Publié le
26/02/2016 à 19:58
FIGAROVOX/TRIBUNE - En
pleins débats sur la réforme du collège, le professeur Antoine Desjardins
revendique une liberté d'enseignement totale.
Antoine
Desjardins est professeur de lettres, coauteur de Sauver les lettres: des
professeurs accusent (Textuel), membre du Comité Orwell. Il soutient l'appel pour le rétablissement des horaires de
français.
Je tiens à ma Liberté.
Raison pourquoi jamais
je ne m'assujettirai à aucun «socle» ni à aucune «compétence».
Arrière, socles,
compétences, et autres boutiquailleries mortifères! Arrière «projets» et
«pilotage»! Arrière machins blêmes et sans âmes! Trucologie écervelante et
inane! Lavage de cerveau totalitaire!
Mon projet - y compris
pédagogique - est d'assassiner toutes les servitudes à venir, d'ôter le fer du
pied des galériens petits et grands. De faire voir les mouettes circonflexes
qui font de grands signes et écrivent des phrases trop longues, montrer aux
enfants les daurades du flot bleu de Rimbaud, les poissons d'or, le rut des
béhémots… ah ah! Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs, les panthères à
peau d'hommes!
Ouvrir le compas des
esprits par le moyen de l'apprentissage de la vraie belle langue, par le rêve
éveillé de la lecture, par la maîtrise des bons instruments de la pensée.
Jamais je ne ferai d'EPI
sur le régime de Madame Bovary, jamais Robinson Crusoé ne sera pour moi le
prétexte à disserter sur l'habitat, le tri des ordures ni même la citoyenneté!
Qu'on arrête d'insulter à l'intelligence et au goût! Qu'on cesse d'être ineptes
et inaptes! Qu'on me fasse taire ces grandes têtes molles de la pédagogie
low-cost la plus sinistre qui improvisent, probablement le couteau hiérarchique
dans les reins, ces séquences interdisciplinaires idiotes, lauréates du
concours Lépine de l'innovation absurde! Ce n'est pas possible d'être aussi
passionnément attachés à liquider l'Imagination, le Beau, le Vrai et même
l'Utile pour promouvoir la médiocrité et le chaos.
Autant couper aux
ciseaux de cuisine les ailes des goélands!
Je préfère avoir raison
avec l'enfant d'éléphant que tort avec tort avec Madame la directrice de
l'enseignement scolaire, et autres gestionnaires du désastre ; je préfère les
morves d'azur et les confitures exquises aux bons poètes à l'huile de foie de
morue infecte (fût-elle interdisciplinaire) de Madame le Ministre, qu'on est
priés d'avaler les yeux fermés.
Mes élèves n'auront pas
d'iPad parce qu'ils n'en ont pas véritablement besoin. Comme les enfants de feu
Steve Jobs, ils sauront très bien s'en passer.
Je refuse de travailler
avec quiconque en «interdisciplinarité». Je veux travailler avec qui je veux,
uniquement si l'envie m'en prend et si quelque affinité véritable,
intellectuelle et culturelle se noue. Je rejette de toutes mes forces la
logorrhée managériale épandue sur l'école, les sulfates et les pesticides
immondes qui empoisonnent nos sources, défigurent les fruits de notre travail
et de notre culture, travestissent ou édulcorent la vérité géométrique de nos
campagnes, dénaturent le réel de l'instruction, trichent et truquent les
récoltes, mentent sur le goût du raisin et la couleur des blés, uniformisent
les rendements. Tromperie sur la marchandise, fraude, mensonge, packaging
commercial, prostitution, racolage, manipulation des chiffres et des faits,
monnaie de singe des diplômes, prêchi prêcha citoyen crypto-sectaire,
embrigadement dans la bien pensance, je laisse tout cela aux pharisiens.
Je respecte la foi
véritable, je hais les pharisiens qui n'ont que leurs grimaces et ne croient
rien.
Je tiens à ma liberté
dite pédagogique comme à la prunelle de mes yeux, comme à la prunelle des yeux
de la chouette glaukôpis -aux yeux pers- celle de Minerve! La chouette du
savoir, la chouette de la sagesse, qui prend son vol dans la nuit ...
Je hais aussi la plupart
des didacticiens en chambre qui pensent pouvoir décoller artificiellement
«l'apprendre à apprendre» de l'apprendre quelque chose . Apprendre est un verbe
transitif direct qui crève de n'être pas complémenté, lesté, par un bon vieux
complément d'objet. On apprend quelque chose bon sang! Et jamais on a vu
quelqu'un apprendre en tournant en rond dans son ignorance, livré à lui même et
autonome, ou bavardant dans un petit groupe.
Comme la conscience de
Husserl est toujours conscience de quelque chose, on enseigne toujours quelque
chose et non du vide. On donne l'alphabet grec, on fait traduire du latin.
