28 janvier 2015
Céline Alvarez adopte Montessori dans le public
Source : Le Point 2211 du 22.01.2015.
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Les miracles du boulier
Source : Le Point 2211 du 22.01.2015.
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12 janvier 2015
La "MacDonaldisation" des systèmes scolaires (Steiner-Khamsi)
Présentation de Blaise Buscail : Le texte de G. Steiner-Khamsi a pour très grande qualité de montrer que la décentralisation, ou plus généralement l'autonomie donnée au niveau local (que ce soit aux établissements, aux départements...) correspond dans une large mesure à une politique d'économie budgétaire (1). Cela n'est pas une grande nouveauté, et frise même le truisme si l'on en reste là. Ce qui est vraiment intéressant, c'est de montrer que cette dimension budgétaire ne s'accompagne en aucun cas d'une décentralisation pédagogique (avec les effets bénéfiques qu'on lui prête en général, la souplesse, l'adaptation aux besoins locaux...), car ce serait seulement la gestion que serait décentralisée. Dans cette direction, l'auteur montre que l'autonomie croissante du local implique en contre-partie une centralisation beaucoup plus stricte et contraignante de la sphère pédagogique, sous le contrôle de l'Etat (fut-ce par l'entremise d'entreprises privées de formation, avec lesquelles l'Etat passe contrat, ce qui nous mène à l'AGCS et à l'industrie de la formation). Il en résulte donc normalisation et uniformisation de l'enseignement, contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire.
L'analyse porte en particulier sur des pays connus pour leur politique libérale d'éducation, U.SA., U.K. et Suisse... mais nous ne pouvons pas ne pas faire le lien avec la France, aussi bien sous l'angle de l'actualité que sous celui des réformes passées. Ainsi faut-il remarquer que la loi d'orientation de 1989 promulguée sous le ministre Jospin s'accompagnait de la création des IUFM, c'est à dire d'une politique de formatage pédagogique extrêmement prégnante (que les IUFM soient remis en cause par le ministre L. Ferry ne signifie alors rien, sinon que la fonction centralisée doit se renforcer encore lors de la " seconde décentralisation " : les IUFM laisseraient leur place à une Inspection Générale refondue). Le cas de la France ne diffère alors que par sa résistance spécifique à la privatisation, obligeant les gouvernements (et peu importe ici leur étiquette politique) à préparer longuement le terrain en mettant en place des structures institutionnelles et juridiques analogues à celles que l'on trouve dans les pays à politique libérale, afin de faciliter plus tard la transition. On peut considérer par exemple que les IUFM jouent en France le rôle dévolu à l'industrie de la formation dans les autres pays : le moment venu, il n'y aura plus qu'à remplacer les premiers par cette dernière.
La limite du texte que l'on va lire réside dans le fait qu'il s'arrête sur le seuil d'une réflexion sur la question de la nature des enseignements soumis au formatage pédagogique centralisé (question essentielle selon nous). L'auteur se contente d'indiquer un appauvrissement de ces enseignements par la définition de critères d'efficacité. Il nous semble cependant important d'explorer les conséquences d'une industrialisation pédagogique, qui implique par définition ce qu'implique toute industrie : production de masse, formatage et appauvrissements, réduction à des procédures... Or cela n'est point seulement l'avenir, ni même le présent, mais constitue déjà un long passé, aux U.S.A. certes, mais aussi en France.
(1) Pour la France, le ministre Ferry déclare " Je n'ai aucune honte à considérer que les économies budgétaires font aussi partie de mes missions. Je ne peux me désintéresser du budget de l'Etat quand un dépassement budgétaire nous conduirait à une mise sous tutelle de l'Union européenne.
"Assemblée nationale COMPTE RENDU ANALYTIQUE OFFICIEL, Session ordinaire de 2002-2003 - 72ème jour de séance, 177ème séance http://www.assemblee-nationale.fr/12/cra/2002-2003/177.asp
Origines et conséquences des réformes des systèmes de formation
Conférence de Gita Steiner-Khamsi,
professeure de sciences de l’éducation comparées et internationale, à la Columbia University
1/ «MacDonaldisation» des systèmes scolaires
Le texte reproduit ci-dessous est la première partie de l’exposé présenté par Gita Steiner-Khamsi, professeure de sciences de l’éducation comparées et internationale à New York (Teachers College, Columbia University), dans le cadre de la Conférence fédérative des enseignant-e-s du SSP de 1998. Il s’agit d’une analyse des origines et des conséquences des diverses réformes des systèmes de formation à l’œuvre dans tous les pays. Pour la suite de l’exposé, voir ci-dessous le texte « Les intérêts de l’industrie de la formation priment souvent les considérations pédagogiques ».
Quel est le gouvernement qui le premier a eu l’idée de mettre la formation sur le même plan qu’une marchandise ? Quoique cette question semble aujourd’hui sans importance, elle mérite tout de même d’être posée. Est-ce le Ministère de l’éducation de l’Angleterre et du Pays de Galles qui commença en 1988 à définir les «bonnes écoles» en fonction des demandes d’immatriculation qui leur avaient été adressées ? Ou est-ce le gouvernement américain, qui, sous la présidence de Ronald Reagan, lança une attaque contre l’appareil bureaucratique de l’Etat jugé «exagérément gonflé» en proposant de supprimer le Ministère de l’éducation au niveau fédéral ? Le «libre choix» de l’école est l’une des caractéristiques de la réforme scolaire anglaise et galloise, tandis que le développement scolaire local est né dans un contexte historique typiquement américain. Aujourd’hui, ces deux approches constituent les moteurs des réformes scolaires, non seulement en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, mais également au niveau mondial.
La formation assimilée à une marchandise
Ces deux systèmes scolaires assimilent la formation à une marchandise, les parents à des clients et l’école à un produit. Pour améliorer la qualité de ce produit, les mécanismes régulateurs du marché libre ont été introduits par le biais de la publication du profil pédagogique des écoles, des résultats d’examen de leurs élèves et du degré de formation de leurs enseignant-e-s. Si la composition de ce produit n’est pas (encore) affichée sur son emballage, à savoir à l’extérieur ou à l’entrée de l’école, elle est pourtant publiée dans les rapports annuels sur les écoles ou dans les journaux. A New York, les journaux font paraître tous les printemps le classement des écoles afin que les parents puissent inscrire leurs enfants en tant que futur-e-s écoliers-ières. Depuis de nombreuses années, ces listes circulent également dans les gérances, car le prix d’achat d’une maison ou d’un appartement dépend des performances des écoles implantées dans son voisinage.
Selon cette logique basée sur l’économie de marché, les écoles jugées «mauvaises» disparaissent progressivement d’elles-mêmes, étant donné qu’elles ne génèrent plus de demande. Depuis la réforme du système éducatif d’Angleterre et du Pays de Galles de 1988 («Education Reform Act»), les parents peuvent choisir librement une école pour leurs enfants. Cette «liberté de choix» est censée stimuler la compétition entre les différents établissements. Afin de donner aux écoles la marge de manœuvre nécessaire pour se renouveler et définir leur profil pédagogique, l’on a décentralisé le développement ou le processus de réforme des écoles.
