On se plaît d’ordinaire à considérer
que les mathématiques, même élémentaires, même rudimentaires, habituent l’esprit
à la précision, en telle sorte que tout progrès dans la science ou l’art
mathématique serait, d’une manière générale, un progrès pour l’intelligence. Je
suis de ceux qui le contestent. Les aptitudes mathématiques, le plus souvent,
sont toutes spéciales, et n’ont que peu d’influence, si elles en ont, sur les
autres études. En observant de près, on voit que des élèves experts à calculer,
habiles à comprendre et à retenir la théorie en arithmétique, en géométrie, en
algèbre, sont confus et décousus toutes les fois qu’ils ont à exprimer des
idées, et n’arrivent pas à l’ordre, qui est la qualité des esprits équilibrés.
Il serait donc imprudent de compter beaucoup sur les mathématiques dans un plan
d’ensemble d’enseignement. Sans doute, quand elles sont portées à un degré
supérieur, elles s’imposent à l’esprit et lui impriment sa forme ; mais alors,
si d’autres études ne viennent pas à faire contrepoids, elles le faussent,
parce qu’elles le mènent à transporter l’absolu dans le domaine du relatif. En
résumé, les mathématiques ne sont pas pour les études ce centre de gravité que
cherchent et sur lequel discutent les Allemands.
Je ne crois pas non plus qu’il se
trouve dans les sciences physiques et naturelles ou sciences d’observation.
Appelant l’attention sur le réel et procédant par l’induction, elles doivent
avoir et elles ont une influence plus vraie, plus générale sur l’esprit que les
sciences de déduction. Cependant, il ne faudrait pas s’exagérer cette
influence. Bien souvent les physiciens, chimistes, physiologistes,
naturalistes, etc., qui ont le long maniement de l’observation et de l’induction,
deviennent, lorsqu’ils ne sont plus sur leur terrain propre, infidèles à la
méthode expérimentale. Comment donc, dans la courte durée de trois années, les
élèves de nos écoles normales primaires, partagés entre des études diverses,
recevraient-ils des sciences physiques et naturelles un pli qui se grave et
persiste, une habitude d’esprit qui continue à s’exercer et à s’appliquer, par
l’observation et l’analyse, en dehors des objets qui relèvent de ces sciences?
Serrons un peu la question de près. On compte, en théorie, sur les expériences
multipliées dans les cours pour donner à l’esprit ces habitudes. Mais, dans la
pratique, on s’aperçoit vite qu’elles nuisent à l’attention intellectuelle de l’élève
qui se contente volontiers de l’attention des yeux. Trop souvent le travail de
la réflexion ne s’est pas fait. Les principes que l’expérience a dû mettre en
évidence ont été comme masqués par les dehors, les accessoires. L’élève
répétera tout le détail mécanique de l’opération, mais le point essentiel lui
aura échappé. Ce n’est pas pour une autre raison que beaucoup de professeurs
préfèrent un dessin schématique à l’appareil lui-même, si celui-ci est compliqué.
En somme, il n’y a rien là que de naturel. Une intelligence moyenne, à l’école
normale, n’a pas la force de compréhension, de pénétration, d’assimilation que
les théoriciens en pédagogie se figurent.
A plus forte raison s’il s’agit des
leçons de choses, qui représentent, à l’école primaire, les sciences physiques
et naturelles de l’école normale. Pour peu que les leçons ne soient pas très
sobres, très simples, conduites avec beaucoup d’art, elles demandent à l’enfant
un trop grand effort pour qu’il saisisse les rapports qu’indique le maître
entre les objets montrés dans la leçon et les phénomènes de la nature vivante,
entre les faits et leurs conséquences. Il pourra être sollicité à l’attention,
retenir des mots ; mais il ne retirera pas le profit qu’on attend de l’intuition,
de la vue même des choses.
Je n’entends aucunement par ces
réserves discréditer les sciences physiques et naturelles, les expériences et
les leçons de choses : elles constituent un grand progrès sur l’enseignement
purement abstrait et théorique, réduit à des formules qui s’adressaient à la
mémoire plus qu’à l’esprit. Je dis seulement qu’il ne faut pas s’exagérer leur
effet utile, et leur attribuer une place hors de proportion avec leurs
résultats possibles, au détriment de la
langue et des lettres, où repose en réalité le centre de gravité des études.
