3 août 2012

Mathématiques appliquées à l'école ? Ah, non ! par Alexei Sossinsky (2012)

Article paru dans la revue Commentaire, été 2012
http://www.commentaire.fr/revue/138/revue-138-ete-2012.html

RÉPARER L'ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES
JEAN-MICHEL KANTOR Introduction à un débat 481
SOLOMON GARFUNKEL, DAVID MUMFORD Comment réparer l'enseignement des mathématiques ? 485
ACADEMIE DES SCIENCES Combattre l'innumérisme 487
PIERRE ARNOUX Réflexions à partir de l'article de Garfunkel et Mumford 488
MICHÈLE ARTIGUE Réparer ? 490
ÉRIC BARBAZO Les professeurs, les mathématiques et les futurs citoyens 493
DOMINIQUE BARBOLOSI L'interdisciplinarité : un atout majeur 495
WERNER BLUM Remarques sur l'enseignement des mathématiques en Allemagne 498
ALEXANDRE BOROVIK L'exemple de la modélisation 500
JEAN-PIERRE DEMAILLY Refondation d'un système éducatif ambitieux 502
LAURENT GOUZENES Pour une réforme de l'enseignement des mathématiques dans le secondaire 504
MICHAEL HARRIS Des a priori qui faussent le débat 508
JOSEPH MALKEVITCH Réflexions sur l'éducation mathématique aux États-Unis 509
JOËL MERKER Sept symptomes 513
YVES MEYER Comment ressent-on les mathématiques ? 514
OLIVIER REY Questions préalables à une réparation 516
NATHALIE SINCLAIR Que faut-il vraiment réparer ? 518
ALEXEI SOSSINSKY Mathématiques appliquées à l'école ? Ah, non ! 521 

http://www.commentaire.fr/revue/138/revue-138-ete-2012.html

ALEXEI SOSSINSKY
source de l'image : The Summer School
"Contemporary Mathematics" 
Russia, Dubna, 19-30 july 2007 

 Mathématiques appliquées à l'école ?
Ah, non !



L’ÉTUDE effectuée par PISA a clairement montré que les élèves du secondaire en France et en Russie, dont le programme d'enseignement mathématique est chargé, sont totalement incapables d'appliquer leurs connaissances à la résolution des plus simples problèmes pratiques. Les élèves américains, dont le programme est léger, ne font pas mieux. Par contre, les élèves finlandais, qui ont très peu d'heures de mathématiques, mais qui sont systématiquement entraînés à la résolution de problèmes de la vie courante, réussissent très bien dans les tests de type PISA. Ces résultats ont motivé beaucoup d'enseignants à repenser à fond les programmes et les principes mêmes de l'ensei­gnement des mathématiques à l'école.
David Mumford et Solomon Garfunkel ont proposé un moyen radical pour s'en sortir. Ils proposent, en fait, tout simplement, d'élimi­ner les mathématiques « théoriques » des programmes scolaires et de les remplacer par des applications mathématiques pratiques. Malgré toute mon admiration pour les deux auteurs, je pense que, si jamais leur programme était appliqué, il aurait un effet contraire à celui escompté, il ne serait qu'une nouvelle étape de la dégradation de l'enseignement mathématique observée dans le monde entier ces dernières décennies.

