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Sauvegarde du texte de Paul Villach (Agoravox, mardi 26 mai 2009) :
La destruction perverse de l’École en deux images : un dessin de Chaunu dans Ouest-France
Un dessin en deux vignettes, paru le 22 avril 2009 dans Ouest-France sous la signature d’Emmanuel Chaunu, donne à mesurer la frappe étonnante de l’image avec laquelle les mots ne peuvent rivaliser. La représentation analogique propre à l’image entraîne une condensation de l’information et sa saisie globale, quand la représentation arbitraire par les mots suscite la dispersion de l’information et sa lecture fractionnée.
Sans doute l’image souffre-t-elle d’infirmités comme l’impossibilité d’exprimer la négation ou la difficulté d’exprimer le temps. Ainsi, pour faire comprendre ici la succession dans le temps des deux vignettes, l’auteur doit-il recourir aux chiffres pour les dater, l’une en 1969 et l’autre en 2009.
Un contraste tranché
Mais il n’y a que l’image pour offrir contrasteaussi tranché entre ces deux scènes d’école à 40 ans d’intervalle. L’ellipse, en effet, qui omet tout ce qui s’est passé entre-temps comme non nécessaire à la compréhension, les fait, en les juxtaposant, littéralement entrer en collision.
De son côté, la métonymie qui présente ici à la fois la partie pour le tout ou l’effet pour la cause, simplifie à l’extrême la représentation. Les deux scènes sont pour partie identiques : un même plan d’ensemble réunit dans un décor scolaire stéréotypé, autour d’un bureau de classe sur estrade et devant un tableau, une professeur, un élève et ses parents. Et brandissant un carnet de notes, ceux-ci ont le même cri de rage à la bouche : « C’est quoi ces notes ? », tonnent-ils à en faire éclater les bulles en nuages blancs de déflagration.
Mais, là s’arrête la ressemblance. La charge culturelle des couleurs, en effet, est diffèrente : éteintes ou lumineuses, elles suffisent à elles seules à évoquer le climat des deux époques, plus sévère en 1969, plus gai en 2009. Surtout, les relations entre personnages sont diamétralement inversées : ce n’est pas la même personne qui est prise à partie dans les deux cas.
En 1969, c’est à leur fils que les parents demandent des comptes en le fusillant du regard. L’élève, tout penaud, se tasse sur lui-même sous l’orage dans une belle métonymie de la culpabilité assumée. La professeur, au contraire, droite comme un « i », offre celle de l’autorité traditionnelle, sûre d’elle-même, un peu stéréotypée tout de même dans son allure austère, avec lunettes, chignon, corsage à jabot, et moue aux lèvres de désapprobation justifiée.
En 2009, c’est la jeune professeur que les parents dominent debout et invectivent, yeux exorbités et toutes dents dehors. Assise, intimidée, la jeune femme lève la tête vers eux. Plus avenante que son aînée, la coiffure libérée du sévère chignon et le pull échancré sur la gorge, elle supporte l’humiliation du savon, portant les doigts à ses lèvres selon une métonymie bien connue d’un aveu de culpabilité intériorisée. Pendant ce temps, l’élève, rigolard, assiste à la scène, bombant le torse bras croisés pour une belle métonymie de l’arrogance et de la bonne conscience.
Un sourire jaune
Une aussi grossière inversion de la distribution manichéenne des rôles entre coupable et innocent est le ressort même de la farce : la distorsion entre ce qui est en 2009 et ce qui devrait être comme en 1969, doit déclencher le sourire pour rétablir l’équilibre rompu. Mais la gravité du sujet est telle qu’on ne se surprend qu’à sourire jaune : on tolère mal, en effet, un monde à ce point à l’envers où triomphent l’arrogance du cancre et l’irresponsabilité de parents au détriment non seulement de l’autorité professorale mais de l’avenir même de leur enfant.
Un des symboles du désordre scolaire de 2009
En dépouillant les deux scènes de tous détails superflus ou contexte inutile, la stylisation ne nuit pas à leur signification : elle les fait au contraire accéder à la portée générale du symbole. À elles seules, elles suffisent à représenter deux états de l’école, l’ancien et le nouveau. L’ellipse du laps de temps qui s’est écoulé entre les deux, n’en altère pas la compréhension : en conduisant à leur juxtaposition, au contraire, elle accuse les reliefs du contraste, ce procédé structurel de la perception : la tragédie survenue n’en est rendue que plus évidente encore. Ce renversement des rôles contre nature est ressenti comme une contradiction insoutenable.