Pour ma part, je ne comprends guère
qu’on discute sur ce point. La langue et
les lettres sont le fonds des études, parce qu’elles sont le fonds de l’être
humain. Lorsqu’il arrive à l’école, l’enfant possède déjà la langue
maternelle. C’est un acquis qu’il apporte à la classe, il a en lui la matière
sur laquelle il va travailler, et n’a pas besoin de la tirer du dehors.
L’instrument du travail par
excellence, que le maître mettra en jeu, l’analogie, il est en lui également,
il lui est naturel, il s’applique spontanément. L’enfant est donc, pour ainsi
parler, le sujet qui observe et l’objet de l’observation, puisque le monde
extérieur se réfléchit en lui, et que c’est en lui qu’il le voit. Comment
trouverait-on une base plus solide pour y asseoir la méthode de l’observation
et de l’analyse ?
I
L’étude
de la littérature, à proprement parler, commence avec l’étude de la langue.
Les exercices lexicologiques d’invention, l’analyse grammaticale qui recherche
la nature et la fonction des mots, l’analyse étymologique qui en décompose les
éléments, l’analyse logique qui établit la valeur et les rapports des
propositions dans la phrase, tout cet ensemble de procédés porte en réalité sur
les idées et, par conséquent, met l’élève en état d’écrire avec profit. Aussi
peut-il composer et écrire de fait avant de savoir ce qu’on entend par
littérature et d’avoir été préparé par l’analyse littéraire. Ces différents
exercices de l’école primaire, repris et approfondis à l’école normale, appuyés
sur l’histoire de la langue trouveront dès le début leur large application dans
les lettres mêmes.
Ici se présente la question du latin, qui ne se peut passer sous silence. Des
personnes autorisées disent encore que l’élève de l’école normale ne saura
jamais sa langue, et surtout qu’il n’arrivera jamais à une sérieuse culture
littéraire, s’il n’a pas été initié aux langues classiques et particulièrement
à celles dont procède directement le français. Il est certain que le latin est
pour la formation de l’esprit un admirable instrument, qu’il contient pour la
meilleure partie la langue française, et a inspiré la plupart de nos grands
écrivains. Mais pour arriver à des résultats appréciables, il faudrait faire au
latin, dans le plan des études, une place non médiocre, — c’est là le nœud de
la question, — et le temps manque déjà pour des connaissances qui ont, dans l’enseignement
primaire, une application immédiate. Pour ménager au latin une part de temps,
qui serait tout à fait insuffisante, on devrait renoncer à des matières, non
seulement utiles, mais indispensables. Ce serait sacrifier le solide à une
apparence. Cette considération, il me semble, tranche la question, et quant aux
élèves des écoles normales et quant aux professeurs, puisque, pour la grande
majorité et par la force des choses, ceux-ci sortiront de l’enseignement
primaire et auront acquis dans les écoles normales mêmes le premier fonds de
leur instruction. Tant mieux si, grâce à des éléments antérieurs d’études, grâce
à leur initiative et à un effort personnel de volonté, ils parviennent à se
mettre en possession du latin, dans une mesure quelconque ; mais on ne peut
leur en faire une obligation.
Admettons, — et j’incline à le penser
pour ma part, bien que ce point ne puisse être tranché par l’expérience du
présent, — admettons que les maîtres formés dans les écoles normales, même
après avoir passé par les épreuves du professorat spécial, n’auront pas le
maniement aussi facile des idées générales et la délicatesse aussi affinée du
goût que ceux qui auront été préparés par les disciplines classiques de l’enseignement
secondaire. La question est de savoir s’ils ne peuvent atteindre à une culture
littéraire qui suffise amplement, aux professeurs pour former les
élèves-maîtres, aux élèves-maîtres pour former les enfants des écoles
primaires, c’est-à-dire dans les deux cas pour les instruire et les élever, car
le pays demande aux uns et aux autres une œuvre à la fois d’instruction et d’éducation.
Ainsi posée, la question me paraît résolue affirmativement. J’espère que la
suite de cet article le démontrera.
II
D’abord, je considère comme hors de
conteste que les méthodes nouvelles, qui ont importé dans les écoles l’étude
analytique et historique de la langue, peuvent en donner une connaissance
intime, approfondie même, sinon une connaissance complète et qui, portant en
elle-même ses moyens de vérification, n’ait besoin d’aucun secours étranger.
Mais on n’attend pas sans doute que le personnel de l’enseignement primaire
fournisse ou prépare des philologues.