Utilité et compréhension
Que proposent concrètement Mumford et Garfunkel ? Je cite, dans l'ordre où ils apparaissent dans l'article, les thèmes qui devraient, selon eux, remplacer au lycée l'algèbre, la géométrie, l'analyse et la théorie des probabilités : les prêts hypothécaires, la programmation des ordinateurs, l'analyse des tests médicaux, l'étude des données numériques, de l'ingénierie de base, du fonctionnement des moteurs et des signaux de télévision. Les arguments principaux en faveur de cette révolution pédagogique sont que les mathématiques « pures » sont difficiles à comprendre (telle la mystérieuse lettre « x » en algèbre) et ne servent à rien dans la vie de tous les jours.
Eh bien, c'est vrai. Telles qu'on les enseigne aujourd'hui au lycée, les mathématiques sont difficiles à comprendre et, pour la majorité des gens, ne leur serviront jamais profession­nellement. D'autre part, je suis tout a fait d'accord avec Mumford et Garfunkel lorsqu'ils affirment que les abstractions mathématiques sont plus faciles à comprendre lorsqu'elles apparaissent dans des contextes concrets de la vie réelle.
Regardons donc la « réparation de l'ensei­gnement mathématique » proposée par Mumford et Garfunkel à partir de ces deux points de vue : son utilité dans la vie de tous les jours et la compréhension réelle qu'elle donnerait des idées mathématiques sous-jacentes.
Quelle serait l'utilité du programme Mumford-Garfunkel ? La ménagère qui a appris à l'école comment fonctionne son téléviseur et le moteur de sa Renault, ça lui sert à quoi ? Le jeune homme qui a appris le langage de programmation Pascal au lycée et qui remplit des feuilles de calcul sur son ordinateur pour gérer une entreprise, sa maîtrise d'un langage désuet lui permettra-t-elle de progresser au cours de sa carrière ? La compréhension du fonctionnement des prêts hypothécaires lui servira, d'accord, à ne pas faire de bêtises si jamais il se décide à acheter un appartement à crédit, mais combien de fois le fera-t-il dans sa vie ? Les autres thèmes proposés par Mumford et Garfunkel seraient-ils plus utiles ? Allons donc ! Sûrement pas plus que les techniques de résolution des équations trigonométriques qu'on aime telle­ment enseigner encore aujourd'hui chez nous en Russie et ailleurs.
Passons à la compréhension des idées mathé­matiques. Est-ce que les notions de hasard et de probabilité sont plus faciles à comprendre si elles apparaissent pour la première fois, disons, lors de l'étude de la gestion des compagnies d'assurances ? Au premier abord, il semble que ce soit effectivement plus simple de compren­dre une idée dans sa réalisation concrète plutôt que comme une abstraction pure. Mais il y a là un piège qu'il faut éviter : si l'on comprend et l'on sait se servir de l'idée de probabilité dans la gestion des assurances, saura-t-on compren­dre et se servir des probabilités dans d'autres situations ? Je pense que sur ce point cela dépend beaucoup du professeur, de la façon dont il présente les idées principales, s'il est capable de sortir un peu du cadre étroit de l'application de la théorie des probabilités considérée. Sinon l'approche proposée ne donnera que  des connaissances étroites d'utilité restreinte.
Les applications proposées par Mumford et Garfunkel, de même que les techniques de  solution d'équations trigonométriques, pour ne citer que cet exemple, ne sont pas seule­ment inutiles, ce ne sont pas des mathéma­tiques dignes de ce nom. Pour moi, les mathé­matiques sont un élément essentiel de la culture humaine. C'est sous cet aspect qu'on doit les enseigner, et non comme des théories formalisées et des techniques pour résoudre des problèmes abstraits, ni comme des morceaux choisis disjoints des mathématiques appliquées. Et ce sont les grandes idées mathématiques, celles dont la dimension culturelle est la plus importante, que l'on retrouve le plus souvent dans la vie courante. C'est elles qui doivent être étudiées en premier lieu au lycée. Quelles sont-elles ?