L’essor de l’industrie de la formation
Le «développement scolaire décentralisé» ou «local» est très répandu aux Etats-Unis. Depuis le début des années 1990, les parents et les enseignant-e-s sont de plus en plus nombreux à s’organiser dans le cadre du mouvement «Charter School» («écoles charter»): ces personnes fondent des écoles en trouvant les locaux nécessaires, en déterminant le programme d’enseignement, en engageant du personnel qualifié et en chargeant une entreprise de formation de la direction et de l’organisation de cet établissement. Dans cet exposé, j’évoquerai une série de raisons expliquant pourquoi le libre choix de l’école et le développement scolaire local ont donné un essor massif à l’industrie de la formation dans la plupart des Etats. Au lieu de développer et de renouveler les écoles au niveau local, l’on a de plus en plus souvent délégué la réforme des écoles à des entreprises de formation, remplaçant ainsi une situation de dépendance par une autre. En effet, dans le cadre d’une «réforme scolaire centrée sur l’efficacité», les écoles ne sont plus dépendantes de l’Etat mais de l’économie ou, plus précisément, de l’industrie de la formation.
Comme les réformes scolaires centrées sur l’efficacité commencent seulement maintenant à être introduites dans différents cantons suisses, nous pouvons tirer la leçon des expériences faites dans d’autres Etats. Il s’agit d’analyser en détail les réformes scolaires entreprises par les pays ayant commencé il y a déjà dix ans à restructurer leur système scolaire en s’engageant dans la voie de la réforme scolaire locale (en anglais américain: «site-based management» – gestion axée sur le site –, ou «school-based management» – gestion axée sur l’école) [...]
Globalisation et MacDonaldisation des systèmes scolaires
Le développement scolaire local a progressé très rapidement dans tous les Etats. Et qui plus est, il n’est plus possible aujourd’hui de rendre les partis conservateurs responsables de cette évolution. En effet, il y a encore quelques années, l’on mettait les réformes scolaires centrées sur l’efficacité sur le compte de Thatcher ou de Reagan, en pensant que cette évolution ne constituait qu’une tendance passagère. S’il est vrai que les présidents britannique et américain actuellement en fonction n’ont pas la même appartenance politique que leurs prédécesseurs, ils ont néanmoins maintenu la volonté politique de décentralisation prônée par ces derniers. Entre-temps, le développement scolaire local est devenu une tendance mondiale, si bien que l’Anglais Blair ou l’Américain Clinton ne constituent plus des exceptions. Pratiquement tous les dirigeant-e-s de gouvernement ont repris dans leur programme de parti la décentralisation des écoles et le développement scolaire local.
Nous assistons donc à une convergence des systèmes scolaires, c’est-à-dire que les systèmes scolaires de différents pays du globe deviennent de plus en plus semblables. Néanmoins, le nom des réformes scolaires centrées sur l’efficacité entreprises dans les années 1980 et 1990 varie d’un Etat à l’autre. Ainsi, l’on parle en Nouvelle-Zélande de «outcome-based education» (système éducatif basé sur les résultats) et de «self-management» (gestion autonome). Dans les Etats d’Amérique latine, ce type de réforme est désigné par le terme de «Scuela Nueva», tandis que la Chine a mis en œuvre ce qu’elle nomme la «dérégulation limitée» et que la République de Mongolie a introduit cette année un système de «bons» (en anglais: «voucher»; bon donnant droit à certains services) pour la formation des maîtres, afin de briser le monopole de l’institut national de formation des enseignant-e-s.
«Le modèle scolaire international»
Le fait que les systèmes éducatifs mondiaux s’adaptent les uns aux autres a même incité les expert-e-s en sciences de l’éducation à faire la prévision selon laquelle un seul modèle scolaire, le «modèle scolaire international», allait s’imposer au niveau mondial. D’après James Guthrie et Lawrence Pierce (1990), les caractéristiques de ce modèle scolaire international sont les suivantes: «Un programme scolaire fixé au niveau national accordant beaucoup de poids aux mathématiques, aux sciences naturelles et aux langues étrangères; le déplacement des décisions opérationnelles au niveau des écoles; une utilisation accrue des examens comme baromètre des performances des enseignant-e-s; le fait d’accorder la priorité à la formation des maîtres et à leur professionnalisme; et dans le domaine de la formation supérieure : accès facilité aux universités et multiplication des conditions permettant d’organiser le processus d’apprentissage comme un processus qui dure toute la vie.»
Il est incontestable qu’une série de facteurs comme la globalisation de l’économie, la concurrence internationale, les migrations au niveau mondial, la crise de l’Etat-providence, l’expansion technologique et d’autres évolutions au niveau du globe ont influencé les systèmes scolaires de manière similaire dans différents pays. C’est pourquoi la description que proposent Guthrie et Pierce pour le modèle scolaire international, qui est en train de se répandre, ne constitue qu’une tentative de traduire par écrit la convergence internationale qu’opèrent les systèmes éducatifs nationaux. Cela ne répond pas encore à la question de savoir pourquoi et comment des systèmes éducatifs appliqués dans les différentes parties du globe deviennent de plus en plus semblables.
«Un processus d’américanisation»
George Ritzer, auteur de plusieurs ouvrages sur la «MacDonaldisation» de la société – en référence à la firme McDonald – a proposé une analyse convaincante des processus de globalisation. Cet auteur considère que la globalisation n’est rien d’autre qu’un processus d’américanisation, ce qui concrètement correspond à l’expansion au niveau mondial des critères d’évaluation américains relatifs à la gestion rationnelle ou à la direction centrée sur l’efficacité. Les titres de ses ouvrages ont pour but de rappeler aux lecteurs/-trices que McDonald a été la première entreprise à introduire un nouveau style de direction basé sur le principe de la rationalisation et de l’automatisation complètes. Pour être plus précis, il s’agit de quatre principes que la chaîne américaine de restauration rapide enseigne à son personnel dans sa propre université à Chicago («McUniversity») : Efficience, calcul de la rentabilité, prévisibilité et contrôle.
Premier principe, l’efficience : l’entreprise est axée entièrement sur une exécution efficiente des différentes phases de travail. Ainsi, les hamburgers sont préparés de manière industrielle et précuits en grande quantité. De même, l’on a réglé avec efficience la manière dont le/la client-e peut faire sa commande. Les grands panneaux disposés derrière le personnel travaillant aux caisses permettent aux client-e-s de jeter un œil sur le choix des mets proposés tout en passant la commande. De cette manière, l’on ne perd pas de temps et les client-e-s ne bloquent pas celles et ceux qui les suivent dans la file d’attente.
