13 décembre 2014

D'Allègre à Vallaud-Belkacem : les ministres changent, mais pas les visées (Blaise Buscail)

   Le texte qui suit date de la "période Allègre", il peut donc sembler obsolète. Ce n'est pourtant pas le cas, et il serait naïf de croire qu'un changement de ministre entraîne un changement de politique. N'oublions pas que la politique du ministre Allègre vient en droite ligne de la loi d'orientation de 1989 du ministre Jospin. Les méthodes changent peut-être d'Allègre à Lang, puis à Ferry, mais point les visées.

Claude Allègre a été ministre de l'Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie dans le gouvernement Lionel Jospin de 1997 à 2000.

   Ce petit article a pour but de résumer en quelques mots le dessein général qui se cache derrière les réformes ponctuelles mises en œuvres par Monsieur le Ministre Claude Allègre. Car il nous semble bon aujourd'hui de faire en sorte que tout un chacun prenne conscience de ce qui se trame et de ce que sera l'école de demain si une mobilisation des personnels enseignants, des lycéens, étudiants et parents d'élèves, puis de tous les citoyens, ne se fait pas rapidement, pour opposer un NON radical à la mouvance actuelle.

   Commençons par préciser le contexte de ces réformes : l'Europe, et plus largement la mondialisation. Or que voyons-nous se dessiner au niveau de l'Europe ? En bref, une politique libérale extrême de l'éducation. En effet, il apparaît clairement que l'orientation européenne, sous l'influence en particulier de l'E.R.T., est de soumettre l'école aux besoins et aux exigences de l'économie.

     Ce d'abord au niveau de la formation, puisque l'idée est de faire de l'enseignement, de la formation, un nouveau marché, le plus juteux qui soit (pour les conséquences de cette démarche sur le contenu des enseignements, cf. nticd). A terme, l'une des conséquences majeures sera la décentralisation de l'enseignement, ce qui équivaut à dire une inégalité flagrante, à la fois géographique et économique, devant l'école. Ainsi ne sera plus proposée que la formation requise par telle entreprise à tel endroit, et pour celui qui en aura les moyens (l'enseignement national ne serait plus, quant à lui, que l'école "basique" des pauvres, auxquels il sera généreusement octroyé un enseignement gratuit mais pour le moins "light"). Qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas là un scénario- catastrophe issu de la paranoïa de quelques professeurs réactionnaires : cette logique apparaît nettement dans le rapport Attali sur l'Université (par exemple l'idée de « pôle universitaire d'excellence »), et Monsieur Allègre n'avait que trop souvent le mot "rentabilité" à la bouche. Il conçoit l'école en terme de marché et d'entreprise, et se frotte les mains à l'idée que le financement des établissements scolaires ne soit plus, enfin, supporté par l'Etat mais par les collectivités locales : une école rentable est une école qui ne coûte plus trop à l'Etat, et qui d'autre part laisse place au marché de l'éducation : d'une pierre deux coups !!! Or c'est précisément l'orientation voulue par les instances européennes (cf. les fameux "critères de convergence", qui sont définis, entre autres, pour laisser la place libre aux marchés).

     Ensuite et très logiquement, la formation bascule vers les entreprises, elle entre dans le marché, et elle est de fait un marché énorme convoité par les grands industriels de l'information, et tout particulièrement de l'informatique, ceux de l'E.R.T. bien sûr, qui voient s'ouvrir devant eux un gigantesque réservoir de consommateurs pour leurs produits (didacticiels, formations continues...). Les établissements scolaires de l'Education Nationale, deviennent, quant à eux, des "lieux de vie", c'est-à-dire des endroits où les enfants de pauvres sont "socialisés", autant dire le lieu du contrôle social, où il ne s'agit plus d'apprendre mais de se sentir bien : il faut jeter un os au chien pour qu'il cesse d'aboyer, ou ne commence pas de le faire. C'en est alors fait de l'école publique, remplacée par une formation privée dont la qualité dépend des ressources de l'étudiant. Citons Monsieur Attali :
« Un jour viendra où l'enseignement, loin d'être un coût pour la société, sera une source de profit pour les industries du savoir, qui fabriqueront les vidéodisques, les CD-Rom, les logiciels éducatifs et les sites Internet dont se serviront nos enfants. Toutes les fonctions sociales ont commencé par être, comme l'éducation, une dimension d'un rituel religieux, avant de devenir un instrument du pouvoir politique, puis un service collectif, puis marchand, et, enfin, dans certains cas, un objet produit en série. [La solution] est de transformer le processus éducatif, comme ce fut le cas d'autres fonctions, en mettant les potentialités technologiques nouvelles au service de sa mission. Lorsqu'un service a pu être remplacé, ou complété, par un objet produit en série (le concert par le disque, le clocher par la montre, la diligence par l'automobile, le lavoir par la machine à laver, voire, un jour, le soin par la prothèse), la dépense est devenue une recette, la charge un profit, le problème une solution » 
(in Jacques Attali, L'ÉCOLE D'APRÈS-DEMAIN : Les nouvelles technologies vont-elles remettre en cause le système éducatif ?, Le Revenu Français Hebdo n° 324 du 2 décembre 1994).
     Mais, dira-t-on, n'avons-nous pas un gouvernement socialiste, n'est-il pas parfaitement improbable qu'un gouvernement de gauche en vienne à une telle politique (néo-libérale), que les contraintes européennes existent ou pas ?