Mises hors-contexte, les notes reprochées à l’élève puis à la professeur sont le symbole d’une fonction scolaire ruinée, masquant tout le travail d’apprentissage avec ses aléas, son progrès ou sa stagnation. La conduite des parents, elle, n’est explicable que par deux hypothèses autovalidantestout aussi symboliques : selon l’une, leur fils est à leurs yeux un phénix irréprochable et, selon l’autre, la professeur est présumée malveillante et/ou incompétente.
En conséquence, de mauvaises notes ne sont plus reprochées à l’élève mais à la professeur. L’élève n’a plus à rendre compte de son mauvais travail. C’est la professeur qui est tenue pour responsable de son échec et donc sommée de se justifier. Et, à en croire le dessin, la malheureuse s’y résigne humblement sous les foudres de parents devenus fous furieux, bien décidés à imposer leur loi. Leur langage incorrect, lui-même, - « C’est quoi ces notes ? » - symbolise autant leur colère que l’ inculture et l’arrogance qu’ils transmettent - hélas ! - à leur enfant.
Une représentation fidèle à la réalité
Le comble est qu’on ne peut même pas reprocher au dessinateur d’avoir versé dans l’outrance dela caricature. « Topaze » de Marcel Pagnol présentait, dès 1928, une semblable scène mémorable où Topaze, le professeur, devant Mme la Baronne, était contraint par le chef d’établissement de recalculer la moyenne de son fils pour éviter qu’une addition de zéros donnât zéro ; mais ça se passait alors dans une pension privée. Aujourd’hui, c’est l’enseignement public qui connaît le même sort. La hiérarchie pèse de tout son poids pour que les notes soient surévaluées : tous les moyens sont bons pour tromper l’élève, « acheter la paix sociale » et prouver que l’institution fonctionne bien.
On entend encore le père d’une élève, directeur des ressources humaines d’une entreprise transnationale, s’écrier en apprenant que sa fille fraudait : « C’est impossible ! Je donne une bonne éducation à ma fille ! » On reconnaît la même hypothèse autovalidante de l’infatuation de soi : il ne pouvait évidemment venir à l’idée de ce monsieur d’inverser prémisse et conclusion : comment aurait-il pu admettre que, puisque sa fille trichait, l’éducation donnée n’était peut-être pas si bonne ? Quel professeur n’ est pas à même de se trouver des exemples comparables ?
Il manque, toutefois, à ce dessin, pour être encore plus fidèle à la réalité, la présence tutélaire et maléfique de l’administration qui favorise ce désordre. Car jamais parents ne se permettraient pareil outrage envers un professeur si un chef d’établissement ne le leur désignait pas expressément comme le responsable de l’échec de leur enfant pour s’exonérer du désordre dans l’établissement qui y conduit. On aurait bien vu, en arrière plan, dans l’entrebâillement de la porte, le sourire carnassier d’un hiérarque voyeur. Paul Villach
sauvegarde :
Mais, là s’arrête la ressemblance. La charge culturelle des couleurs, en effet, est diffèrente : éteintes ou lumineuses, elles suffisent à elles seules à évoquer le climat des deux époques, plus sévère en 1969, plus gai en 2009. Surtout, les relations entre personnages sont diamétralement inversées : ce n’est pas la même personne qui est prise à partie dans les deux cas.
En 1969, c’est à leur fils que les parents demandent des comptes en le fusillant du regard. L’élève, tout penaud, se tasse sur lui-même sous l’orage dans une belle métonymie de la culpabilité assumée. La professeur, au contraire, droite comme un « i », offre celle de l’autorité traditionnelle, sûre d’elle-même, un peu stéréotypée tout de même dans son allure austère, avec lunettes, chignon, corsage à jabot, et moue aux lèvres de désapprobation justifiée.
En 2009, c’est la jeune professeur que les parents dominent debout et invectivent, yeux exorbités et toutes dents dehors. Assise, intimidée, la jeune femme lève la tête vers eux. Plus avenante que son aînée, la coiffure libérée du sévère chignon et le pull échancré sur la gorge, elle supporte l’humiliation du savon, portant les doigts à ses lèvres selon une métonymie bien connue d’un aveu de culpabilité intériorisée. Pendant ce temps, l’élève, rigolard, assiste à la scène, bombant le torse bras croisés pour une belle métonymie de l’arrogance et de la bonne conscience.
