13 décembre 2014

L'enseignement du latin et du grec (Blaise Buscail)

Textes d'Antonio Grasci et de Louis Althusser mis en résonance par Blaise Buscail sur son site fermé La logique des réformes actuelles de l'éducation nationale.

1) Antonio Gramsci :

    L’efficacité éducative de la vieille école moyenne italienne, telle que l’avait organisée la vieille loi Casati, n’était pas à chercher (ou à nier) dans la volonté expresse d’être ou non école éducatrice, mais dans le fait que son organisation et ses programmes étaient l’expression d’un mode traditionnel de vie intellectuelle et morale, d’un climat culturel répandu dans toute la société italienne par de très anciennes traditions. Un tel climat et un tel mode de vie sont entrés en agonie, et l’école s’est détachée de la vie : c’est ce qui a déterminé la crise de l’école. Critiquer les programmes et l’organisation disciplinaire de l’école, cela signifie moins que rien si l’on ne tient pas compte de telles conditions. Ceci nous ramène à la participation réellement active de l’élève à l’école, participation qui ne peut exister que si l’école est liée à la vie. Quant aux nouveaux programmes, plus ils affirment et théorisent l’activité du disciple et sa collaboration active au travail de l’enseignant, plus ils sont prévus comme si le disciple était une pure passivité.

    Dans la vieille école, l’étude grammaticale des langues latine et grecque, jointe à l’étude des littératures et des histoires politiques respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l’idéal humaniste, qui s’incarne dans Athènes et Rome, était répandu dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et de la culture nationales. Même le caractère mécanique de l’étude grammaticale était vivifié par la perspective culturelle. Les notions particulières n’étaient pas apprises en vue d’un but immédiat pratico-professionnel : le but apparaissait désintéressé parce que l’intérêt était le développement intérieur de la personnalité, la formation du caractère à travers l’absorption et l’assimilation de tout le passé culturel de la civilisation européenne moderne. On n’apprenait pas le latin et le grec pour les parler, pour devenir employé d’hôtel, interprète, correspondant commercial. On les apprenait pour connaître la civilisation des deux peuples, présupposé nécessaire à la civilisation moderne, c’est-à-dire pour être soi-même et se connaître soi-même en pleine conscience. Les langues latine et grecque étaient apprises selon la grammaire, mécaniquement, mais il y a beaucoup d’injustice et d’impropriété dans l’accusation de mécanisme et d’aridité. On a affaire à de jeunes enfants auxquels il importe de faire acquérir certaines habitudes de diligence, d’exactitude, de bonne tenue même physique, de concentration psychique sur des sujets déterminés, habitudes qu’on ne peut acquérir sans répétition mécanique d’actes disciplinés et méthodiques. Un savant de quarante ans serait-il capable de rester seize heures de suite assis à son bureau s’il n’avait dès l’enfance été contraint, par coercition mécanique, d’adopter les habitudes psycho-physiques appropriées ? Si l’on veut sélectionner de grands hommes de science, c’est encore par là qu’il faut commencer, et c’est sur tout le domaine scolaire qu’il faut faire pression pour réussir à faire émerger ces milliers ou ces centaines, ou ne serait-ce que ces douzaines de savants de grand talent, dont toute civilisation a besoin (même si l’on peut faire de grands progrès dans ce domaine, à l’aide des crédits scientifiques adéquats, sans revenir aux méthodes scolaires des jésuites).

