Suite de "La méthode active (Henri Marion)".
Il ne faut pas se faire d’illusion
sur les conditions auxquelles ce miracle[1] est
possible. Il ne se fait pas tout seul par la vertu d’une forme substituée à une
autre pour la transmission des connaissances. Il y a un abîme entre la méthode
active que je conçois, et celle qui se pratique neuf fois sur dix sous le nom
de méthode socratique. Fichte déjà dénonçait l’erreur de ceux qui
croient se soustraire d’un seul coup au mécanisme en se prononçant bien haut
pour la forme socratique. Qu’importe la forme, tant que la matière à apprendre
est l’unique affaire ? « On apprend par cœur, mécaniquement, les raisonnements
socratiques eux-mêmes ; et le danger n’en est peut-être que plus grand, car
cela donne l’air de penser à l’élève qui réellement ne pense point », — on
pourrait ajouter : et au maître, qui souvent ne pense pas davantage. Ce qu’il
faut, c’est que la grande affaire soit le développement de la pensée
personnelle ; cela seul force élèves et maîtres à payer toujours de leur
personne. D’ailleurs, même la vraie méthode socratique diffère profondément de
la méthode active que je préconise ; elle n’en est qu’un aspect, une partie, si
l’on veut, et la moindre.
Il y a deux choses dans la
méthode authentique de Socrate, telle que l’histoire nous la montre : la forme,
qui est l’interrogation familière, — le fond, qui est la maïeutique, c’est-à-dire
l’accouchement des esprits, les esprits selon Socrate, portant en eux, sans le
savoir, la vérité. Eh bien ! la forme interrogative est sans doute fort bonne
pour l’enseignement. Faire parler l’enfant, c’est une première façon de le
faire agir : le dialogue est cent fois préférable au monologue. Quelque abus qu’on
ait fait de la dialectique dans l’école, au moyen âge, on peut se demander si
notre esprit national ne doit pas en partie à cette discipline sa vivacité dans
la répartie, sa souplesse. Mais la forme dialoguée n’a nullement par elle seule
la vertu de faire penser. Elle ne l’a plus du tout, du jour où le dialogue n’est
qu’une forme comme une autre, où l’enseignement qui se donne par demandes et
par réponses, tout dogmatique au fond, n’a qu’à être reçu et accepté. Les
catéchismes religieux procèdent par demandes et par réponses ; ils n’ont pas la
prétention pour cela de faire penser : au contraire, ils visent à transmettre
littéralement un enseignement fixe, auquel nul ne peut rien changer.
... Même vive et franche,
et de nature à faire chercher, l’interrogation seule ne rend pas l’enfant
pleinement actif ni de toutes les manières qu’on peut souhaiter. On peut dans
le dialogue briller en sophiste, par le bonheur ou la hardiesse des répliques.
Il s’accommode de l’apparence de la vérité presque aussi bien que de la vérité
même. La méthode active ne fait pas parler seulement ; elle fait méditer,
composer, écrire, dessiner, agir enfin de toutes les manières susceptibles d’exercer
et d’éprouver les forces. Depuis que la Renaissance a introduit l’usage des
devoirs écrits, des compositions de quelque haleine faites à tête reposée, on
en a fort abusé sans doute ; mais comment en méconnaître l’importance, à
certains égards incomparable ?
Insuffisante par sa forme,
la méthode socratique l’est bien autrement quant au fond. Elle suppose que la
vérité est innée dans les esprits et qu’il ne s’agit que de l’en faire sortir.
Pensée profonde, en ce qui concerne les idées premières, les principes
fondamentaux de la connaissance et de la morale, peut-être aussi les vérités
toutes formelles de la géométrie ; mais que devient-elle quand il s’agit de
faire connaissance avec le monde réel, ce qui est, avant tout, le but de l’étude
?
Interrogez l’enfant tant
que vous voudrez : vous ne lui ferez pas trouver en lui la physique, la
géographie, le dessin ; vous ne lui ferez pas prendre une idée juste des
rapports des choses. La pensée juste, c’est l’exacte correspondance des idées
aux objets ; vaine est la prétention d’y amener l’enfant en lui faisant tout
tirer de lui-même. Si son esprit n’est pas tout à fait une table rase, il est
encore moins une encyclopédie. Quand le philosophe lui-même, pour penser utilement
et ne pas se perdre, a besoin de toucher terre, d’appuyer sans cesse sur l’expérience
ses méditations et ses déductions, comment l’enfant, qui a tout à apprendre,
tirerait-il de son fonds ce qu’on n’y a pas encore mis ? Ce fonds ne s’enrichit
évidemment que par l’observation des faits, au contact des choses. En d’autres
termes, l’enseignement suppose, pour
être solide, une forte dose de réalisme, tandis que la méthode socratique s’accommode
du formalisme le plus pur.
La méthode socratique s’appuie
sur l’observation de l’enfant.
H. MARION
Extrait d’une leçon du
cours sur la Science de l’Éducation à la Faculté des lettres de Paris,
(1887-1888), Revue pédagogique, 1888, tome I, p. 12.
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MODES, MÉTHODES ET PROCÉDÉS D'ENSEIGNEMENT
F. Brémond, Lectures de pédagogie pratique, Librairie Delagrave , Paris, 1931, pages 39-61 :
La méthode intuitive, F. BUISSON
La méthode active, H. MARION
Comment doit-on interroger ? E. BOUTROUX
De la manière d’interroger, E. CAZES
Chapitre disponible en entier : http://michel.delord.free.fr/bremond_37-61-methodes.pdf
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