Pour
ce qui est de l’étude de la langue, toutes les questions qu’elle comporte ont
été traitées dans le Dictionnaire
de pédagogie ; reste à dire ce que peut être pratiquement la
littérature à l’école normale et, par suite, à l’école primaire. Comment entrer
dans l’étude de la littérature? Prendra-t-on pour guides les anciennes
rhétoriques, dont celle de Victor Le Clerc peut être considérée comme le type?
A mon avis, on ferait fausse route. Ces traités, sinon dans leur fond, du moins
dans la marche qu’ils suivent, dans leur distribution des matières, sont à côté
du vrai, absolument artificiels, et du reste incomplets. En ne considérant que
l’art oratoire ou en y ramenant tout le reste, ils mutilent ou défigurent les
lois de la composition et du style, qui sont plus philosophiques à la fois et
plus simples, et qui seront d’autant plus simples qu’elles seront plus
philosophiques.
La littérature dérive de la
psychologie et de la logique. Elle y a ses principes et ses lois. Les théories
de la composition et du style ne se sont établies qu’après qu’on a pu constater
comment les idées de l’intelligence, comment les sentiments de l’âme humaine se
manifestaient spontanément. Ces théories, produits de
l’observation et de l’analyse, ne sont donc pas arbitraires. Elles peuvent être
présentées avec simplicité et éclairées par des exemples qui les rendent
sensibles. Déjà on est entré dans cette voie. Le Cours de style et de
composition de M. Michel, les Principes de composition et de style de
M. Deltour, ont rompu délibérément avec la rhétorique
de tradition. Ces deux auteurs, dans leurs traités didactiques, partant des
lois formelles de l’esprit, s’efforcent de montrer comment il procède
naturellement. Peut être ne le font-ils pas encore avec assez de franchise,
ayant hâte d’arriver aux applications. Mais c’est beaucoup que d’avoir montré
le chemin. L’émulation qui anime la littérature pédagogique leur suscitera des
émules.
Les lois de la composition et du
style sont moins à étudier en elles-mêmes, à la manière scolastique, qu’à
propos des applications dont les exercices scolaires, récits, descriptions,
lettres, discours, etc., donnent les cadres. Ces exercices, multipliés plus ou
moins, variés, gradués, selon les circonstances, figurent dans les programmes,
à bon droit, pendant les trois années d’école. C’est par eux que l’élève se
fera la main. Les rédactions d’histoire ou de science n’en tiennent aucunement
lieu. Mais quel que soit le sujet à traiter, il faut proscrire avec sévérité l’amplification. Cet ancien procédé, qui n’a
pas disparu, habitue l’esprit à se fier sur la mémoire, à recourir aux
souvenirs de lectures, aux phrases toutes faites, à assembler des lambeaux d’idées
vagues et flottantes, au lieu de se placer en face du sujet, de l’étudier sous
ses divers aspects par une observation attentive, et de le décomposer en ses
parties par une exacte analyse. S’il permet d’acquérir vite de la facilité, c’est
une facilité malheureuse.
Quel que soit aussi le sujet que l’on
traite, il a ses proportions naturelles,
logiques. Ces proportions, c’est à la disposition habile des parties à les
montrer. Les anciennes rhétoriques, avec raison, insistaient beaucoup sur ce
point. Il semble, à certains indices, qu’on ne donne pas partout des directions
assez fermes à cet égard. Tantôt les compositions sont difformes : les longs
préambules écrasent les développements, les développements chevauchent les uns
sur les autres, les paragraphes, disproportionnés entre eux et mal rattaches,
ne se tiennent pas, les conclusions tournent court au lieu de présenter le
sujet en raccourci. Tantôt il n’y a pas de composition ; ce sont de petits
alinéas qui se succèdent plutôt encore qu’ils ne se suivent, sans qu’on voie où
ils mènent. Façons de faire du journalisme qui s’introduisent dans les classes
où les bonnes doctrines se trouvent à l’abandon. La bonne doctrine, c’est la vue nette des idées principales du sujet, le
groupement des idées secondaires autour de chaque idée principale, la
distribution en paragraphes distincts, le clair enchaînement des paragraphes
entre eux, l’aboutissement nécessaire de tout le développement à la conclusion.
Seule celte méthode est féconde pour l’esprit ; elle lui donne la qualité
maîtresse, à savoir l’ordre.