Le deuxième principe, le calcul de la rentabilité, implique que le critère de quantité prime celui de la qualité. Le fait que les aliments soient préparés et consommés rapidement répond à une volonté précise de l’entreprise. Ainsi, la durée de présence des client-e-s des McDonalds «Drive-Through» (commande directement depuis la voiture) est réduite à un maximum de 5 minutes, étant donné que les mets désirés sont livrés très rapidement après réception de la commande et que les client-e-s peuvent ensuite reprendre la route. A l’intérieur du restaurant, la situation est similaire. En effet, la durée de présence des client-e-s n’est en moyenne que de 20 minutes, car les chaises ont été conçues de façon à ne pas être très confortables.
Troisième principe, la prévisibilité : Le style de gestion de McDonald est extrêmement réglementé et donc prévisible. Cette caractéristique de rationalisation se traduit par le fait que les client-e-s savent toujours à quelle sorte de service et de mets elles/ils peuvent s’attendre, et cela dans n’importe quel restaurant McDonald.
Quatrième principe, le contrôle (de la qualité). Il est assuré par une automatisation du déroulement du travail. Etant contrôlé-e-s par des machines, les employé-e-s ne peuvent pas faire beaucoup d’erreurs. L’horloge de contrôle des pommes frites sonne après 20 minutes, puis une autre machine sort les frites de l’huile bouillante. Pour les client-e-s, cette organisation du travail implique qu’il n’est pas possible de répondre à des commandes personnalisées. Le/la client-e ne peut, par exemple, demander des frites cuites davantage.
L’extension du système McDonald
L’évocation de ces quatre principes de rationalisation introduits par McDonald dans les années 1950 est pertinente pour notre exposé dans la mesure où ils ont été appliqués par la suite non seulement dans d’autres secteurs de la société américaine, mais également dans d’autres pays. Dans la société américaine, la «rationalisation» s’est imposée comme le principe dominant depuis la naissance jusqu’à la mort, en commençant par les chaînes d’entreprises spécialisées dans les tests de fécondité, jusqu’à celles qui organisent les funérailles.
Ritzer utilise le préfixe «Mac» pour souligner la rationalisation extrêmement rapide qui touche l’ensemble des secteurs de la société. Ainsi, il parle de «Mac-universités», de la «Mac-Disneyisation», des «Mac-emplois », afin de mettre en évidence le processus de rationalisation du système éducatif, du tourisme et du travail selon les critères économiques de l’entreprise McDonald (Ritzer 1998) [...] En référence au travail de Ritzer, j’aimerais introduire la notion de «Mac-décentralisation» pour décrire le développement scolaire local pratiqué dans le canton de Zurich, qui désigne ce processus par le terme « d’école publique à autonomie partielle » (Teilautonome Volkschule).
Services publics, N° 1, 29 janvier 1999
2/ «Les intérêts de l’industrie de la formation priment souvent les considérations pédagogiques»
Vous pourrez lire ci-dessous la deuxième partie de l’exposé présenté par Gita Steiner-Khamsi, professeure de sciences de l’éducation comparées et internationale à New York (Teachers College, Columbia University), dans le cadre de la Conférence fédérative des enseignant-e-s du SSP de 1998. Après avoir analysé les origines des réformes scolaires, l’auteure y expose deux de ses thèses sur les conséquences de l’autonomisation des écoles, à savoir la «MacDonaldisation» des systèmes de formation et l’émergence d’une dépendance par rapport à l’industrie de la formation. Pour la suite de l’exposé, voir le texte « L’efficacité basée sur les performances a supplanté la formation en fonction des besoins ».
Voici la première thèse provocante dont le but est de stimuler la discussion: Le développement scolaire local et la diversité pédagogique, qui devrait – selon l’intention affichée – se traduire par une différence de profil entre les écoles, sont des notions qui, à la longue, s’excluent mutuellement. Au lieu d’introduire une différenciation, la décentralisation mène au contraire à la MacDonaldisation des réformes scolaires, processus dans lequel les programmes de formation des différentes écoles deviennent de plus en plus semblables.
La décentralisation mène à la MacDonaldisation
Le développement scolaire local ou le système d’école publique à autonomie partielle permettent – c’est du moins l’argument de leurs partisan-e-s – de tenir compte des besoins d’une école précise ou d’un arrondissement scolaire particulier. A la longue, ce processus est censé créer des écoles plus innovatrices sur le plan de la formation, répondant mieux aux besoins et dirigées de manière plus démocratique. Pour concrétiser ces objectifs ambitieux, beaucoup d’écoles ont aujourd’hui recours à des consultant-e-s externes. Il s’agit souvent de personnes spécialisées dans le développement des organisations ou, dans des cas assez rares, de chercheurs/-euses en sciences de l’éducation. Ce sont ces expert-e-s du développement des organisations et de l’évaluation qui élaborent les critères pour une école centrée sur l’efficacité. [...] Ce processus s’effectue dans un premier temps en collaboration avec les directions d’école et le corps enseignant. Cependant, très rapidement, l’on attribue l’ensemble des tâches d’évaluation et d’innovation à des expert-e-s externes.
Jusqu’à un certain point, la pensée centrée sur l’efficacité va à l’encontre de l’action pédagogique. En effet, l’approche centrée sur l’efficacité vise les résultats (output) du processus, alors que l’action pédagogique se concentre sur le processus lui-même et sur ce que l’on y intègre (input). Si les enseignant-e-s ne sont pas dépassé-e-s par ce type d’approche axée sur les résultats du processus (output), elles/ils sont plutôt confronté-e-s à une contradiction fondamentale qu’il s’agit de résoudre. L’autonomie de l’école implique deux tâches pour le corps enseignant. D’une part, il doit remplir le mandat pédagogique, axé sur la continuité, et le travail sur des sujets particuliers. D’autre part, il doit également remplir le mandat structurel lié à la réforme du système éducatif, qui consiste à mener une réflexion constante sur son travail, à réviser sa pratique, à s’orienter d’après les positions d’un collectif et à adapter sa méthode d’enseignement personnelle en fonction de critères d’évaluation liés au marché et à la politique en matière de formation.
Cette contradiction est bien connue des personnes chargées de la planification de la formation. Pour la résoudre, l’on a créé une nouvelle fonction – elle est nouvelle pour la Suisse –, à savoir la fonction de «responsable d’école», qui incarne à la fois les deux aspects du problème. Cette personne dispose d’une certaine pratique pédagogique et adopte une approche centrée sur l’efficacité.. Sa tâche est d’appliquer sur le plan de la pédagogie pratique les principes d’action centrés sur l’efficacité, à savoir l’efficience, le calcul de la rentabilité, la prévisibilité et le contrôle. La double compétence dont jouit la/le responsable d’école, c’est-à-dire ses expériences pédagogiques pratiques et sa formation dans le domaine de l’organisation centrée sur l’efficacité, subit assez rapidement un changement, dans la mesure où la deuxième compétence devient très vite plus importante que la première. En effet, après peu de temps, les responsables d’école ne sont plus perçu-e-s par les enseignant-e-s plongé-e-s dans la pratique comme étant proches de cette pratique mais plutôt comme des «gestionnaires d’école»..
