« Refondons l'école de la République ! » Le slogan, en lettres
noires, claque sur la gigantesque bâche qui recouvre les murs en travaux
du ministère de l'Éducation nationale. A l'intérieur, le ministre
Vincent Peillon, détendu, a accepté de débattre avec le sociologue de
l'éducation
Jean-Pierre Terrail, un esprit frondeur. Fin 2010, avec une
cinquantaine de chercheurs (
Groupe de recherches sur la démocratisation scolaire), ce dernier avait lancé à l'adresse de la gauche un appel
« pour une grande réforme démocratique de l'école». L'heure a sonné...
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En 6e, 25 %
des élèves français ont des acquis fragiles dans la maîtrise de la
langue, 15 % ont des difficultés sévères. Selon l'enquête internationale
Pisa, cette maîtrise a baissé entre 2000 et 2009. Doit-on parler d'un
échec massif de l'école française ?
Vincent Peillon : Tout le monde s'accorde aujourd'hui sur le
fait que notre école va mal, et même de plus en plus mal. Non seulement
elle reproduit les inégalités sociales, mais elle les accentue. Le fait
nouveau, ce n'est pas ce diagnostic : c'est qu'il est maintenant
partagé. Dans votre ouvrage, Jean-Pierre Terrail, vous soulignez que
lorsqu'on disait cela il y a seulement quelques années, on donnait le
sentiment de stigmatiser les enseignants. Il y avait beaucoup de
réticence à accepter les difficultés de l'école parce que chacun s'en
sentait responsable. Ce n'est plus le cas. Les évaluations, les études
d'éducation comparée, ont forgé progressivement une vision commune. J'en
tire une espérance, en tout cas une énergie. Car lorsqu'on veut
changer, transformer, refonder, il faut au moins un jugement partagé sur
la situation de départ.
Jean-Pierre Terrail : J'ajouterais que pendant
longtemps, les progrès quantitatifs de la scolarisation ont masqué la
persistance des inégalités et des taux d'échec. Dans les années 1960, 11
% des enfants d'ouvriers et 56 % des enfants de cadres décrochaient un
bac général ; aujourd'hui, ce sont 22 % des enfants d'ouvriers, certes,
mais 72 % des enfants de cadres. L'écart est de cinquante points !
Seconde chose dont on a pris conscience : le rôle de l’école élémentaire
dans cette situation, alors qu’on ne parlait auparavant que de la «
crise du collège ». J’approuve donc les orientations — priorité au
primaire — que vous avancez pour votre refondation.
V.P. : Je crois que c'est un changement très
important dans la mesure où les Français ont l'impression que cela se
passe bien en primaire. Peu de gens savent que la France lui consacre
peu d'argent par rapport aux autres niveaux d'enseignement, que nous y
avons le taux d'encadrement le plus faible de tous les pays de l'OCDE.
« Pour changer l'école, les lois ne suffisent pas,
il faut agir sur les habitudes. »
Vincent Peillon
Vous mettez beaucoup en avant, Monsieur le ministre, la question des rythmes scolaires...
V.P. : La semaine de quatre jours, instituée sous Xavier Darcos
en 2008, a été une très mauvaise décision. Quelle violence à l'égard
des enfants ! Il ne reste plus annuellement que 144 jours de classe,
alors que la moyenne européenne est de 180 jours. Cela signifie 144
jours trop chargés contre 221 jours sans école ! Nous devons changer
cela. Mais il y a d'autres priorités. Par exemple, la formation des
enseignants. Depuis 2008, les jeunes qui ont réussi leurs concours sont
projetés face aux élèves sans qu'on leur ait jamais appris leur métier —
y compris apprendre à un enfant de 6 ans à se saisir de la lecture.
Comment s'étonner alors qu'on produise de l'échec scolaire ? Il faut
vraiment accomplir une révolution copernicienne, commencer par le
commencement. Cette mobilisation générale autour du primaire, notre
priorité absolue, prendra du temps. D'autres chantiers majeurs —
évaluation des élèves, éducation prioritaire, usages du numérique —
avanceront en parallèle.