    On apprend le latin (ou mieux, on étudie le latin), on l’analyse jusqu’à ses subdivisions les plus élémentaires, on l’analyse comme une chose morte, c’est vrai, mais toute analyse faite par un enfant ne peut porter que sur des choses mortes ; d’autre part, il ne faut pas oublier que là où cette étude est faite sous cette forme, la vie des Romains est un mythe qui, dans une certaine mesure, a déjà intéressé l’enfant et l’intéresse, si bien que dans ce qui est mort est présente une plus grande vie. Et puis, la langue est morte, est analysée comme une chose inerte, comme un cadavre sur la table de dissection, mais elle revit continuellement dans les exemples, dans les narrations. Pourrait-on étudier de la même façon l’italien ? Impossible ; aucune langue vivante ne pourrait être étudiée comme le latin, cela serait et semblerait absurde. Aucun enfant ne connaît le latin quand il en commence l’étude par une telle méthode analytique. Une langue vivante pourrait être connue et il suffirait qu’un seul enfant la connaisse pour rompre le charme : tous iraient à l’école Berlitz, tout de suite. Le latin (le grec aussi) se présente à l’imagination comme un mythe, même pour l’enseignant. On n’étudie pas le latin pour apprendre le latin ; depuis longtemps, en vertu d’une tradition culturelle-scolaire dont on pourrait rechercher l’origine et le développement, on étudie le latin comme élément d’un programme scolaire idéal, élément qui résume et satisfait toute une série d’exigences pédagogiques et psychologiques ; on l’étudie pour habituer les enfants à étudier d’une façon déterminée, à analyser un corps historique qu’on peut traiter comme un cadavre constamment rappelé à la vie ; pour les habituer à raisonner, à abstraire schématiquement tout en étant capables de redescendre de l’abstraction à la vie réelle immédiate, pour voir dans chaque fait ou chaque donnée ce qu’il a de général et ce qu’il a de particulier, le concept et l’individu. Et la constante comparaison entre le latin et la langue qu’on parle, que ne signifie-t-elle pas du point de vue éducatif ? La distinction et l’identification des mots et des concepts, toute la logique formelle avec les contradictions des opposés et l’analyse des différents, avec le mouvement historique de l’ensemble linguistique qui se modifie dans le temps, qui a un devenir et n’est pas seulement une entité statique. Pendant les huit ans de gymnase-lycée (Gymnase : Nom donné en Italie à des établissements scolaires comportant les premières classes du second degré. Quelque chose comme nos C.E.S.). on étudie toute la langue historiquement réelle, après l’avoir vue photographiée dans un instant abstrait sous forme de grammaire : on l’étudie depuis Ennius (et même depuis les termes des fragments des Douze Tables) jusqu’à Phèdre et aux auteurs chrétiens ; un processus historique est analysé de sa naissance à sa mort dans le temps, mort apparente puisqu’on sait que l’italien, auquel le latin est continuellement confronté, est du latin moderne. On étudie la grammaire d’une certaine époque, une abstraction, le vocabulaire d’une période déterminée, mais on étudie (par comparaison) la grammaire et le vocabulaire de chaque auteur déterminé, et la signification de chaque terme dans chaque « période « (stylistique) déterminée, on découvre ainsi que la grammaire et le vocabulaire de Phèdre ne sont pas ceux de Cicéron, ni ceux de Plaute ou de Lactance et Tertullien, qu’un même assemblage de sons n’a pas la même signification à différentes époques, chez différents écrivains. On compare continuellement le latin et l’italien ; mais chaque mot est un concept, une image dont la coloration varie selon les temps et les personnes dans chacune des deux langues comparées. On étudie l’histoire littéraire des livres écrits dans cette langue, l’histoire politique, les hauts faits des hommes qui ont parlé cette langue. Tout ce complexe organique détermine l’éducation du jeune homme, du fait qu’il a parcouru, ne serait-ce que matériellement, cet itinéraire avec ces étapes, etc. Il s’est plongé dans l’histoire, il a acquis une intuition historiciste du monde et de la vie, qui devient une seconde nature, presque une spontanéité, parce qu’elle n’a pas été inculquée de façon pédantesque, par une « volonté » extrinsèquement éducative. Cette étude éduquait sans en avoir la volonté expressément déclarée, avec le minimum d’intervention « éducatrice » de l’enseignant : elle éduquait parce qu’elle instruisait. Des expériences logiques, artistiques, psychologiques étaient faites sans « y réfléchir », sans se regarder continuellement dans la glace, et surtout était faite une grande expérience « synthétique », philosophique, de développement historico-réel. Cela ne veut pas dire (et le penser serait stupide) que le latin et le grec, comme tels, aient des vertus intrinsèquement thaumaturgiques dans le domaine éducatif. C’est toute la tradition culturelle, vivante aussi et surtout hors de l’école, qui, dans un milieu donné, produit de telles conséquences. On voit d’ailleurs comment, une fois changée la traditionnelle intuition de la culture, l’école est entrée en crise, et est entrée en crise l’étude du latin et du grec.

     Il faudra remplacer le latin et le grec comme point d’appui de l’école formatrice et on les remplacera, mais il ne sera pas facile de disposer la nouvelle matière ou la nouvelle série de matières dans un ordre didactique qui donne des résultats équivalents pour l’éducation et la formation générale de la personnalité, depuis l’enfance jusqu’au seuil du choix professionnel. En effet, dans cette période les études ou la majeure partie des études doivent être désintéressées (ou apparaître telles à ceux qui apprennent), autrement dit ne pas avoir de buts pratiques immédiats ou trop immédiats, elles doivent être formatrices même si elles sont « instructives », c’est-à-dire riches de notions concrètes. Dans l’école actuelle, la crise profonde de la tradition culturelle, de la conception de la vie et de l’homme entraîne un processus de dégénérescence progressive : les écoles de type professionnel, c’est-à-dire préoccupées de satisfaire des intérêts pratiques immédiats, prennent l’avantage sur l’école formatrice, immédiatement désintéressée. L’aspect le plus paradoxal, c’est que ce nouveau type d’école paraît démocratique et est prôné comme tel, alors qu’elle est au contraire destinée non seulement à perpétuer les différences sociales, mais à les cristalliser à la chinoise (Allusion au système du mandarinat dans l'ancienne Chine.).

Antonio Gramsci
Problèmes de civilisation et de culture


B. Buscail : Il n’est pas inutile de comparer ce texte avec ce que peut raconter Althusser dans son fameux article sur l’école (extrait plus large donné plus bas).