Ces exercices scolaires ne sont pas
artificiels comme le seraient des acrostiches ou des bouts-rimés. Mais à l’exception
des lettres, et parfois des dialogues, les autres modes d’exercices, récits,
descriptions, portraits, développements d’idées morales, ne se rencontrent pas
isolés dans la littérature, à l’état fragmentaire, pour ainsi dire. Il importe
donc de considérer de bonne heure des œuvres
réelles présentant un ensemble plus complexe. Les lectures personnelles
indiquées par le programme et donnant lieu à des analyses écrites, en
fournissent le moyen. Mais il conviendrait, à cet égard, que l’élève eût des
idées précises sur les genres
littéraires. Elles ne lui seraient pas moins utiles pour l’histoire suivie
de la littérature. Cependant les programmes ne font nulle part une place à ces
notions sur les genres. On a pensé sans doute qu’elles seraient données au fur
et à mesure des occasions. Je ne crois pas que cela suffise pour une
instruction solide, et qui ne peut être solide qu’à la condition de reposer sur
des idées générales.
La littérature ici ne peut y
atteindre qu’en s’appuyant sur l’histoire. Remarquons qu’à bien prendre, l’histoire
est une méthode, et qu’elle serait la plus claire de toutes très souvent si le
temps des éludes n’était pas limité. Les grands genres littéraires ne sont pas
des conventions arbitraires d’auteurs et d’académies, mais des produits
spontanés de l’âme humaine dans des conditions sociales déterminées. C’est donc
à la lumière de l’histoire qu’il convient d’en montrer l’évolution. Partout la
poésie a précédé la prose. Partout s’est manifestée d’abord la poésie lyrique
par des hymnes religieux et des chansons guerrières. Partout la poésie épique a
suivi, lorsqu’une race héroïque s’est livrée à de grandes entreprises et a
soutenu de longues luttes. Partout la poésie dramatique, s’affranchissant du
culte qui a été son berceau, pour mettre l’homme seul sur la scène, s’est
développée dans des sociétés arrivées au même état moral, et partout, montrant
tour à tour la liberté humaine aux prises avec la fatalité, les luttes de la
passion et du devoir, les combats de la passion contre elle-même, elle a passé
par les mêmes phases. Partout aussi la prose a débuté par la chronique avant d’arriver
à l’histoire. L’éloquence, vieille comme le monde, universelle, puisqu’elle n’est
autre chose que l’éclat de la parole, n’a pu s’épanouir avec plénitude que dans
les pays libres, où la parole était l’instrument principal qui décidait des
grands intérêts publics, et où la culture d’esprit était répandue. Il en est de
même pour la philosophie. Si elle est un instinct universel de l’inquiétude
humaine qui va au delà des dogmatismes établis, elle ne se développe, elle ne
se manifeste avec grandeur, elle ne se fixe en système que chez les races
supérieures, cultivées et placées dans certaines conditions sociales. Les
genres secondaires eux-mêmes, démembrements des genres principaux, se
produisent partout dans des circonstances analogues. Le tableau de la
génération des genres éclairerait toute l’histoire littéraire.
Une
fois les genres indiqués dans leur succession historique, et nettement
caractérisés, selon quelle méthode, dans quel esprit, convient-il d’aborder les
chefs-d’œuvre, qui seuls peuvent figurer dans l’histoire littéraire suivie?
Les jugera-t-on en chicanant et en épiloguant, d’après les règles, les canons d’une
esthétique quelconque, à la façon du dix-huitième siècle, comme le fait
Voltaire dans ses Commentaires sur le théâtre de Corneille? A mesurer
ainsi les œuvres sur un patron d’école, on provoquerait du pédantisme, lequel
est toujours stérile. D’autre part, serait-il expédient de suivre un système, d’apprécier
les œuvres et les écrivains, par exemple au nom de quelques idées rigides comme
M. Nisard, ou de les enfermer dans des formules d’après la détermination de la
race, du milieu et du moment, comme M. Taine, ou de les submerger pour ainsi
dire dans un détail psychologique infiniment menu, ondoyant et divers, comme
Sainte-Beuve? Ces méthodes peuvent convenir dans les facultés ; elles ne sont
pas plus de mise pour nos élèves-maîtres que dans les collèges pour les élèves
classiques, car elles supposent un acquis déjà considérable, un esprit exercé
et une certaine expérience de la vie. Il appartient aux professeurs de ne pas
les ignorer. Dans leur enseignement, c’est plutôt de Villemain et de Saint-Marc Girardin qu’ils doivent s’inspirer. Le premier
leur apprendra comment on peut placer simplement et avec aisance l’écrivain
dans son temps ; le second, comment l’honnête et le beau s’associent
naturellement.