J.-P.T. : Je partage cet état d'esprit. Mais, si on
veut poser le problème dans toute son ampleur, il faut se demander : cet
échec, comment le traite-t-on ? Deux conceptions politiques s'opposent :
la première, c'est celle du Socle commun de connaissances et de
compétences, créé en 2005 par la loi Fillon. Elle consiste à dire : ces
enfants en grande difficulté de compréhension de l'écrit se retrouvent
démunis sur le marché du travail — quatre fois plus de chômeurs chez les
non-diplômés —, on ne peut pas se satisfaire de cette situation. On
essaie donc de limiter les dégâts, de transmettre à ces jeunes un
minimum culturel, on forme chez eux des « compétences » qui leur
permettront de faire face aux situations de la vie professionnelle et
familiale... Cette notion de « socle commun » n'a donc de sens que parce
que des enfants sortent du primaire en grande difficulté ! Comment s'en
satisfaire, alors que les études montrent que tous les enfants, à
partir du moment où ils ont acquis le langage, disposent des moyens
intellectuels nécessaires pour entrer dans la culture écrite, et
s'engager dans un processus qui débouche sur un bac général, que seuls
réussissent aujourd'hui 35 % des jeunes (1) !
« Classements, préorientation, filières de rattrapage…
On ne démocratisera pas l'école
sans mettre fin à cette compétition. »
J.P. Terrail
© Thomas Laisné pour Télérama
Quelle serait la seconde option pour combattre l'échec scolaire, Jean-Pierre Terrail ?
J.-P.T. : Supprimer cette mise en concurrence des enfants qui
commence dès l'école primaire ! En mettant en place ce qu'il est convenu
d'appeler l'école unique — tous les enfants au collège ! —, la Ve
République a provoqué une extension considérable de la scolarisation,
mais maintenu un taux d'échec et d'inégalité important. Car l'école
unique met en compétition les enfants. Dès la petite section de
maternelle, les maîtresses et les maîtres doivent remplir un
questionnaire de compétences de quatre-vingts questions. Or, toutes les
recherches, dans tous les pays, montrent que les conséquences de cette
mise en concurrence — classements, processus de préorientation, classes
de niveau, filières de rattrapage, enseignement professionnel, etc. —
s'exercent au détriment des classes populaires. On ne démocratisera
pas l'école sans mettre fin à cette compétition.
V.P. : Je vous rejoins sur un point central : en
France, toute difficulté devient un échec, et l'échec va vite devenir
une exclusion. On vous fustige tout petit déjà – il ne sait pas lire en
grande section ! – et cela, souvent, jusqu'à la fin des parcours. Seules
la formation des enseignants et de nouvelles pratiques pédagogiques
permettront de renverser ces mécanismes regrettables.
J.-P.T. : Mais il faut aussi décider : soit on
maintient le socle commun, avec scolarité jusqu'à 16 ans ; soit on se
lance dans une politique qui répond aux ambitions des familles
populaires. Quand on leur demande leurs souhaits pour leurs enfants,
neuf parents sur dix répondent l'enseignement supérieur. Cette
aspiration des familles rejoint l'intérêt du pays. Les enjeux
économiques, sociaux, environnementaux sont tels qu'ils passent par une
élévation extrêmement forte de la formation des jeunes. Il faut donc se
donner les moyens de construire une véritable « école commune »,
structurée autour d'un véritable tronc commun de 3 à 18 ans. Cela
suppose une amélioration massive de la pédagogie.
V.P. : Cette conception d'un socle commun réservé à
quelques-uns que vous condamniez à l'instant à juste titre n'est pas la
mienne. Ce qui est « commun », par définition, ne s'adresse évidemment
pas, dans mon esprit, aux seuls enfants en difficulté. Il nous
appartient, et c'est un des sujets au coeur de la concertation en cours,
de concevoir, pour tous les élèves, c'est-à-dire pour tous les futurs
citoyens, ce tronc commun de formation qui soit la référence de la
scolarité obligatoire et le ciment de la nation. Cela doit être un plus,
pas un moins. Mais nous avons ouvert cette discussion, pour améliorer
le pacte : que devons-nous à nos enfants ? Que sont la culture commune,
les compétences, la citoyenneté, voulues pour eux ?
« N'ayons pas une fausse vision
des lycées professionnels,
grands absents dans les médias. »
Vincent Peillon
Pourquoi ne pas remettre également en cause la compétition et l'omniprésence de la notation ?
V.P. : Les parents sont attachés à la notation. Faisons le
travail de leur expliquer qu'il existe diverses formes d'évaluations
possibles, et que certains pays comme la Finlande, où les enfants
réussissent bien, ont des pratiques différentes. Quand vous voulez agir
sur l'école, il faut toujours garder à l'esprit que les circulaires, les
décrets, les lois ne suffisent pas. Il faut aussi agir sur les
habitudes, l'esprit public, et les mentalités. Pour vaincre les
blocages, il faut instruire, éclairer, mener les débats.
