, à partir de la même leçon et du même outil que les autres élèves, va rendre possible une action ciblée, ce qui permettra à l’élève de profiter de plus en plus de ce qui se fait en classe. En classe même, la différenciation pédagogique peut difficilement consister à faire autre chose qu’à adapter les tâches aux difficultés de l’élève et donc à faire autant de niveaux différents que de type de difficulté. Cela renforce plutôt les inégalités.
Pourquoi dites-vous que l’échec scolaire a tendance à être médicalisé, ou «psychologisé» ?
C’est une tendance massive, comme le montrent aussi d’autres travaux qui portent sur l’école et les classes populaires. Quand des démarches prescrites ne produisent pas les effets escomptés, les enseignants tendent très massivement à expliquer l’échec par tout un ensemble de dysfonctionnements familiaux et/ou psychologiques. Il y a aussi des professionnels de la psychologisation de l’échec scolaire ou des troubles divers des apprentissages. Les enseignants s’en prennent hélas aux parents plutôt qu’à la manière dont on ne les forme pas suffisamment à faire ce qui fonctionne avec tous les élèves.
L’exemple de la lecture peut-il être transposé à tout autre apprentissage ?
A beaucoup d’entre eux, certainement. On pense à l’orthographe, dont l’apprentissage gagnerait à être systématiquement poursuivi au collège, alors que c’est un domaine qui a été dévalorisé. En mathématiques aussi, il y a des choses à automatiser, comme le calcul, etc. C’est un échec partiel, mais on a au moins gagné le collège unique, c’est quand même un progrès énorme à actualiser plus encore (alors qu’il est attaqué). On peut faire autrement que de se référer à un passé idéalisé ou à la course aux statistiques de réussite (au baccalauréat ou à la licence). On peut travailler sérieusement à expérimenter ce qui améliore réellement les apprentissages des élèves et ce dans tous les domaines. Et déconstruire le mythe de l’innovation, qui règne partout. Il n’y a aucune corrélation nécessaire entre innovation et démocratisation, ni entre tradition et réussite ! Cela se passe ailleurs.

Sandrine Garcia, Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire, Seuil, 22 €