Les grandes idées mathématiques

L'idée même de démonstration logique, la notion générale de symétrie, l'introduction des systèmes de coordonnées, les fonctions et leurs dérivées, la mesure, le hasard, la notion d'algorithme, la présentation et l'analyse des données, voilà, je pense, les thèmes mathé­matiques les plus importants et, j'insiste là-dessus, les plus utiles.
Les démonstrations que l'on rencontre en mathématique, d'une part, enseignent à convaincre (la plaidoirie de l'avocat, le discours du chirurgien qui veut convaincre un malade à se faire opérer, le discours électoral d'un homme politique) et, d'autre part, apprennent à n'être jamais convaincu par un discours émotionnel dénué de rigueur logique (l'électeur par la démagogie du politicien, la ménagère par les assertions tonitruantes et approximatives d'une publicité abusive).
La compréhension réelle des nombreuses symétries qui existent dans le monde aide non seulement pour l'aspect esthétique de la vie courante (ameublement d'une chambre, plani­fication d'un jardin), mais aussi dans des situa­tions aussi variées que la• lecture d'une table de données ou la vérification de l'honnêteté d'une élection (l'absence de symétrie d'une courbe qui aurait dû être gaussienne a fait scandale lors des élections récentes en Russie).
La possibilité (ou l'impossibilité) d'intro­duire des coordonnées sont le point de départ de presque toutes les applications de l'analyse (équations différentielles). Monsieur Tout-le‑Monde n'aura jamais à en faire, mais il doit comprendre ce que c'est (sinon il ne pourra pas suivre les informations géographiques, apprécier les trajets des vaisseaux cosmiques, la construction des tunnels).
Je passe sur l'utilité de l'étude de la mesure et du hasard, des probabilités, sauf pour noter par exemple que les dames d'un certain âge, sans connaissance de la « loi des grands nombres[1] », achètent volontiers des produits qui leur garantissent « 27 % de rides en moins ». Beaucpup de gens grattent tous les matins des feuilles de loto depuis des années, excités par l'espoir de devenir million­naire et la peur de se ruiner, ne sachant pas qu'en fait ils ont perdu presque exactement 1 % de la somme totale investie (si c'était en France) ou presque exactement 6 % (si c'était en Russie).
Le concept d'algorithme n'est pas seule­ment un préambule général à l'étude des ordinateurs et de la programmation, mais c'est une notion qui doit servir dans la vie de tous les jours — pour expliquer à des invités éventuels comment trouver votre maison, pour savoir clairement décrire une recette de cuisine, pour lire le mode d'emploi d'un nouvel appareil électroménager.
Enfin, la présentation et l'analyse des données, qui n'est pas, traditionnellement, un thème mathématique, devrait s'inscrire normalement dans les cours de mathéma­thiques, et son utilité, en particulier pour ceux qui n'ont pas la bosse des maths, est évidente.

Apprendre à réfléchir
Le contenu des cours de mathématiques au lycée (le choix des thèmes mathématiques à étudier) est certes très important, mais la manière (en particulier, la façon suivant laquelle on aborde la solution des problèmes et leur choix) l'est encore plus. De mon point de vue, la grande tare de l'enseignement mathématique en France et en Russie, c'est l'entraînement systématique à la solution des « problèmes types » dans le contexte théorique (mathématiques pures), auquel les lycéens sont soumis par les enseignants, y compris par les meilleurs.
Voici un exemple. Lorsqu'on commence à étudier les dérivées, la première chose que l'on enseigne, c'est leur calcul dans la situa­tion abstraite ; on commence par une douzaine d'exercices de calcul de dérivées de polynômes (d'abord des monômes !), puis d'autres séries d'exercices — avec fonctions exponentielles, trigonométriques —, enfin des douzaines d'exercices où il faut appliquer la « règle de la dérivée d'une fonction de fonction ». Si le professeur est bon, presque tous les élèves de la classe maîtrisent ces techniques, mais, lorsqu'on leur donne un problème réel qui se résout facilement grâce au calcul d'une dérivée, ils ne savent plus quoi faire (à moins que ça soit un des problèmes types proposés lors de l'étude du chapitre du manuel consacré aux « Applications du calcul différentiel »).
Trouver la solution de problèmes mathéma­tiques devrait, mieux que toute autre activité, apprendre à réfléchir. Dans la situation que je viens de décrire, elle fait exactement le contraire : elle apprend aux jeunes gens à obéir et à fonctionner comme des automates. Est-ce la faute des enseignants ? Absolument pas : ils n'ont pas le choix, ils doivent prépa­rer les élèves aux examens (le baccalauréat en France et l'examen unifié d'État en Russie) où justement les mêmes problèmes types sont proposés.
Comment faudrait-il procéder ? Après (ou peut-être même avant !) avoir donné la défini­tion de la dérivée, il faudrait en donner des exemples d'application réels et très variés, non seulement son interprétation géométrique (tangente) et physique (vitesse), mais aussi sa signification en économie, en sociologie, en biologie (croissance-décroissance) et en astro­nomie (variations de la distance de la terre au soleil, de la longueur de la journée), etc. Ensuite, il faudrait donner à calculer la dérivée des fonctions les plus simples (on peut se limiter aux polynômes) et effectuer de tels calculs dans des situations réelles où le résul­tat du calcul est significatif. Plus tard, ayant appris (et compris !) la condition nécessaire d'extreffium, il faudrait s'en servir pour résou­dre toutes sortes de problèmes d'optimisation (dans des contextes concrets). Parmi ces problèmes, il faudrait en donner quelques-uns où cette méthode ne fonctionne pas, et les faire résoudre par les (meilleurs) élèves grâce à d'autres idées.
En général, les exercices et les problèmes doivent surtout se situer dans un contexte réel (parfois seulement dans le cadre théorique des mathématiques « pures »), et l'on doit apprendre aux élèves à penser, à réfléchir, avant de calculer et de résoudre, au lieu de transformer les élèves en automates qui ne peuvent résoudre que des problèmes de format fixe.
Je suis particulièrement sensible à cet aspect de l'enseignement mathématique, ayant vécu pendant de longues années dans un État totalitaire où une composante essen­tielle de la formation idéologique était l'abru­tissement intellectuel, qui se manifestait en mathématiques justement par la création de réflexes d'obéissance automatique, sans jamais réfléchir librement. (Chez nous en Russie, ce n'est que grâce aux écoles spécia­lisées, où régnait une atmosphère de créati­vité et de liberté de pensée, que la culture mathématique a survécu au pouvoir sovié­tique.) Le même danger existe aussi dans les sociétés de consommation de l'argent-roi : l'abrutissement, l'absence d'esprit critique, l'habitude de ne pas penser conviennent parfaitement aux puissances financières qui dirigent nos pays.