J.-P.T. : Mais, chez la plupart des enseignants, il
est devenu normal, inévitable, qu'une partie de leurs élèves échoue !
Cette culture de l'échec s'enracine parce qu'on a donné aux enseignants
la possibilité de régler, autrement que par le travail de transmission
des savoirs, la difficulté d'apprentissage. La mauvaise note, le
redoublement, les classes de niveau, les filières, sont autant de
réponses apportées à la difficulté d'apprentissage... Historiquement,
le socle commun s'inscrit dans cette logique, il est la réponse
apportée à l'existence de cette masse d'élèves qui échoue.
V.P. : Historiquement, ce n'est pas vrai. Culture de
l'échec, notation, mise en filière, redoublement, tout cela existait
avant le socle commun qui a, au contraire, apporté un autre regard sur
l'élève, les apprentissages, et même l'évaluation. Certes, on peut
considérer que le socle est mal conçu, n'a pas résolu les problèmes,
mais le caricaturer nous emmènera vers une division des enseignants qui
ne nous permettra pas d'accomplir l'essentiel : changer des traits de
notre système qui conduisent à ce que vous appelez la culture de
l'échec.
© Thomas Laisné pour Télérama
Pour
l'heure, avec la filière professionnelle, on demande à 30 % des enfants
de choisir un métier à l'âge de 15 ans. Cela a-t-il encore un sens dans
un monde en mouvement ?
V.P. : N'ayons pas une fausse vision des lycées professionnels,
grands absents dans les médias. Ces enfants — parce qu'ils ne sont pas
issus des catégories les plus favorisées ? — intéressent manifestement
moins. Ces filières offrent des formations qualifiantes, elles ont
intégré le numérique, la robotique est là, les régions ont investi
beaucoup d'argent dans les plates-formes professionnelles, et nous avons
des lycéens qui trouvent du travail, reviennent pour des formations
complémentaires. Mais pour qu'elles obtiennent une reconnaissance dans
un pays qui a une telle hiérarchie de valeurs, il faut intégrer à ces
formations la philosophie, l'anglais, la culture générale, l'accès aux
arts, au même titre que dans les autres et veiller à de meilleures
transitions avec le supérieur. Il faudra aussi repenser notre système
d'orientation.
J.-P.T. : Il est urgent d'élever le niveau de
culture générale des intéressés qui auront besoin dans la vie
professionnelle de changer de métiers, de spécialités, de
qualifications. Je crains seulement que si l'on continue à réserver
l'enseignement professionnel aux élèves qui ont échoué dans
l'enseignement général, la lutte pour faire entrer tous les élèves dans
la culture écrite ne soit pas menée par les enseignants.
« On n'a jamais fait d'études en France
sur l'efficacité des méthodes, à cause du principe
de l'autonomie pédagogique. »
J.P. Terrail
Pourquoi les enseignants ne parviennent-ils pas à apprendre à lire à tous ?
J.-P.T. : J'ai confectionné un manuel d'apprentissage de
lecture, selon la méthode syllabique, testé en 2009-2010 dans douze
classes de CP, dont sept en ZEP. A la fin de l'année, sept enfants
seulement n'étaient pas entrés dans la lecture. Les maîtresses me
disaient qu'elles n'avaient jamais vu des enfants avec une telle qualité
de vocabulaire, d'écriture, d'orthographe. Or, on n'a jamais fait
d'études en France sur l'efficacité des méthodes, à cause du principe de
l'autonomie pédagogique. Aux Etats-Unis, de nombreuses enquêtes
montrent la supériorité manifeste de la méthode syllabique, notamment
avec les enfants des classes populaires. Pourquoi ne mène-t-on pas, avec
des statisticiens hors de tout soupçon, des enquêtes de comparaison ?
V.P. : Heureusement, cela se fait dans l'université
comme d'ailleurs au ministère ! Il y a, vous avez raison, des méthodes
plus efficaces que d'autres. Mais les méthodes relèvent des libertés
pédagogiques. Evitons que l'école ne soit le lieu d'affrontement
d'expertises. Il nous faut construire une culture commune, ce qui
suppose que chacun décentre un peu son point de vue. Les Ecoles
supérieures du professorat et de l'éducation permettront d'enseigner les
bonnes méthodes.
Pour revenir à votre seul « socle commun » à tous deux, la priorité au primaire, quels moyens comptez-vous mettre ?