Je ne ferai pas de
grilles de mots croisés citoyens sur les ABC de l'égalité. Je ne ferai pas de
«brainstorming» sur un «paper board». Je ne «finaliserai» rien. Je n'aurai pas
d'»objectif» (on laisse cela à Auchan). Je ne «produirai» pas.
Mon seul objectif est
d'augmenter par tous moyens la puissance d'être et d'agir (Spinoza) des élèves.
Mon objectif est de rappeler à ceux-ci que l'humanité est faite de plus de
morts que de vivants! Qu'il y eut un Ronsard, un Molière, un Condorcet, un
Victor Hugo, un Jaurès!
Je préfère aller visiter
l'Enfer de Dante qu'entrer dans un «référentiel»! Je ne sais pas ce que c'est
et je ne tiens pas à le savoir. Je préfère que l'école devienne l'Abbaye de
Thélème du savoir joyeux qu'une triste salle informatique offerte par Microsoft
où l'enseignant deviendrait un moniteur ectoplasmique.
Je refuse d'être un
exécutant avec sa feuille de route à émarger, ses cases à cocher. Je ne suis
pas le poinçonneur des Lilas.
Je ne marche à aucun
pas, surtout pas technocratique, bureaucratique, politique, numérique. J'em***
les gendarmes et la maréchaussée, les revizors, les torquemadas de la
scientologie pédagogico-thanatophile en milieu industriel, les experts de la
géolocalisation commerciale. Les administrateurs du néant posthumaniste.
Je n'aurai aucune
«traçabilité» sinon dans le souvenir de mes élèves et dans les papiers de mes
cours ou de mes notes.
Je pousserai parfois les
élèves et les étudiants à écrire dans les marges. Je les étonnerai et je les
déstabiliserai. Je leur apprendrai les meilleures prises de karaté rhétorique
pour tordre les genoux de leur sous-chef de bureau tyrannique. Mes élèves
veulent être des samouraïs du verbe, savoir manipuler le grand sabre de la langue,
faire briller haut la puissance de la parole. Aiguiser leurs arguments,
développer de longues parades complexes. Il leur faut la grammaire et tous ses
exercices, il leur faut le vocabulaire, chatoyant, il leur faut la logique et
le Logos.
Oui, ils veulent
travailler, car ils savent que le travail est un trésor.
J'enseignerai le passé
simple à tous, sans distinction d'origine et de religion! J'irai même jusqu'au
subjonctif imparfait! Je ferai apprendre le Bateau ivre et
goûter les préciosités de la langue de Madame de Sévigné. Je ne leur cacherai
pas qu'Arthur ne savait pas se tenir à table, qu'il était provocateur et
outrancier, qu'on peut avoir des semelles de vent et être pourtant un as de la
grammaire et du latin: ceux à qui on apprend mal ou très imparfaitement la
règle, ceux à qui on apprend le geste de la déconstruire avant même de l'avoir
inculquée et d'en avoir fait comprendre le rôle et l'esprit, ceux à qui la
Règle a été refusée, ne connaîtront jamais la jouissance de la transgression de
celle-ci et la possibilité de subversion ne leur sera pas donnée.
Aucun excès et aucun
paroxysme ne sont à redouter, aucune effraction à l'ordre du Symbolique et
aucune jouissance: à peine une apparence d'égratignure. Le geste précis de la
déconstruction suppose connue la logique qui a présidé à la construction. Il
n'a rien à voir avec la destruction. On peut douter dès lors que nos élèves
aient jamais la possibilité de rien déconstruire ni de porter un regard
généalogique sur ce qu'ils font, sont, pensent, si l'on ne leur apprend pas
d'abord, méthodiquement, systématiquement, progressivement comment les choses
(et singulièrement la langue) sont construites. L'interdisciplinarité est une
utopie universitaire quand on parle des fondements du savoir. Elle est
immédiatement dévoyée.
Il est grand temps de
changer de paradigme et d'aller vers une école démocratique de l'exigence pour
tous, comme l'explique le sociologue et spécialiste de l'éducation Jean-Pierre
Terrail dans un ouvrage récent. Et de grâce, qu'on laisse aux enseignants la
maîtrise de leur enseignement.
Attention, Messieurs
dames les réformateurs, si vous touchez à ma liberté pédagogique, je vais
mordre usque ad sanguinem...
Si vous ne me rendez pas
du temps disciplinaire, du bon temps qui dure,
épais et solide, je planterai encore mes crocs très avant dans les fesses de
vos zélateurs et autres missi dominici en
chaise à porteurs. Je vendrai cher ma peau et celle de mes élèves.
«Les chiens enragés sont beaux» dit le poète résistant
René Char.Ni Dieu Ni maître, ajouterais-je.
Je ne mangerai pas de
cette absence de pain-là.
Liberté pédagogique!
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