Or, qu'apprend-on à l'Ecole ? On va plus ou moins loin dans les études, mais on apprend de toutes façons à lire, écrire, compter, — donc quelques techniques, et pas mal d'autres choses encore, y compris des éléments (qui peuvent être rudimentaires ou au contraire approfondis) de « culture scientifique » ou « littéraire » directement utilisables dans les différents postes de la production (une instruction pour les ouvriers, une autre pour les techniciens, une troisième pour les ingénieurs, une dernière pour les cadres supérieurs, etc.). On apprend donc des « savoir-faire».

Que faut-il penser d’un tel passage ?
Que l’analyse d’Althusser prend position devant une école qui a déjà enregistré les changements annoncés par Gramsci ? Seule l’étude historique de l’évolution de l’école en France peut le dire. Or celle-ci semble montrer que les programmes ont été très stables jusque au début des années 1970. Mais alors, que fait Althusser ? Il prophétise ce qui doit arriver, et donne aux réformateurs de « gauche » les instruments théoriques POUR que cela arrive ?


2) Louis Althusser : 

Extrait de « Idéologie et appareil idéologiques d’Etats », texte reproduit dans Positions, ES, 1976, p. 71 à 73.

   Pourtant il ne suffit pas d’assurer à la force de travail les conditions matérielles de sa reproduction, pour qu’elle soit reproduite comme force de travail. Nous avons dit que la force de travail disponible devait être « compétente », c’est-à-dire apte à être mise en œuvre dans le système complexe du procès de production. Le développement des forces productives et le type d’unité historiquement constitutif des forces productives à un moment donné produisent ce résultat que la force de travail doit être (diversement) qualifiée et donc reproduite comme telle. Diversement : selon les exigences de la division sociale-technique du travail, à ses différents « postes » et « emplois ».

Or, comment cette reproduction de la qualification (diversifiée) de la force de travail est-elle assurée en régime capitaliste ? A la différence de ce qui se passait dans les formations sociales esclavagistes et servagistes, cette reproduction de la qualification de la force de travail tend (il s’agit dune loi tendancielle) à être assurée non plus « sur le tas » (apprentissage dans la production même), mais de plus en plus en dehors de la production : par le système scolaire capitaliste, et par dautres instances et institutions.

    Or, quapprend-on à l’Ecole ? On va plus ou moins loin dans les études, mais on apprend de toutes façons à lire, écrire, compter, — donc quelques techniques, et pas mal dautres choses encore, y compris des éléments (qui peuvent être rudimentaires ou au contraire approfondis) de « culture scientifique » ou « littéraire » directement utilisables dans les différents postes de la production (une instruction pour les ouvriers, une autre pour les techniciens, une troisième pour les ingénieurs, une dernière pour les cadres supérieurs, etc.). On apprend donc des « savoir-faire».

    Mais à côté, et aussi à l’occasion de ces techniques et ces connaissances, on apprend à l’Ecole les « règles » du bon usage, c’est-à-dire de la convenance que doit observer, selon le poste qu’il est « destiné » à y occuper, tout agent de la division du travail : règles de la morale, de la conscience civique et professionnelle, ce qui veut dire, en clair, règles du respect de la division sociale-technique du travail, et en définitive règles de l’ordre établi par la domination de classe. On y apprend aussi à « bien parler le français », à bien « rédiger », c’est-à-dire en fait (pour les futurs capitalistes et leurs serviteurs) à « bien commander », c’est-à-dire (solution idéale) à « bien parler » aux ouvriers, etc.

    Pour énoncer ce fait dans une langue plus scientifique, nous dirons que la reproduction de la force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa soumission aux règles de l’ordre établi, c’est-à-dire une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la Capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de lexploitation et de la répression, afin quils assurent aussi « par la parole » la domination de la classe dominante.

    En dautres termes, lEcole (mais aussi dautres institutions comme l’Eglise, ou d’autres appareils comme l’Armée) enseignent des « savoir-faire », mais dans des formes qui assurent lassujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa « pratique ». Tous les agents de la production, de l’exploitation et de la répression, sans parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx) doivent être à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie, pour s’acquitter « consciencieusement » de leur tâche — soit d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses « fonctionnaires »), etc.

    La reproduction de la force de travail fait donc apparaître, comme sa condition sine qua non, non seulement la reproduction de sa « qualification », mais aussi la reproduction de son assujettissement à lidéologie dominante, ou de la « pratique » de cette idéologie, avec cette précision qu’il ne suffit pas de dire : « non seulement mais aussi », car il apparaît que cest dans les formes et sous les formes de l’assujettissement idéologique quest assurée la reproduction de la qualification de la force de travail.
Mais par là, nous reconnaissons la présence efficace d’une nouvelle réalité : l’idéologie.
Ici, nous allons présenter deux remarques.
La première sera pour faire le point de notre analyse de la reproduction.
Nous venons d’étudier rapidement les formes de la reproduction des forces productives, c’est-à-dire des moyens de production d’une part, et de la force de travail d’autre part.
Mais nous n’avons pas encore abordé la question de la reproduction des rapports de production.

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