Ainsi, les responsables d’école se trouvent constamment pris dans un conflit de loyauté. Abandonnées par leurs ancien-ne-s collègues du corps enseignant, ces personnes cherchent alors du soutien auprès de leurs nouveaux collègues spécialistes : des professionnel-le-s du développement d’organisations et de l’évaluation venant de l’extérieur. Il est plus facile de supprimer des postes, d’introduire le salaire au mérite, de modifier le programme scolaire lorsque ces mesures sont proposées par des spécialistes externes...
Ainsi, les responsables d’école se trouvent constamment pris dans un conflit de loyauté. Abandonnées par leurs ancien-ne-s collègues du corps enseignant, ces personnes cherchent alors du soutien auprès de leurs nouveaux collègues spécialistes : des professionnel-le-s du développement d’organisations et de l’évaluation venant de l’extérieur. Il est plus facile de supprimer des postes, d’introduire le salaire au mérite, de modifier le programme scolaire lorsque ces mesures sont proposées par des spécialistes externes...
Des «expert-e-s» qui doivent agir dans un but lucratif
Le fait que sur le plan pratique le développement scolaire local et l’autonomie de l’école soient pris en charge par des professionnel-le-s externes et non pas – comme on le pensait – par les personnes concernées, n’est pas un détail. Cet aspect doit être pris très au sérieux, car ces expert-e-s externes doivent agir dans un but lucratif, ce qui n’est pas le cas pour les écoles.
L’industrie de la formation en plein essor, qui occupe des spécialistes du développement des organisations, de l’évaluation, de la planification des programmes scolaires, cherche à développer des modèles applicables non seulement dans une seule école mais simultanément dans plusieurs établissements. Au lieu de développer pour chaque école un profil pédagogique particulier, il est plus rentable de procéder à une Mac-décentralisation. C’est la seule manière de faire du profit et d’assurer sa propre existence. A la longue, cette approche produit des «paquets de réformes» (en anglais américain: «pre-packaged school reform»), que les différentes entreprises de formation proposent aux écoles. Aux Etats-Unis, les écoles ont par exemple le choix entre les paquets de réformes du «Projet Edison», du «Sylvan Learning System», etc. Ainsi, le développement scolaire local disparaît peu à peu au profit d’une Mac-décentralisation, au cours de laquelle les écoles sont réduites à jouer le rôle de satellites d’un nouveau système, c’est-à-dire d’une entreprise de formation. [...]
L’incompatibilité entre une approche centrée sur l’efficacité et l’action pédagogique ainsi que le conflit de loyauté qui en résulte pour les directions d’école ont déjà été soulignés. Voilà pourquoi ce sont souvent des professionnel-le-s externes que l’on charge de la tâche du développement scolaire local. Celles qui en profitent, ce sont les entreprises de formation.
La dépendance par rapport à l’industrie de la formation
La deuxième thèse est la suivante: La décentralisation remplace un type de dépendance par un autre. Elle remplace la dépendance de l’école par rapport à l’Etat central, qui prend les décisions politiques, par une dépendance par rapport à l’industrie de la formation, qui fonctionne selon le principe de la recherche du profit.
Pour illustrer cette deuxième thèse, nous allons nous référer à l’exemple du «Edison Project», une firme américaine de formation dont l’essor est vertigineux. Cette firme a été fondée en 1991 par une série de personnalités: Christopher Whittle, Benno C. Schmidt, ancien président de l’Université de Yale, et John Chubb, auteur avec Terry Moe, professeur à l’Université de Stanford, d’un des livres les plus lus dans ce domaine. Jusqu’à ce jour, 25 écoles américaines (regroupant 13 000 élèves) ont chargé la firme Edison d’organiser et de gérer leur établissement. La firme estime que 60 écoles rejoindront la chaîne Edison d’ici 1999 et prévoit un chiffre d’affaires de 1 milliard de dollars dans dix ans.
L’école «Seven Hills Charter School» de Worcester, Massachusetts, est un exemple soulignant l’étroite collaboration entre l’école et l’industrie de la formation. Cette école a été créée en juillet 1996 par un groupe de parents. Ce dernier a engagé une responsable d’école qui, de son côté, a conclu un partenariat avec Edison Project. Alors que les travaux de rénovation des locaux de la future école n etc etc
Steiner-Khamsi (1998/1999). Szenario 2010: Wirkungsorientierte Schulreform [Reflecting on a Scenario 2010 of Effective School Reforms]. Magazin für Schule und Kindergarten , Part 1 in 108 (1998): 18-24; Part 2 in 109 (1999): 24-29.
- Also published in French [Réforme scolaire centrée sur l'efficacité: scénario 2010], 1999 – F. Also reprinted as "Scènario 2010" in Belgian on-line journal L'Ecole Démocratique www.ecoledemocratique.org.
Steiner-Khamsi (1997). Lehren aus Deregulierung und freie Schulwahl in den USA [Lessons from Deregulation and School Choice in the United States]. Magazin für Schule und Kindergarten, 100/101, 28-39.
- Also published in French and reprinted as "Ecole McDonald" in Belgian on-line journal L'Ecole Démocratique www.ecoledemocratique.org.
L’école des "pédagogues" contre les pauvres (Blaise Buscail)
Démocratisation et modernisation :
la
trompeuse solution pédagogique.
Sur
les trois dernières décennies, au moins, les termes de
modernisation et de démocratisation ont dominé tout le discours sur
l’éducation. Les deux axes ainsi définis convergent vers une
école qui doit enseigner de manière rationalisée, pour atteindre
une plus grande performance, et donc pouvoir toucher le plus grand
nombre d’enfants. La démocratisation est donc pensée en termes de
rendement du système scolaire, autant dire de productivité :
produire plus d’enfants « éduqués » par l’école.