Un sourire jaune
Une aussi grossière inversion de la distribution manichéenne des rôles entre coupable et innocent est le ressort même de la farce : la distorsion entre ce qui est en 2009 et ce qui devrait être comme en 1969, doit déclencher le sourire pour rétablir l’équilibre rompu. Mais la gravité du sujet est telle qu’on ne se surprend qu’à sourire jaune : on tolère mal, en effet, un monde à ce point à l’envers où triomphent l’arrogance du cancre et l’irresponsabilité de parents au détriment non seulement de l’autorité professorale mais de l’avenir même de leur enfant.
Un des symboles du désordre scolaire de 2009
En dépouillant les deux scènes de tous détails superflus ou contexte inutile, la stylisation ne nuit pas à leur signification : elle les fait au contraire accéder à la portée générale du symbole. À elles seules, elles suffisent à représenter deux états de l’école, l’ancien et le nouveau. L’ellipse du laps de temps qui s’est écoulé entre les deux, n’en altère pas la compréhension : en conduisant à leur juxtaposition, au contraire, elle accuse les reliefs du contraste, ce procédé structurel de la perception : la tragédie survenue n’en est rendue que plus évidente encore. Ce renversement des rôles contre nature est ressenti comme une contradiction insoutenable.
Mises hors-contexte, les notes reprochées à l’élève puis à la professeur sont le symbole d’une fonction scolaire ruinée, masquant tout le travail d’apprentissage avec ses aléas, son progrès ou sa stagnation. La conduite des parents, elle, n’est explicable que par deux hypothèses autovalidantestout aussi symboliques : selon l’une, leur fils est à leurs yeux un phénix irréprochable et, selon l’autre, la professeur est présumée malveillante et/ou incompétente.
En conséquence, de mauvaises notes ne sont plus reprochées à l’élève mais à la professeur. L’élève n’a plus à rendre compte de son mauvais travail. C’est la professeur qui est tenue pour responsable de son échec et donc sommée de se justifier. Et, à en croire le dessin, la malheureuse s’y résigne humblement sous les foudres de parents devenus fous furieux, bien décidés à imposer leur loi. Leur langage incorrect, lui-même, - « C’est quoi ces notes ? » - symbolise autant leur colère que l’ inculture et l’arrogance qu’ils transmettent - hélas ! - à leur enfant.
Une représentation fidèle à la réalité
Le comble est qu’on ne peut même pas reprocher au dessinateur d’avoir versé dans l’outrance dela caricature. « Topaze » de Marcel Pagnol présentait, dès 1928, une semblable scène mémorable où Topaze, le professeur, devant Mme la Baronne, était contraint par le chef d’établissement de recalculer la moyenne de son fils pour éviter qu’une addition de zéros donnât zéro ; mais ça se passait alors dans une pension privée. Aujourd’hui, c’est l’enseignement public qui connaît le même sort. La hiérarchie pèse de tout son poids pour que les notes soient surévaluées : tous les moyens sont bons pour tromper l’élève, « acheter la paix sociale » et prouver que l’institution fonctionne bien.
On entend encore le père d’une élève, directeur des ressources humaines d’une entreprise transnationale, s’écrier en apprenant que sa fille fraudait : « C’est impossible ! Je donne une bonne éducation à ma fille ! » On reconnaît la même hypothèse autovalidante de l’infatuation de soi : il ne pouvait évidemment venir à l’idée de ce monsieur d’inverser prémisse et conclusion : comment aurait-il pu admettre que, puisque sa fille trichait, l’éducation donnée n’était peut-être pas si bonne ? Quel professeur n’ est pas à même de se trouver des exemples comparables ?
Il manque, toutefois, à ce dessin, pour être encore plus fidèle à la réalité, la présence tutélaire et maléfique de l’administration qui favorise ce désordre. Car jamais parents ne se permettraient pareil outrage envers un professeur si un chef d’établissement ne le leur désignait pas expressément comme le responsable de l’échec de leur enfant pour s’exonérer du désordre dans l’établissement qui y conduit. On aurait bien vu, en arrière plan, dans l’entrebâillement de la porte, le sourire carnassier d’un hiérarque voyeur. Paul Villach
sauvegarde :
École : les parents n'ont surtout rien à y faire. Et ça ne devrait pas vous faire hurler
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Temps de lecture : 8 minutes
LE PLUS. "Les parents font partie de l'équipe éducative". Voici une formule que l'on entend, qu'on lit souvent et qui voudrait que les parents et les enseignants travaillent main dans la main à l'éducation des élèves. Mathias Gavarry est professeur de Lettres au collège. Pour lui, l'école est tout sauf l'endroit où les parents devraient avoir une influence. Explications.