Je n’ai pas parlé jusqu’ici de l’analyse littéraire, qui a sa place
aux programmes à propos des exercices de lecture et de récitation, ainsi que
des comptes-rendus écrits ou oraux faits par les élèves de leurs lectures. Dans
mon sentiment, l’importance de l’analyse littéraire, bien maniée par le maître,
est de premier ordre. C’est par elle surtout que le maître exercera l’élève à
mesurer dans le style le rapport de l’expression et de l’idée, le rapport de la
construction de la phrase avec le mouvement de la pensée ou l’effort du
sentiment, et qu’il fera comprendre comment, à chaque siècle, les grands
écrivains renouvellent la langue en créant des expressions et des constructions
qui sont des manières nouvelles de penser et de sentir. Elle lui donne l’occasion
de faire à la fois l’éducation du goût et du bon sens qui sont frères, car tous
deux s’inspirent du tact et de la mesure. Elle est philosophique, car elle ne sépare
pas la forme du fond, les expressions des idées et des sentiments. Elle est
morale par excellence, car elle peut s’adresser à l’âme aussi bien qu’à l’esprit,
éveiller et éclairer chez le jeune homme les énergies latentes et les
aspirations confuses qu’excitent en lui le beau, le vrai et le bien, et qu’on n’a
qu’à solliciter dans une race généreuse, héritière de la plus noble
civilisation. Par sa souplesse et sa liberté d’allure, cette sorte d’analyse me
paraît donc l’instrument le mieux approprié pour former le sens littéraire et
le sens moral, qui en pédagogie sont inséparables l’un de l’autre.
Il nous faut au moins dire un mot d’une
question qui a son importance. Dans nos écoles normales on apprend une langue étrangère, en général l’anglais
ou l’allemand. Ces langues, cela va sans dire, sont un nouveau moyen de faire
entrer l’élève plus avant, par la comparaison, dans l’intelligence de la langue
maternelle. Y a-t-il une place à faire à leur littérature? Les grands noms, les
chefs-d’œuvre doivent évidemment être indiqués par le professeur d’histoire. Il
ne parlera pas sans quelques détails littéraires du siècle de Périclès, de
celui d’Auguste ou de Léon X, du règne de la reine Anne ainsi que du
dix-huitième siècle allemand. Aller au delà, prétendre à présenter des tableaux
suivis, analytiques, me paraîtrait excessif, et stérile d’ailleurs, comme tout
ce qui consiste en nomenclatures. Mais, par contre, je croirais excellent que
le professeur de littérature française, par voie de comparaison, fît à l’occasion
des emprunts aux littératures étrangères. J’ai toujours vu que ces rapprochements intéressent les élèves.
Certains psaumes de David, les plaintes de Prométhée dans Eschyle, le début de l’OEdipe roi de Sophocle, les belles scènes de Macbeth,
du Roi Lear, de Hamlet, de Jutes César dans Shakespeare,
du Goetz de Berlichingen de Goethe,
du Guillaume Tell de Schiller, produisent sur eux une vive impression.
Tout cela est profondément humain, et il n’y a pas besoin d’érudition pour en
être touché. Or, comprendre et sentir une douleur humaine, c’est un gain, une
force nouvelle, non seulement pour l’esprit, mais pour le fragile être moral
qui est en nous. Il n’y a pas moins de profit, dans un autre ordre d’idées, à
lire en classe une conversation entre Sancho Pança et
sa femme dans le Don Quichotte, entre Gurth,
le gardeur de pourceaux, et le fou Wamba dans Ivanhoé,
entre Montbarn l’érudit et le mendiant Ochiltree dans l’Antiquaire, ou telle scène du David
Copperfield de Dickens, du Moulin sur la Floss de George Eliot, etc. Toucher, provoquer la
sympathie, apprendre l’admiration, c’est la part la plus belle et la plus
féconde de l’enseignement.
En
résumé, que vaudra le bon élève moyen de l’école normale qui aura passé par ces
disciplines? Il possédera certainement une connaissance réelle de la langue
maternelle, et il en comprendra le génie ; il aura acquis, dans une mesure
quelconque, l’aptitude à exprimer ses idées avec précision et avec ordre, sans
prétention ambitieuse ; il aura appris à sentir, à admirer, à aimer les lettres
françaises, où vivent les plus nobles qualités de notre race ; surtout, si l’enseignement
ne manque pas à son devoir, il aura appris à respecter l’âme humaine.