En outre, cet accroissement quantitatif doit être obtenu par un
accroissement qualitatif : pour enseigner plus, il faut
enseigner mieux. La solution se nomme « pédagogie » chez
les tenants de cette manière de penser. C’est alors l’ère des
« sciences de l’éducation », qui de fait proposent,
dans leur idée même, la synthèse de la modernisation et de la
démocratisation, c’est à dire la démocratisation par la
modernisation. En effet, la pédagogie, telle qu’on nous la
présente, vise à dégager un « savoir enseigner » du
côté du professeur, et un « savoir apprendre » du côté
de l’élève, et permettre ainsi que le plus grand nombre d’élèves
accède aux diplômes supérieurs, en particulier au baccalauréat,
d’où le fameux slogan lancé par le ministre Chevènement : mener
80% d’une classe d’âge au baccalauréat. Nous devons, d’ores
et déjà, bien insister sur un point : la démocratisation est
ici pensée en tant que démocratisation de l’accès aux diplômes
(et donc aux « places sociales » valorisées), car c’est
sur ce point que se fonde l’une des plus grosses tromperies que
nous voulons ici dénoncer. Il faut souligner que cet objectif de la
pédagogie trouve à son origine ce que l’on nomme la sociologie de
l’éducation, c’est-à-dire, pour faire vite, l’étude de la
réussite scolaire et sociale selon la classe sociale d’origine. A
partir de cette sociologie de l’éducation, la démocratisation de
l’école est donc pensée comme un moyen de démocratiser la
société elle-même, un moyen d’accroître la mobilité sociale :
il s’agit de briser, par la réforme de l’école, ce que le
sociologue P. Bourdieu nommait « la reproduction », c’est -à-dire briser la fonction discriminatoire (sélective) de l’école
par laquelle les fils d’ouvriers devenaient ouvriers et les fils
d’ingénieurs… ingénieurs. Mais ce raisonnement nous semble
d’une profonde, et perverse, imbécillité. Que l’école ait
cette fonction discriminatoire, nul ne songe à le contester, mais
qu’il suffise de la réformer pour en finir avec la hiérarchie
sociale, voilà qui est une autre question. Il nous semble clair que
cette hiérarchie trouve sa cause primitive et fondamentale dans la
division du travail, et plus en profondeur encore, dans la
répartition de la richesse, qui est produite et reproduite par cette
division du travail, la première tendant à maintenir la seconde
comme étant sa condition de possibilité. Pour abolir la sélection
sociale, il faudrait donc abolir la division du travail (les rapports
de production), donc abolir la répartition inégale des richesses,
bref abolir le capitalisme : il faudrait accomplir rien moins
que la révolution. On se rend bien compte, alors, de l’absurdité
du discours de la démocratisation de la société par celle de
l’école, et cette absurdité est d’autant plus manifeste que,
puisque les réformes viennent de l’État, et font le consensus
entre la droite et la gauche, comme le prouve le soutien apporté au
ministre Allègre par nombre de personnalités de droite, il faudrait
que l’État soit devenu révolutionnaire, ce qui, en droit, laisse
sceptique.
De fait, la réalité
est tout autre, et il convient de montrer combien le mot d’ordre de
la démocratisation sociale par celle de l’école relève du miroir
aux alouettes idéologique. En effet, derrière l’écran de la
générosité, la montée en puissance de ce que nous nommerons
dorénavant le pédagogisme aura permis d’accomplir de
véritables mutations scolaires, et en particulier une adaptation
spectaculaire aux nouveaux besoins de l’économie, c’est-à-dire
une adaptation à l’évolution de la production. Ainsi, le lien
n’est pas difficile à faire entre l’objectif des 80% d’une
classe d’âge détenant le baccalauréat et la tertiarisation de
l’économie d’abord, puis la relative hégémonie de ce que l’on
nomme le « travail immatériel » ; la réforme, la
démocratisation, aura fait que les fils d’ouvriers deviennent non
plus des ouvriers, mais des employés de bureau, des contractuels,
des précaires… Elle aura accompli, purement et simplement, le
transfert de la force de travail vers les nouvelles sphères
d’activité (et les nouvelles formes d’activité, mais nous
reviendrons sur ce point quand il s’agira d’analyser le « savoir
enseigner » proposé par le pédagogisme) : (…) on ne
pourra pas continuer de distinguer les professions en professions
primaires, secondaires et tertiaires. Les professions primaires
(mines, agriculture) auront connu une automatisation de type
secondaire. Le secondaire confinera au tertiaire, également du fait
de l'automatisation qui transformera le rôle des responsables des
machines et requerra des compétences de type tertiaire (gestion,
statistique, traitement des données) alors qu'en sens inverse les
agents des activités tertiaires devront recourir à d'innombrables
machinismes (…) ; Commission
Éducation du VIème plan, p. l8. Mais qu’en est-il de
l’égalisation sociale promise ? Impossible par une simple
réforme de l’école, nous ne la trouvons nulle part, et nous
devons même enregistrer, au contraire, une panne de « l’ascenseur
scolaire », comme le montrent les chiffres, en baisse
significative, de l’accession à l’excellence scolaire des
enfants issus des classes populaires (l’accès aux grandes écoles
en est un bon exemple : "Ordonnés en cohortes de
quatre ans entre 1951-1955 et 1989-1993, fils d'ouvriers et assimilés
aux deux bouts de la période ; à Polytechnique, on passe
de 21 à 7,8% ; à l'ENA de 18,3 à 6,1% ; l'ENS de 23,9 à 6,1% ; à
HEC de 38,2 à 11,8%, Education et formations, juin 1995).
Mais la duperie,
hélas, ne s’arrête pas là, et nous devons maintenant aborder ce
qui fait l’essentiel de nos préoccupations. Nous pensons que, par
exemple, un élève de terminale littéraire aujourd’hui
écrit moins bien le français qu’un élève de C.A.P. il y a
trente ans. Or c’est là le problème que nous voulons poser, car
si nous estimons qu’aucune égalisation sociale ne peut sortir,
comme par magie, d’une réforme de l’école, si nous repoussons
avec vigueur l’idée absurde qui voudrait atteindre l’objectif
révolutionnaire par cette réforme, il nous semble possible et
nécessaire de poser une revendication, celle d’une véritable
instruction populaire, celle de la démocratisation, non pas de la
société, mais de l’accès au savoir.
L’enseignement de l’ignorance.
On suppose, en
général, qu’en abaissant les exigences de connaissance requises
pour un niveau scolaire, on démocratise l’accès à ce niveau.
Ainsi, si, par exemple, la résolution d’équation du troisième
degré était au programme de telle classe, on reviendrait sur les
exigences pour fixer comme but la seule résolution d’équations du
second degré (cet exemple est parfaitement arbitraire, mais c’est
cependant cette logique qui est à l’œuvre dans l’enseignement
du français à l’école primaire, cf.