Édité par Henri Rouillier Auteur parrainé par Caroline Brizard
Une salle de classe du collège Georges Charpak de Goussainville (Val-d'Oise), le 25/06/2009 (CHAMUSSY/SIPA).
"On n'y arrivera pas sans les parents", "Il faut faire entrer les parents dans l'école", "Ce soir, j'appelle tous les parents de 4ème2"...
Depuis les chaises Empire du ministère jusqu'aux chaises Camif de la salle des profs, le consensus semble total : l'école se porterait mieux si les parents d'élèves en étaient. Il ne se passe pas une semaine sans qu'un politique inspiré n'y voie la solution miracle grâce à laquelle l'école sera bientôt sauvée.
Le dialogue école-famille, la solution à la mode
Jeune enseignant, je n'aurais pas pensé discuter cette évidence. Elle s'imposait à moi et à tous, et permettait d'expliquer à bon compte mes plus inextricables échecs : le manque de respect, le manque de travail, le manque d'envie, c'était d'abord, c'était au fond, la faute des parents.
Chez certains, nombreux, ce diagnostic commode s'accompagne de relents zemmouriens : si l'école va mal "aujourd'hui", c'est que les parents "d'aujourd'hui" sont souvent très noirs, très arabes, complètement chinois, et pauvres, et ne remplissent plus leur rôle de parents.
Chez d'autres, les mêmes parents sont surtout des "victimes du système" et ne peuvent être de bonsparents d'élèves faute d'avoir été, eux-mêmes, de bons élèves. Ils ont peur de l'école. Ils ne savent pas comment ça marche. Faut les comprendre. On est surpris quand débarque devant le conseil de discipline de son fiston une blonde pharmacienne qui "ne voit pas le problème, à la maison c'est un amour", un patron qui a "tout fait pour son fils", ou un couple de bobos qui "paye un psy depuis 3 ans".
Mais, dans tous les cas, la solution à la mode est la même : instaurer un dialogue entre l'école et la famille, unir les forces de ces deux instances éducatives et – bonheur, alleluïa – les réconcilier.
Ecole-famille, une rencontre inconvenante
Cette vérité n'étant pas discutable, elle n'est pas discutée. On se demande chaque année comment améliorer l'inclusion des parents dans le système. On organise des réunions, un "accueil" des parents, des remises de bulletins trimestriels, des remises de bulletins mi-trimestriels, on regrette à voix haute de voir "toujours les mêmes" et à voix basse de ne pas voir ceux qui, justement, devraient venir.
Il faut les rencontrer, ces "parents des élèves réellement problématiques", pour comprendre que c'est un contresens. Il faut voir, alors, la réaction de l'élève obligé de présenter ses "responsables" (c'est le terme officiel) à ses enseignants. Il a honte. Normal, c'est un ado. Un ado qui n'a pas honte de ses parents est une anomalie. Il est furieux, aussi. Il ne voit pas à quoi ça sert. Quelque chose en lui trouve cette rencontre inconvenante. Il a peut-être bien raison.
L'école ne regarde pas les parents
Quiconque a eu un enfant scolarisé se souvient sans doute de la première fois qu'il demanda : "Tu as fait quoi à l'école aujourd'hui ?"
L'immense majorité a encore en mémoire le silence qui fut alors opposé à sa question, le "Rien", le "Je sais pas", ou le mensonge que l'enfant préféra dire, plutôt que la vérité. Certains parents en ont sans doute conclu que l'enfant ne faisait rien en classe, ou rien de mémorable. C'est qu'ils ne veulent pas admettre ce qui, pourtant, devrait leur sauter aux yeux : les enfants n'aiment pas raconter aux parents ce qu'ils vivent à l'école. Ne souriez pas. Il faut prendre au sérieux ce refus de raconter. Car il témoigne d'une fulgurante intuition : l'école ne regarde pas les parents. Elle est tout entière pour les élèves, et pour eux seuls.
Une classe du lycée Buffon, à Paris (WITT/SIPA).