     C'est à voir, car d'une part ces contraintes existent bel et bien, il suffit pour s'en apercevoir de considérer les exigences de l'Europe en matière de réduction du nombre des fonctionnaires. Mais surtout, il faut bien voir que le néo-libéralisme en question n'est pas incompatible avec le socialisme, bien au contraire. Bien sûr, socialisme se disait d'abord de toute doctrine suivant laquelle on ne peut compter sur le libre jeu des initiatives et intérêts individuels pour obtenir bonheur et égalité sociale. Mais cette position elle-même est fondée sur la constatation et la dénonciation des inégalités sociales, et la finalité de tout socialisme est de les réduire. Or, si le socialisme a longtemps puisé dans l'analyse marxiste pour chercher les moyens de cette réduction, cette analyse n'est cependant pas le propre du socialisme, qui peut à tout moment changer son fusil d'épaule et chercher de nouveaux moyens, par exemple des moyens néo-libéraux, comme c'est le cas aujourd'hui.

     Alors les judicieux conseils pédagogiques de l'ombre de M. Allègre, M. Meirieu, prennent tout leur sens. Car que propose la pédagogie moderne ? Notons d'abord qu'elle remplace l'enseignement par l'éducation (les fameuses « Sciences de l'Éducation !). L'enseignement, c'est la transmission des savoirs, mais l'éducation est une visée en effet autrement plus ambitieuse, celle de développer chez un sujet donné une ou des facultés bien précises. Outre que, comme le disait Freud, cette tâche est impossible, et que seul un sujet peut s'éduquer lui-même, justement au contact des savoirs, il faut encore voir que le mot éducation veut dire chez nos pédagogues socialisation, c'est à dire processus d'intégration à une société donnée. L'école sera donc désormais et simplement le lieu d'une « culture commune », bref un lieu où l'on vit ensemble, où l'on apprend la vie sociale et où l'on partage certaines valeurs : c'est le thème de la citoyenneté si cher à notre ministre. La transmission des savoirs devient secondaire, et même futile puisque l'important est d'être un bon citoyen et un bon travailleur à la fois. On voit bien que le thème de l'émancipation par le savoir devient obsolète. Concrètement, ce que l'on appelait il y a longtemps l'enseignement des Humanités (terme à méditer) est voué à disparaître : adieu littérature, philosophie, histoire... Et a-t-on besoin aujourd'hui de lire Descartes ? Baudelaire n'est-il pas un dangereux agitateur ? Tout savoir doit être aujourd'hui utile et « éduquant ». Il faut comprendre par là que l'école gratuite, c'est à dire l'école des pauvres, n'aura plus pour fonction que de "socialiser", bref de faire en sorte que les défavorisés (ceux qui ne peuvent être rentables en tant que clientèle du marché de la formation) ferment leurs gueules : ils ne peuvent pas payer, donnons-leur un os, mais cet os doit alors être anesthésiant, et voici venir la pédagogie du jeu, du superficiel, de l'illusion (apprendre à apprendre, c'est-à-dire ne rien apprendre)...

    Une illustration, ou même une preuve, parmi d'autres : un texte officiel sur les "heures de vie de classe".

    Pour finir, l'argument ultime de ces messieurs est que leurs opposants, les professeurs donc, ne comprennent pas leurs motifs ni leurs vues et encore moins leurs buts. Car s'ils comprenaient, ils seraient rien de moins que convertis. Mais en vérité, messieurs, nous comprenons trop bien, et notre regard va chercher derrière l'apparente bonhomie de vos bonnes intentions et de vos beaux sentiments. Ce qui fait que de deux choses l'une : ou bien vous êtes cyniques et menteurs, ou bien inconscients. 

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