Une magnifique tradition
Un dernier point important. L'enseignement des mathématiques dans les grandes classes des lycées, en particulier le nombre d'heures de mathématiques par semaine, dépend de la spécialisation des élèves. En France, il y a beaucoup plus d'heures de mathématiques en section S (scientifique) que chez les littéraires, en Russie il y a des classes mathématiques (de six à huit heures de mathématiques par semaine) dans presque tous les lycées et aussi des « écoles spécialisées » dans toutes les grandes villes, où le niveau de l'enseignement des mathématiques reste très élevé. Les élèves qui ont plus d'heures de maths sont tout à fait capables, en général, de comprendre les abstractions mathématiques, et, pour eux, il n'est pas du tout nécessaire d'insister sur les significations concrètes de ces abstractions.
De mon point de vue, il ne faut pas changer l'enseignement traditionnel des mathéma­tiques (assez abstraites, plutôt formalisées) pour ce type d'élèves, en somme assez efficace en France, et surtout en Russie. Chez nous, tout en privilégiant les mathématiques abstraites, les enseignants des classes spécia­lisées et des écoles physico-mathématiques ont toujours cherché à présenter les idées fondamentales non seulement en profondeur, mais aussi en largeur, sans oublier de mentionner leurs applications diverses. Il serait catastrophique de remplacer cette magnifique tradition par l'étude des mathé­matiques appliquées.
Je prévois une objection du lecteur : la réforme dont je viens de décrire les grandes lignes est-elle réaliste, serait-elle réalisable ?
Je réponds honnêtement : non, elle ne l'est pas. Pour la réaliser, il faudrait bouleverser les programmes du secondaire (surmontant la résistance des enseignants, toujours opposés à tout changement), complètement modifier le contenu des examens (baccalauréat, concours universitaires), transformer la mentalité des professeurs de mathématiques et, pour cela, modifier considérablement leur formation universitaire, etc. Et, même si l'on réussissait à effectuer simultanément toutes ces réformes, il n'y a aucune raison de croire qu'un tel bouleversement ferait fonctionner efficacement le système éducatif actuel.
Mais je ne voudrais pas conclure cet article sur cette note pessimiste. Il serait peut-être envisageable que l'on puisse quand même, malgré toutes les difficultés, s'acheminer doucement vers un enseignement au lycée où les grandes idées mathématiques (donc les plus utiles) seraient expliquées dans des contextes concrets, de la vie réelle, où l'on apprendrait à réfléchir — au moins un peu ­avant de commencer à résoudre les problèmes. Une telle perspective me semble bien plus réaliste que de remplacer, comme le proposent Mumford et Garfunkel, les grandes idées mathématiques par des petits morceaux de mathématiques appliquées finalement inutiles.

ALEXEI SOSSINSKY



[1] Qui exprime le fait que les caractéristiques d'un échantillon aléatoire se rapprochent des caractéristiques de la population quand la taille de l'échantillon augmente. Les théories statistiques visent à préciser cet énoncé.

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