C'est vrai dès la maternelle. Cela reste vrai par la suite. L'école est un lieu sans parents, une forteresse à la porte de laquelle les parents sont priés – par les enfants eux-mêmes – de rester ! Il faut qu'un dysfonctionnement grave survienne pour qu'un élève croie utile de demander leur avis à ses parents. Dans l'immense majorité des cas, il réglera le problème "en interne", en en parlant avec ses camarades, ou les enseignants eux-mêmes.
Leurs enfants peuvent grandir sans eux
Parce qu'ils aiment leurs chers bambins, parce qu'ils veulent leur bien, les parents ont du mal à envisager la dure réalité des choses : l'école a pour fonction première de montrer aux enfants qu'ils peuvent se passer de leurs parents, qu'ils peuvent leur échapper, qu'ils peuvent grandir sans eux et, par bien des aspects, si si, contre eux.
Cet autre monde, que la sphère scolaire oppose à la sphère parentale, est une formidable occasion d'échapper à la toute-puissance de la famille. Pour l'enfant et, plus tard, pour le jeune adulte, l'école est un réservoir de rencontres et de modèles, qu'il a la liberté d'aimer ou pas, de suivre ou non.
Un espace de liberté, donc, malgré les règles strictes qui en régissent le fonctionnement. Et d'une liberté gagnée sur la famille. En ce sens, la maman aurait bien raison de voir la maîtresse comme unerivale.
Si chacun aime autant critiquer l'école, les profs, les programmes, c'est peut-être aussi pour ça : un combat ontologique est à l'oeuvre entre tout parent d'élève et l'école de son enfant. Loin d'être un drame, c'est un conflit précieux, utile, un conflit qu'il serait vain de prétendre réduire, et qu'il est peut-être temps d'assumer.
La paix au prix de trois contraintes
L'école est une institution violente. Plus exactement, la paix qui doit régner dans un établissement scolaire ne peut être garantie qu'au prix de contraintes fortes. La première est l'obligation de scolarisation. Il faut être très très vieux, ou malhonnête, pour ne pas se souvenir de ce que produit sur un esprit adolescent la répétition quotidienne d'un réveil à 7h.
Un groupe d'adolescentes dans un parc à Bordeaux, en 2013 (POUZET/SIPA)
La seconde est le respect du règlement intérieur, qui instaure, en sus des lois ordinaires de la vie en collectivité, une série de règles parfois hautement discutables. Le port du bonnet est interdit dans mon collège, pour justifier l'interdiction de la casquette.
La troisième, moins perceptible peut-être, mais bien plus décisive, est l'uniformisation qui en est à la fois la condition et l'objectif le plus fondamental. L'école n'est pas neutre, elle neutralise. Elle n'est pas tolérante, elle pourfend l'intolérance. Elle n'est pas semblable pour tous, elle fabrique des semblables. Mêmes programmes, mêmes diplômes, mais surtout mêmes idéaux, mêmes principes, même vision de la République, de la démocratie, des rapports hommes-femmes, de la réussite, et de l'échec.
Opposer une autorité à l'autorité des familles
Mais, là encore, les parents ne sauraient être ses auxiliaires. Dans les limites qu'impose la loi, les parents d'élèves sont maîtres chez eux. Ils peuvent prier le dieu qu'ils veulent, installer une télévision dans chaque chambre, se balader torse nu, ou considérer que la flûte est l'instrument du diable...
Mais leurs enfants ne doivent pas être obligés de croire, aimer Drucker, prendre froid, ou fuir au premier son de flûte. L'école sert à ça : opposer une autorité à l'autorité des familles, faire entendre un autre son de cloche, mettre dans un même chaudron toutes les histoires de tous les élèves, toutes les singularités de toutes ces histoires, et les réduire. Bon gré. Mal gré. L'école instaure entre les élèves et futurs citoyens une "communauté", quelles que soient leurs origines, et donc quels que soient leurs parents.
Les parents ne sont pas membres de l'équipe éducative
Ainsi, les catholiques trouveront que les enseignants ne sont qu'un ramassis de bouffe-curés, les bourgeois qu'ils sont prolétaires, les prolétaires qu'ils sont bourgeois, les anarchistes qu'ils sont "comme des flics" et les flics qu'ils sont d'infâmes libertaires. Les élèves entendront à l'école des mots inimaginables, impossibles, inconnus chez eux. Ils seront choqués, parfois. Et choqués que d'autres ne soient pas choqués. Et c'est très bien comme ça.