http://www.sauv.net/prim_langue.htm, c'est elle aussi qui vide peu à peu l’enseignement des mathématiques de tout
contenu, cf. http://michel.delord.free.fr/remed.html,
etc.). Or, quand nous regardons les résultats effectifs de cette
logique d’allégement mise à l’œuvre, comment ne pas voir qu’au
sein même d’une section, et il n’en est pas autrement pour la
section d’excellence, aujourd'hui la section scientifique, la disparité est
très grande entre les élèves, et que, pour un même baccalauréat
obtenu, les possibilités dans le choix d’étude seront très
différentes ? Et ne parlons pas des énormes différences entre
les sections. Cela est bien possible, l’allégement des programmes
ne signifie aucunement la fin de la sélection, mais seulement un
déplacement de celle-ci, qui maintenant se fait dans l’orientation
au lycée, puis dans l’orientation post-baccalauréat :
l’accès élargi au baccalauréat ne signifie donc rien du tout en
matière de démocratisation, et signifie en revanche un abaissement
notoire, du fait de l’allégement des programmes, du niveau moyen
des élèves. Et n’oublions pas de préciser que, à bien
regarder les allégements faits dans l’enseignement de telle ou
telle discipline, c’est souvent l’organicité de cet enseignement
qui est touché, puisque, dans un programme, bien des choses sont
solidaires, et que lorsqu’on en fait sauter une, les autres peuvent
perdre leur sens et devenir parfaitement vides. Il faut donc le
répéter, la discrimination est inhérente au système économique
qui est le nôtre, et l’école ne peut rien contre cela, et il faut
dénoncer le machiavélisme (ou la stupidité) de ceux qui, en
voulant nous faire avaler cette chimère, font que les élèves sont
toujours plus incapables d’avoir l’intelligence du monde qui est
le leur.
En conséquence, il faut encore dénoncer la fable des « nouveaux publics », qui tient lieu, hélas, de dogme aussi bien chez les pédagogistes qu’au ministère (mais c’est tout un) : selon ce dogme, il faudrait s’adapter aux nouveaux élèves qui fréquentent l’école du fait de la démocratisation, mais notre raisonnement montre qu’il se pourrait bien que ces nouveaux publics ne soient rien d’autre que le produit d’une nouvelle école, et que ce ne soit pas les nouveaux publics qui exigent une nouvelle école, mais une nouvelle école qui produise de nouveaux publics ; et nous trouvons le cercle vicieux et l’autophagie de l’école réformiste à tout crin, et plus l’école produirait des élèves faibles, plus il faudrait réformer, mais pour produire des élèves… encore plus faibles ! De fait, les « nouveaux publics », euphémisme pour dire les pauvres (et les immigrés), ne sont pas si nouveaux que cela à l’école, puisqu’ils peuplaient déjà les bancs de l’école primaire depuis Jules Ferry.
Personne ne songe d’ailleurs à nier que cette école-là, celle du certificat d’étude, était particulièrement sélective. Mais pour sélectionner, il suffit de faire passer des tests en fin d’année scolaire en faisant en sorte que ceux-ci relèvent d’un niveau d’exigence supérieur au niveau moyen constaté pendant l’année. Il va de soi, puisque les variables « taux de sélection » et « niveau moyen exigé » semblent relativement indépendantes, que l’on peut faire varier ce dernier tout en gardant le même taux de sélection, mais que l’on peut aussi le faire baisser tout en abaissant le taux de sélection, et c’est cette dernière possibilité qui a été appliquée.
Cela signifie que les enfants de pauvres atteignaient, dans et par
l’école primaire d’autrefois, un niveau moyen bien supérieur à
celui qu’ils atteignent aujourd’hui, mais qu’ils étaient
ensuite écartés du cursus scolaire. Une véritable démocratisation
aurait été de faire en sorte que ces enfants continuent leur
scolarité, mais sans partir de plus bas, sans arriver en fin de
collège en ne sachant vraiment ni lire ni compter : nous
pouvons témoigner que bien des élèves du lycée n’atteignent pas
le niveau d’écriture du français que nous trouvons dans un cahier
de primaire de 1937, http://blaise.buscail.free.fr/cahier/cahier.htm.
Bien sûr, on ne pourra pas s’empêcher de remarquer l’aspect moralisant de l’enseignement reçu alors, mais comment ne pas voir que cette orientation pourrait bien être celle de Xavier Darcos aujourd’hui, sans pour autant en venir à une véritable instruction populaire : n’y a-t-il pas encore là deux variables que l’on peut dissocier, l’instruction donnée et la morale imposée ?
Enfin, la question du niveau d’instruction effectif des élèves, et de la comparaison de ce niveau d’une époque à l’autre, reste très délicate, et peut donner lieu à nombre de falsifications. Ainsi, il faut bien remarquer que la sociologie de l’éducation, par définition, reste pleinement extérieure à cette question, et ne peut opérer que sur l’obtention des diplômes, n’étant pas compétente pour juger de leur contenu. On peut savoir gré à Michel Delord, professeur de mathématique, d’être l’un des seuls à vraiment travailler sur cette question de la comparaison des niveaux, et ce d’un point de vue interne à sa discipline : http://michel.delord.free.fr/eval5.pdf.
En conséquence, il faut encore dénoncer la fable des « nouveaux publics », qui tient lieu, hélas, de dogme aussi bien chez les pédagogistes qu’au ministère (mais c’est tout un) : selon ce dogme, il faudrait s’adapter aux nouveaux élèves qui fréquentent l’école du fait de la démocratisation, mais notre raisonnement montre qu’il se pourrait bien que ces nouveaux publics ne soient rien d’autre que le produit d’une nouvelle école, et que ce ne soit pas les nouveaux publics qui exigent une nouvelle école, mais une nouvelle école qui produise de nouveaux publics ; et nous trouvons le cercle vicieux et l’autophagie de l’école réformiste à tout crin, et plus l’école produirait des élèves faibles, plus il faudrait réformer, mais pour produire des élèves… encore plus faibles ! De fait, les « nouveaux publics », euphémisme pour dire les pauvres (et les immigrés), ne sont pas si nouveaux que cela à l’école, puisqu’ils peuplaient déjà les bancs de l’école primaire depuis Jules Ferry.
Personne ne songe d’ailleurs à nier que cette école-là, celle du certificat d’étude, était particulièrement sélective. Mais pour sélectionner, il suffit de faire passer des tests en fin d’année scolaire en faisant en sorte que ceux-ci relèvent d’un niveau d’exigence supérieur au niveau moyen constaté pendant l’année. Il va de soi, puisque les variables « taux de sélection » et « niveau moyen exigé » semblent relativement indépendantes, que l’on peut faire varier ce dernier tout en gardant le même taux de sélection, mais que l’on peut aussi le faire baisser tout en abaissant le taux de sélection, et c’est cette dernière possibilité qui a été appliquée.
http://blaise.buscail.free.fr/cahier/schema.htm --> lien mort |
Bien sûr, on ne pourra pas s’empêcher de remarquer l’aspect moralisant de l’enseignement reçu alors, mais comment ne pas voir que cette orientation pourrait bien être celle de Xavier Darcos aujourd’hui, sans pour autant en venir à une véritable instruction populaire : n’y a-t-il pas encore là deux variables que l’on peut dissocier, l’instruction donnée et la morale imposée ?