V.P. : D'abord, l'accueil des plus petits, les moins de 3 ans,
en particulier dans les zones difficiles. Il faut redonner à la
maternelle une vraie spécificité, pas seulement celle d'une école
pré-élémentaire, mais d'une école qui permet de favoriser
l'épanouissement de l'enfant. En termes de moyens, c'est considérable.
Cela nécessitera des milliers de postes sur plusieurs années. Nous
allons recruter davantage d'enseignants et les former dans les nouvelles
Ecoles supérieures du professorat et de l'éducation. Car cette question
de la formation est aussi importante que celle des postes : enseigner
les bonnes pratiques, former à la pédagogie, c'est essentiel. Nous
mettrons aussi en œuvre un principe important : plus de maîtres que de
classes, pour différencier les pédagogies.
La France est un des pays de l'OCDE qui consacre le plus fort
pourcentage de son PIB à l'éducation. Y a-t-il du gâchis quelque part,
puisqu'on met très peu de moyens en primaire ?
V.P. : Probablement. En tout cas, il n'y a pas de débat
interdit. S'il y a gâchis, ce n'est ni dans la rémunération des
professeurs, qui est une des plus faibles d'Europe, ni dans le primaire !
Depuis des décennies, nous avons donné plus à ceux qui ont le plus. La
vérité, c'est qu'on donne davantage à un enfant des centres-villes qu'à
un enfant de ZEP — le récent rapport de la Cour des comptes est de ce
point de vue éclairant —, et davantage à un élève de classe
préparatoire, presque toujours issu de milieu favorisé, qu'à un élève du
primaire.
J.-P.T. : Ne nous en tenons pas à la question des
moyens. Il faut aussi évaluer ce qu'on a fait depuis quarante ans. Que
la réforme de l'enseignement du français dans le primaire en 1972 se
traduise quarante ans après par l'existence d'un tel pourcentage
d'enfants en grande difficulté, c'est un problème. Il faut amener les
enseignants à réfléchir sur la façon dont ils travaillent.
V.P. : Bien évidemment. Mais il faut aussi les
former, et leur donner les moyens de mieux accomplir leurs missions.
Nous allons mettre en place les Ecoles supérieures avec l'idée de
prendre à l'université ce qu'elle a de bon, la connaissance
disciplinaire, tout en retournant au contact de ceux qui savent
enseigner, car la professionnalisation est essentielle.
Et vos mesures concrètes sur les temps scolaires ?
V.P. : Sur la semaine, on devrait s'entendre sur les quatre
jours et demi, et pouvoir agir vite. Mais il faut aussi organiser la
journée autrement, et pour cela nous discutons actuellement avec
l'ensemble des acteurs : les mouvements d'éducation populaire, les
collectivités locales, les caisses d'allocations familiales. Peut-on
aller vers une offre qui ne serait pas seulement scolaire mais
éducative, pour tous les enfants de France ? Dans les écoles où l'on
donne un accès à la culture, aux pratiques artistiques, les enfants de
milieux défavorisés, qui étaient auparavant dans une impasse scolaire,
reprennent pied. J'irai au maximum de ce que nous pouvons faire, parce
qu'un pays doit comprendre que l'intérêt de sa jeunesse doit primer sur
le confort des égoïsmes.
Et la réflexion sur les programmes ?
V.P. : Il y avait un Conseil national des programmes qui a été
supprimé en 2005 par la loi Fillon. Plus personne n'est capable de me
dire qui fait les programmes aujourd'hui. Que voulons-nous enseigner à
nos enfants ? C'est un sujet d'intérêt national qui mérite du sérieux et
de la transparence. Il faut donc rétablir un cadre, une institution,
une méthode pour élaborer les programmes. C'est ce que nous allons
faire. Comme vous le savez, nous avons un président de la République,
François Hollande, qui a fait de l'école sa priorité. Aucun de mes
prédécesseurs n'a depuis longtemps eu un tel soutien. En plein milieu
d'une récession épouvantable, un seul budget est préservé et augmente,
c'est celui de l'école. Et en donnant la priorité à l'école, on inverse
les valeurs. La connaissance, la transmission, le dévouement sont les
valeurs premières. Mais aussi le temps, car une réforme de l'école prend
du temps. Nous avons fait le choix de réconcilier la nation avec une
action publique lente, longue, persévérante.
Sauvez l'école !
Dossier spécial dans Télérama du 12 septembre 2012
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(1) La proportion de bacheliers dans une génération est d'environ 65 %, dont 35 % pour le bac général et 30 %.
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