9 septembre 2011

La méthode socratique s’appuie sur l’observation de l’enfant, par Henri Marion

Suite de "La méthode active (Henri Marion)".

Il ne faut pas se faire d’illusion sur les conditions auxquelles ce miracle[1] est possible. Il ne se fait pas tout seul par la vertu d’une forme substituée à une autre pour la transmission des connaissances. Il y a un abîme entre la méthode active que je conçois, et celle qui se pratique neuf fois sur dix sous le nom de méthode socratique. Fichte déjà dénonçait l’erreur de ceux qui croient se soustraire d’un seul coup au mécanisme en se prononçant bien haut pour la forme socratique. Qu’importe la forme, tant que la matière à apprendre est l’unique affaire ? « On apprend par cœur, mécaniquement, les raisonnements socratiques eux-mêmes ; et le danger n’en est peut-être que plus grand, car cela donne l’air de penser à l’élève qui réellement ne pense point », — on pourrait ajouter : et au maître, qui souvent ne pense pas davantage. Ce qu’il faut, c’est que la grande affaire soit le développement de la pensée personnelle ; cela seul force élèves et maîtres à payer toujours de leur personne. D’ailleurs, même la vraie méthode socratique diffère profondément de la méthode active que je préconise ; elle n’en est qu’un aspect, une partie, si l’on veut, et la moindre.
Il y a deux choses dans la méthode authentique de Socrate, telle que l’histoire nous la montre : la forme, qui est l’interrogation familière, — le fond, qui est la maïeutique, c’est-à-dire l’accouchement des esprits, les esprits selon Socrate, portant en eux, sans le savoir, la vérité. Eh bien ! la forme interrogative est sans doute fort bonne pour l’enseignement. Faire parler l’enfant, c’est une première façon de le faire agir : le dialogue est cent fois préférable au monologue. Quelque abus qu’on ait fait de la dialectique dans l’école, au moyen âge, on peut se demander si notre esprit national ne doit pas en partie à cette discipline sa vivacité dans la répartie, sa souplesse. Mais la forme dialoguée n’a nullement par elle seule la vertu de faire penser. Elle ne l’a plus du tout, du jour où le dialogue n’est qu’une forme comme une autre, où l’enseignement qui se donne par demandes et par réponses, tout dogmatique au fond, n’a qu’à être reçu et accepté. Les catéchismes religieux procèdent par demandes et par réponses ; ils n’ont pas la prétention pour cela de faire penser : au contraire, ils visent à transmettre littéralement un enseignement fixe, auquel nul ne peut rien changer.

... Même vive et franche, et de nature à faire chercher, l’interrogation seule ne rend pas l’enfant pleinement actif ni de toutes les manières qu’on peut souhaiter. On peut dans le dialogue briller en sophiste, par le bonheur ou la hardiesse des répliques. Il s’accommode de l’apparence de la vérité presque aussi bien que de la vérité même. La méthode active ne fait pas parler seulement ; elle fait méditer, composer, écrire, dessiner, agir enfin de toutes les manières susceptibles d’exercer et d’éprouver les forces. Depuis que la Renaissance a introduit l’usage des devoirs écrits, des compositions de quelque haleine faites à tête reposée, on en a fort abusé sans doute ; mais comment en méconnaître l’importance, à certains égards incomparable ?

Insuffisante par sa forme, la méthode socratique l’est bien autrement quant au fond. Elle suppose que la vérité est innée dans les esprits et qu’il ne s’agit que de l’en faire sortir. Pensée profonde, en ce qui concerne les idées premières, les principes fondamentaux de la connaissance et de la morale, peut-être aussi les vérités toutes formelles de la géométrie ; mais que devient-elle quand il s’agit de faire connaissance avec le monde réel, ce qui est, avant tout, le but de l’étude ?

Interrogez l’enfant tant que vous voudrez : vous ne lui ferez pas trouver en lui la physique, la géographie, le dessin ; vous ne lui ferez pas prendre une idée juste des rapports des choses. La pensée juste, c’est l’exacte correspondance des idées aux objets ; vaine est la prétention d’y amener l’enfant en lui faisant tout tirer de lui-même. Si son esprit n’est pas tout à fait une table rase, il est encore moins une encyclopédie. Quand le philosophe lui-même, pour penser utilement et ne pas se perdre, a besoin de toucher terre, d’appuyer sans cesse sur l’expérience ses méditations et ses déductions, comment l’enfant, qui a tout à apprendre, tirerait-il de son fonds ce qu’on n’y a pas encore mis ? Ce fonds ne s’enrichit évidemment que par l’observation des faits, au contact des choses. En d’autres termes, l’enseignement suppose,  pour être solide, une forte dose de réalisme, tandis que la méthode socratique s’accommode du formalisme le plus pur.


Chez nous en particulier, le besoin se fait grandement sentir de discuter moins et de prendre un sens plus vif des choses. La tendance n’est que trop forte à laisser la proie pour l’ombre, à batailler sur les mots. La méthode socratique ne serait, toute seule, nullement incompatible avec ces habitudes babillardes dont se plaignait déjà Rousseau ; elle risquerait plutôt de les étendre du maître aux élèves, sans que l’enseignement en devînt plus substantiel. L’action dont il s’agit, quand on parle de méthode active, ce n’est donc pas seulement celle qui consiste à analyser ou à manipuler les idées qu’on a ; c’est aussi, et avant tout, le mouvement de l’esprit en quête d’idées nouvelles. Apprendre à l’enfant à démêler, à lier logiquement, à exprimer correctement ses pensées, est fort bien ; mais il faut se dire avant tout qu’il ne sait rien. Il n’apprendra qu’en regardant, en touchant, en interrogeant les choses par tous ses sens, en exerçant sur elles toutes ses facultés.

La méthode socratique s’appuie sur l’observation de l’enfant.
H. MARION
Extrait d’une leçon du cours sur la Science de l’Éducation à la Faculté des lettres de Paris, (1887-1888), Revue pédagogique, 1888, tome I, p. 12.

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MODES, MÉTHODES ET PROCÉDÉS D'ENSEIGNEMENT
F. Brémond, Lectures de pédagogie pratique, Librairie Delagrave , Paris, 1931, pages 39-61 :

La méthode active, H. MARION
De la manière d’interroger, E. CAZES
Chapitre disponible en entier : http://michel.delord.free.fr/bremond_37-61-methodes.pdf 


[1] Celui que produit l'emploi intelligent de la méthode active.

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