Enfin, la question du niveau d’instruction effectif des élèves, et de la comparaison de ce niveau d’une époque à l’autre, reste très délicate, et peut donner lieu à nombre de falsifications. Ainsi, il faut bien remarquer que la sociologie de l’éducation, par définition, reste pleinement extérieure à cette question, et ne peut opérer que sur l’obtention des diplômes, n’étant pas compétente pour juger de leur contenu. On peut savoir gré à Michel Delord, professeur de mathématique, d’être l’un des seuls à vraiment travailler sur cette question de la comparaison des niveaux, et ce d’un point de vue interne à sa discipline : http://michel.delord.free.fr/eval5.pdf.
Nous
défendons une thèse contraire à tout ce qui vient d’être exposé
des positions officielles, thèse qui peut se résumer ainsi :
le niveau moyen exigé par le système scolaire relève pour une
grand part de la convention, la sélection se fait dans les mêmes
proportions que l’on porte cette convention vers le bas ou vers le
haut, puisqu’elle dépend pour l’essentiel des besoins de la
production, c’est à dire du marché du travail, et non pas du
niveau d’instruction exigé. La « démocratisation »,
en conséquence, n’est que l’apparence idéologique d’une
démarche autrement moins noble, réduire l’instruction des futurs
travailleurs, ne leur donner que le minimum dont ils ont besoin pour
accomplir leurs futures tâches de production, et contrairement à
toutes les bêtises que l’on peut lire sur la « société
cognitive », il faut dire que ce minimum se réduit à bien
peu : (…) la parcellisation et la standardisation
conduisent à une banalisation des emplois, qui autorise au
mieux une initiation rapide avant ou après embauche ; le plus
souvent on recourt à une adaptation sur le tas. Ces considérations
amorcées à propos du travail ouvrier sont susceptibles d'extension
aux autres professions (Rapport préparatoire au VIIIe plan
(1980). Du point de vue de la sélection sociale, ce résultat a même
l’effet contraire d’une démocratisation, car quand l’école ne
donne presque plus rien à ceux qui sont les plus démunis, les
enfants des classes populaires, seuls ceux qui disposent d’un
patrimoine culturel familial peuvent espérer se rapprocher des
exigences scolaires fixées pour l’accès à l’excellence
sociale, et le résultat est la panne de « l’ascenseur
scolaire » (cette panne ne nous préoccupe pas, ici, en
elle-même, elle n’est qu’un symptôme de ce que nous voulons
stigmatiser, à savoir ce que J.C. Michéa nomme « L’enseignement
de l’ignorance », Editions Climats,
1999). Enfin, il faut avouer qu’il doit y avoir, en effet, une
limite supérieure absolue du niveau d’exigence possible, ainsi il
serait absurde de poser qu’un élève qui sort du collège doit
maîtriser la théorie de la relativité. Mais en dessous de cette
limite supérieure absolue, nous affirmons que la décision du niveau
moyen exigé relève de la convention, et que par conséquent
celui-ci doit être défini le plus haut possible.
Taylorisme et fordisme appliqués aux tâches intellectuelles.
Commençons par citer
une pétition (http://www.sauv.net/prim.php)
: « Depuis 1995, les élèves sortant du primaire ne
connaissent plus la multiplication des nombres décimaux et encore
moins leur division car "le calcul du produit ou du
quotient de deux décimaux n'est pas un objectif du cycle".
Ils ne savent faire des opérations que sur les petits
nombres. Pourtant, dans les 8 premières heures de
géographie en sixième, le programme exige que "les
élèves découvrent la complexité des rapports entre la densité de
la population d'une part, la richesse et la pauvreté d'autre part"
: en fait, ils "découvrent la complexité"
d'opérations qu'ils ne savent pas faire, avec des unités qu'ils ne
connaissent pas. Il s’agit donc de traiter la densité de
population sans la calculer. On pourra donc en parler ».
Cet exemple illustre combien les ambitions affichées par les
programmes sont illusoires et creuses, ambitions que l’on nous
oppose pourtant quand nous disons que le niveau baisse, ou, plus
exactement, quand nous disons que l’école n’est plus faite pour
que les élèves comprennent quelque chose. De même, on
pourrait montrer que les élèves actuels de Terminale Scientifique
possèdent une maîtrise technique de certaines notions alors que les
élèves de TC, il y a vingt ans, possédaient une maîtrise
raisonnée des mêmes notions. Ce passage de l'une à l'autre des
maîtrises est un cache-misère efficace pour ceux qui veulent faire
croire que le niveau n'a pas baissé. A la baisse quantitative
évoquée plus haut (allègement des programmes), il faut donc
superposer une baisse qualitative, plus grave encore, car celle-ci
concerne la possibilité de comprendre ce que l’on apprend, d’en
avoir l’intelligence.
L’un des slogans pédagogistes principaux est « enseigner autrement ». Ce mot d’ordre, hélas, laisse dans l’ombre une conséquence fâcheuse, et pourtant évidente, à savoir qu’enseigner autrement, c’est enseigner autre chose. En effet, le contenu enseigné n'est pas indépendant de comment on l'enseigne, et quand le « comment enseigner » prend le pas sur le « quoi enseigner », cela n’est pas sans conséquences. Il faut ici revenir sur le projet des sciences de l’éducation. Nous avons posé plus haut que celui-ci se définissait par la recherche d’un « comment enseigner », pour enseigner avec plus d’efficacité, de manière plus rationnelle etc. Mais c’est donc un savoir enseigner généraliste, abstrait, qui ne prend pas en compte ce qui doit être enseigné, qui reste extérieur au contenu même de l’enseignement, et de fait, dans la formation des professeurs, dans les IUFM, les modules sont nombreux qui n’ont rien à voir avec la discipline enseignée, et cela affecte même les concours de recrutement, puisque l’on découvre par exemple que les réformes dans les CAPES de langues font que les futurs professeurs sont de moins en moins sélectionnés sur leurs compétences scientifiques, et de plus en plus sur des compétences pédagogiques générales. A vrai dire, une fois la compétence pédagogique séparée du contenu à enseigner, l’enseignement se réduit à des procédures formelles, à des recettes, à des gestes machinaux, et nous devons bien conclure qu’avec le pédagogisme, c’est le taylorisme qui a fait son entrée dans l’école.
Nous avons donc là deux phénomènes parallèles, d’une part des programmes d’enseignement qui ne respectent plus la logique concrète des savoirs, et d’autre part des professeurs qui enseignent mécaniquement, en restant extérieurs à ce qu’ils enseignent. Le résultat en est que les élèves savent « traiter » un texte, mais non point le lire et le comprendre ; qu’ils savent « faire » un exercice de mathématiques, mais sans savoir ce qu’ils font (et cette logique s’étend au point que l’on préconise carrément, dans certaines classes, de réduire l’enseignement des mathématiques à l’enseignement de l’utilisation d’une calculette). On a prétendu que la nouvelle école était l’école de l’intelligence, qu’elle mettait fin au « bourrage des crânes », mais la vérité est que la nouvelle école est celle de la méthode aveugle, de la procédure abstraite qui laisse la pensée des élèves sans repères, et pour ainsi dire stupéfiée.