Prétendre que les parents sont "membres à part entière de l'équipe éducative", n'est donc pas seulement une exagération, c'est un mensonge. Et fort heureusement. Car ils doivent ne pas en faire partie.
On accuse souvent le système éducatif de creuser les inégalités sociales. Qu'en serait-il si les parents d'élèves continuaient d'être "intégrés" au système ? On le voit déjà, seuls les "bons" parents sont élus représentants, membres du conseil d'administration ou du conseil du discipline.
Demander "l'assistance" des parents, c'est importer au sein de l'école les inégalités que l'école doit combattre. Les parents capables d'aider aident, bien sûr. Mais ceux qui n'ont pas le savoir, pas le temps, pas les moyens, ne peuvent que regarder d'autres enfants passer devant les leurs. Et ils s'en veulent d'être de mauvais parents alors qu'ils ne sont le plus souvent que de mauvais parents d'élèves, ce qui ne devrait porter préjudice à personne.
Je n'appelle plus les parents
Les enseignants sont régulièrement incités à mêler les parents d'élèves à la vie des établissements. Certains profs, dès le début de l'année, appellent un à un tous les parents pour leur expliquer leurs attentes et leur mode de fonctionnement. Ils espèrent ainsi gagner leur soutien, et s'assurer que de sévères rappels à l'ordre parentaux accompagneront les leurs en cas de manquements. Je l'ai fait longtemps. Je ne le fais plus.
Une professeure dans une classe d'un lycée de Clamart en 2010 (F.DURAND/SIPA)
Je le faisais quand, encore novice, vulnérable, je pensais qu'un élève qui perturbait gravement mon cours m'en voulait personnellement, ou qu'il en voulait au système, mais qu'il me fallait trouver ailleurs un indispensable soutien. L'élève revenait le lendemain furieux, parfois marqué des coups reçus, mais recommençait, toujours.
C'est qu'il œuvrait en secret contre la sage séparation de l'école et de la famille.
L'école, comme une caisse de résonnance
Dans l'immense majorité des cas, un élève pénible choisit d'être pénible. Il pourrait être sage. Il préfère être insupportable. Pour autant, il n'a aucune raison d'en vouloir à son professeur. Fût il médiocre, cinglé, idiot, il n'aura à le supporter que quelques heures par semaine et sera débarrassé de lui sitôt sa scolarité terminée. Pour le dire vite, l'élève, au fond, se fout de son prof. Le prof ne fait pas partie de l'univers affectif et psychique de l'élève.
Ce n'est pas à lui qu'il parle quand il est pénible. S'il cherche la sanction, c'est le plus souvent pour faire passer un message indicible : je suis malheureux, j'aimerais qu'on s'occupe de moi. Or, ce "on" ne désigne que provisoirement l'enseignant. Les vrais destinataires du message sont dehors, à la maison.
Inconsciemment, l'élève perturbateur utilise l'école comme une caisse de résonance, et comme un moyen de toucher ses parents, furibards de devoir répondre, se déplacer, assumer, et tristes de voir leur enfant "dans les problèmes". Il n'est pas rare de les voir alors se retourner contre l'enseignant qui les a alertés, jouant malgré lui le porteur de valises.
Je pense que mes élèves ne se portent pas plus mal
Loin de moi l'idée de minimiser les difficultés. De nombreux élèves sont aujourd'hui gravement malades au sein du système éducatif. On croise chaque année en primaire, au collège, des phobiques, des hyperactifs, des narcoleptiques, des violents. Mais faire appel aux parents pour faire entrer dans le rang un élève dysfonctionnant, c'est oublier que la famille, même modèle, même favorisée, est LE lieu de la névrose, son creuset, son origine. C'est confondre le remède et la maladie.
Ne plus avoir aucun lien avec les parents, prévenir les élèves, dès le début d'année, que leurs parents ne seront jamais appelés, c'est couper le lien pervers que certains élèves établissent à l'école entre eux et leurs familles. Jouer "les parents dans l'école", ce n'est pas additionner deux forces, c'est donner le pouvoir aux enfants de pervertir la fonction et le fonctionnement d'un établissement scolaire.
Aujourd'hui, je me passe des parents. Je m'en porte mieux. J'ose penser que mes élèves – et les plus difficiles d'entre eux surtout – ne s'en portent pas plus mal.
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