III
Il
reste à se demander ce que l’élève-maître, devenu instituteur, pourra transporter
de cet acquis littéraire et faire passer dans son enseignement à l’école
primaire. Peu de chose, s’il s’agit du matériel de la littérature ; beaucoup,
au contraire, au point de vue de l’esprit.
D’abord son enseignement de la grammaire, par les dictées expliquées et les
divers exercices lexicologiques, sera d’autant plus simple et substantiel que,
par l’intelligence des auteurs, il aura pénétré plus avant lui-même dans la
connaissance de la langue.
Il y a plus. L’analyse littéraire, toutes proportions gardées, a le même rôle à l’école primaire qu’à l’école normale. L’appropriation
n’est pas facile, il est vrai, elle exige, à défaut du don inné d’être simple,
beaucoup d’attention sur soi-même. Mais elle est appelée à rendre des services
non moins signalés dans l’explication des morceaux à réciter et dans les
commentaires qu’ils amènent.
Le
goût du maître aura à s’employer à ne rien faire apprendre que d’exquis à ses
élèves, rien que la moelle et le suc, je ne dis pas des grands écrivains
seulement, souvent trop sévères, mais des plus purs parmi les écrivains
aimables. C’est au moins de la négligence que de mettre dans ces jeunes
mémoires, encore vides, et que la lecture ne meublera que peu, des choses sans
valeur et bonnes à être oubliées aussitôt qu’apprises.
De plus, dès le cours moyen, les enfants peuvent être appelés à traiter de
petits sujets accommodés à leur âge. Ils s’en tirent parfois avec un grand
bonheur, et ils réussiraient plus souvent si l’on parvenait à leur faire bien
comprendre qu’on ne parle pas autrement sur le papier qu’entre soi. Pourquoi
ces paysans qui racontent, un peu longuement, mais si merveilleusement, avec
une imagination si colorée, n’auraient-ils pu montrer dès l’école leurs
qualités naturelles? C’est l’apprêt, la solennité qu’on met aux choses qui
paralyse les enfants.
Il
faut donc que l’enseignement littéraire à l’école — et c’est un véritable
enseignement littéraire — répudie tout pédantisme, toute nomenclature technique
; qu’il soit simple, familier, vivant, spirituel s’il se peut, et qu’à l’occasion
il se laisse aller à l’émotion. L’instituteur dont les yeux seraient devenus
humides en lisant Le petit turco de Paul Déroulède, ou La dernière
classe d’Alphonse Daudet, aurait donné la meilleure des leçons.
L’histoire
littéraire ne doit pas non plus être étrangère à l’école primaire. Il va
sans dire qu’elle n’affectera aucune sorte d’appareil. Mais à propos du morceau
récité, d’une dictée d’auteur, l’instituteur peut indiquer le lieu et la date
de naissance de l’écrivain et ajouter quelques détails biographiques. En ayant
soin de grouper ces noms selon les époques, par intervalles, il établirait, les
cadres d’une petite histoire littéraire. Dans ces courtes biographies, c’est
par les beaux côtés de son caractère que l’écrivain devrait surtout apparaître.
Il faudrait montrer la noble pauvreté de Corneille, le grand coeur de Molière,
la bonhomie et la naïveté de La Fontaine, la droiture de Boileau, le
désintéressement de La Bruyère, la charité de Fénelon, la sévérité de Bossuet
pour lui-même. La tâche ne serait pas aussi facile quant aux écrivains du
dix-huitième siècle. Si la vie de Montesquieu et celle de Buffon sont
constamment honorables, il n’en est pas de même des autres. Néanmoins J.-J.
Rousseau a des traits de sensibilité vraie, et Voltaire, à côté de son âpreté à
s’enrichir et de l’égoïsme de sa vanité, a des mouvements de générosité et
aussi, peut-on dire, d’ardeur de pitié qui l’honorent. Ce n’est pas qu’il
faille taire le mal lorsque les circonstances le veulent, et laisser croire que
les grands écrivains ne participent pas aux misères humaines. La vérité et la
justice, qui sont l’honneur de l’enseignement ne le permettent pas. Mais autre
chose est d’habituer la jeunesse au respect et à l’admiration, sans taire le
mal : autre chose est de lui inspirer le dénigrement systématique, le mépris
injurieux, sans égard pour l’équité. Pour être au-dessus de cela, la démocratie
française n’a qu’à s’inspirer de sa devise.