Mais comment s’en étonner si nous nous souvenons maintenant qu’elle a pour fonction de produire les futurs salariés ? Quand l’économie se tourne vers le traitement de données et devient économie de l’information et de la connaissance, il semble logique que l’école s’adapte, et prépare les élèves à leurs futures tâches. N’oublions pas, non plus, que l’OMC, avec l’AGCS, fait de l’enseignement l’un des grands marchés de demain. Mais il ne s’agit point, alors, de vendre des places à l’école, de simplement privatiser l’enseignement, non, il s’agit d’industrialiser. Il y a là deux axes, la formation à distance (télé-enseignement) et le logiciel (éducatif). Dans les deux cas, la finalité est un produit de grande distribution, produit en série, à grande échelle, comme une voiture ou un tube de musique pop. Le savoir doit donc être standardisé, normalisé, soumis à la logique de la production industrielle. De quelque côté que l’on se tourne, on retrouve donc la soumission croissante de l’école aux impératifs économiques, non pas tant, nous insistons, sous la forme tant décriée de la marchandisation, mais sous la forme de la soumission des savoirs, et donc des esprits, à une taylorisation des actes intellectuels. L’école devient donc la version cognitive de l’usine, les professeurs et les élèves sont soumis aux gestes machinaux de la pensée ; comme l’ouvrier, ils perdent la maîtrise de ces gestes, la pensée est réduite à des procédures, des méthodes, des fonctions etc., le tout standardisé et automatisé, et le ministère, plein de sollicitude, organise des colloques sur… l’ennui dans les classes !
L’un des slogans pédagogistes principaux est « enseigner autrement ». Ce mot d’ordre, hélas, laisse dans l’ombre une conséquence fâcheuse, et pourtant évidente, à savoir qu’enseigner autrement, c’est enseigner autre chose. En effet, le contenu enseigné n'est pas indépendant de comment on l'enseigne, et quand le « comment enseigner » prend le pas sur le « quoi enseigner », cela n’est pas sans conséquences. Il faut ici revenir sur le projet des sciences de l’éducation. Nous avons posé plus haut que celui-ci se définissait par la recherche d’un « comment enseigner », pour enseigner avec plus d’efficacité, de manière plus rationnelle etc. Mais c’est donc un savoir enseigner généraliste, abstrait, qui ne prend pas en compte ce qui doit être enseigné, qui reste extérieur au contenu même de l’enseignement, et de fait, dans la formation des professeurs, dans les IUFM, les modules sont nombreux qui n’ont rien à voir avec la discipline enseignée, et cela affecte même les concours de recrutement, puisque l’on découvre par exemple que les réformes dans les CAPES de langues font que les futurs professeurs sont de moins en moins sélectionnés sur leurs compétences scientifiques, et de plus en plus sur des compétences pédagogiques générales. A vrai dire, une fois la compétence pédagogique séparée du contenu à enseigner, l’enseignement se réduit à des procédures formelles, à des recettes, à des gestes machinaux, et nous devons bien conclure qu’avec le pédagogisme, c’est le taylorisme qui a fait son entrée dans l’école.
Nous avons donc là deux phénomènes parallèles, d’une part des programmes d’enseignement qui ne respectent plus la logique concrète des savoirs, et d’autre part des professeurs qui enseignent mécaniquement, en restant extérieurs à ce qu’ils enseignent. Le résultat en est que les élèves savent « traiter » un texte, mais non point le lire et le comprendre ; qu’ils savent « faire » un exercice de mathématiques, mais sans savoir ce qu’ils font (et cette logique s’étend au point que l’on préconise carrément, dans certaines classes, de réduire l’enseignement des mathématiques à l’enseignement de l’utilisation d’une calculette). On a prétendu que la nouvelle école était l’école de l’intelligence, qu’elle mettait fin au « bourrage des crânes », mais la vérité est que la nouvelle école est celle de la méthode aveugle, de la procédure abstraite qui laisse la pensée des élèves sans repères, et pour ainsi dire stupéfiée.
Mais comment s’en étonner si nous nous souvenons maintenant qu’elle a pour fonction de produire les futurs salariés ? Quand l’économie se tourne vers le traitement de données et devient économie de l’information et de la connaissance, il semble logique que l’école s’adapte, et prépare les élèves à leurs futures tâches. N’oublions pas, non plus, que l’OMC, avec l’AGCS, fait de l’enseignement l’un des grands marchés de demain. Mais il ne s’agit point, alors, de vendre des places à l’école, de simplement privatiser l’enseignement, non, il s’agit d’industrialiser. Il y a là deux axes, la formation à distance (télé-enseignement) et le logiciel (éducatif). Dans les deux cas, la finalité est un produit de grande distribution, produit en série, à grande échelle, comme une voiture ou un tube de musique pop. Le savoir doit donc être standardisé, normalisé, soumis à la logique de la production industrielle. De quelque côté que l’on se tourne, on retrouve donc la soumission croissante de l’école aux impératifs économiques, non pas tant, nous insistons, sous la forme tant décriée de la marchandisation, mais sous la forme de la soumission des savoirs, et donc des esprits, à une taylorisation des actes intellectuels. L’école devient donc la version cognitive de l’usine, les professeurs et les élèves sont soumis aux gestes machinaux de la pensée ; comme l’ouvrier, ils perdent la maîtrise de ces gestes, la pensée est réduite à des procédures, des méthodes, des fonctions etc., le tout standardisé et automatisé, et le ministère, plein de sollicitude, organise des colloques sur… l’ennui dans les classes !
Il faudrait encore
montrer combien le pédagogisme tend à instaurer un nouveau contrôle
social au sein de l’école, sur le modèle du management, mais les
limites imparties à cet article font que nous devons nous contenter
de citer Deleuze, « On peut prévoir que l'éducation sera de
moins en moins un milieu clos, se distinguant du milieu professionnel
comme autre milieu clos, mais que tous les deux disparaîtront au
profit d'une terrible formation permanente, d'un contrôle continu
s'exerçant sur l'ouvrier-lycéen ou le cadre-universitaire. On
essaie de nous faire croire à une réforme de l'école, alors que
c'est une liquidation. Dans un régime de contrôle, on n'en a jamais
fini avec rien.", Contrôle et devenir, p. 237 de
Pourparlers, puis d’indiquer une bibliographie sommaire.
Outre le livre de J.C. Michéa déjà cité, nous conseillons la
lecture de deux autres petits ouvrages, La barbarie douce de
J.P. Le Goff (La Découverte, 1999) et La gestion des stocks
lycéens, de Gilbert Molinier (L'Harmattan, 2000). Enfin,
nous conseillerons vivement le site du collectif « Sauver les
lettres » : http://www.sauv.net/.
Blaise Buscail,
Professeur de philosophie.
Cet article est paru
dans la revue Res Publica n°34, Août 2003
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