2 novembre 2018

«Reconquête républicaine» : Gérard Collomb brise le silence (Barbara Lefebvre)



En 2002, Barbara Lefebvre évoquait pour la première fois les «territoires perdus» de la République. Le discours prononcé mercredi par Gérard Collomb semble lui donner aujourd'hui raison : l'ancien Ministre de l'Intérieur a décrit un pays ghettoïsé, en proie à un communautarisme qui menace dangereusement la paix civile.


extrait : "Le premier territoire perdu, c'est-à-dire abandonné, fut notre école publique. 

L'école de la République avait été fondée pour construire la nation, développer le sentiment d'appartenance à une identité française, la Grande patrie n'empêchant pas l'amour des petites patries comme l'ont toujours affirmé les pères de l'école laïque et républicaine. 

A partir des années 1950-1960, s'est imposée en Occident et singulièrement en France et aux États-Unis, l'idéologie de la déconstruction. La table rase était la condition nécessaire pour la rédemption de l'humanité qui surviendrait avec la fin de la multiséculaire lutte de classes. La «fin de l'histoire» semblait proche, nos beaux esprits s'en réjouissaient. 

Il fallait donc abattre tous les repères dits bourgeois : la famille, l'école qui est le lieu de transmission des savoirs, l'histoire nationale, la morale, les autorités institutionnelles."

Par Barbara Lefebvre Publié le 04/10/2018 à 11h33

Essayiste et auteur de Génération“J'ai le droit” (Albin Michel, 2018), Barbara Lefebvre a également contribué à l'ouvrage collectif Les Territoires perdus de la République (2002, rééd. 2015), qui fit événement, et à Une France soumise - Les voix du refus (Albin Michel, 2017).

















































































Dans la cour de l'Hôtel de Beauvau, le discours d'adieu de Gérard Collomb a résonné ce mercredi comme un avertissement cinglant. Avertissement politique à Édouard Philippe présent à ses côtés, mais surtout à Emmanuel Macron qui semble perdre pied avec la réalité des fractures françaises. Un jour, il fustige brutalement un collégien pour son interpellation familière malgré les plates excuses de ce dernier, un jour il s'adonne à la calinothérapie avec un (ex) braqueur, considérant qu'on n'aurait pas «le choix de faire des bêtises quand on est né dans certains quartiers». On imagine que beaucoup de familles des Antilles et d'ailleurs qui connaissent des conditions de vie difficiles mais éduquent correctement leurs enfants, ont dû s'étouffer en entendant pareille ineptie. Que la «question sociale» n'intéresse pas le président ne fait aucun doute, mais on ne comprend pas plus sa vision de la «question sociétale». N'est-ce pas en creux ce que Gérard Collomb exprimait dans ce discours en forme d'avertissement? Gérard Collomb n'avait apparemment pas mesuré en 2016 que le jeune et dynamique capitaine n'avait pas de cap. Il a donc décidé, deux ans plus tard, de quitter un navire approchant dangereusement des récifs. Sauve qui peut. En outre, les épisodes de l'affaire Benalla, dont l'épilogue n'est pas encore arrivé, ont probablement joué dans l'éloignement du fidèle Collomb qui vécut probablement son audition devant les commissions d'enquête comme une humiliation imméritée.


Pas de périphrase. Pas de «et en même temps». Pas de métaphores fumeuses. Pas de off auprès de journalistes. Gérard Collomb a décidé de mettre le premier ministre et le président au pied du mur: la situation d'un grand nombre de territoires urbains ou périurbains français est «très dégradée», tout le monde s'est souvenu de la partition évoquée par un François Hollande, président spectateur. Gérard Collomb a pris un risque en déclarant cela au moment de quitter le ministre plutôt qu'en y arrivant, le risque de donner le sentiment d'une impuissance du politique.

Après des mois à arpenter ces quartiers, à lire des notes remontant du terrain et échanger avec ses acteurs, la réalité a sauté au visage de Gérard Collomb. «Mieux vaut tard que jamais» diront les cyniques, mais la situation est suffisamment grave pour qu'on ne raille pas le réalisme d'un politique même quand il nous semble tardif. La réalité de la désintégration de nombreux quartiers est assez forte pour que Gérard Collomb juge indispensable de «voir ce que l'on voit et, plus difficile encore, de dire ce que l'on voit», pour paraphraser Péguy. Voici en effet ce qu'il dit :

«Monsieur le Premier ministre, si j'ai un message à faire passer - je suis allé dans tous ces quartiers, des quartiers nord de Marseille, au Mirail à Toulouse, à ceux de la couronne parisienne Corbeil, Aulnay, Sevran - c'est que la situation est très dégradée et le terme de reconquête républicaine prend là tout son sens parce qu'aujourd'hui dans ces quartiers c'est la loi du plus fort qui s'impose, celle des narcotrafiquants et des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. Il faut à nouveau assurer la sécurité dans ces quartiers mais je crois qu'il faut fondamentalement les changer, quand des quartiers se ghettoïsent, se paupérisent, il ne peut y avoir que des difficultés et donc (…) il faut une vision d'ensemble car on vit côte à côte et je le dis, moi je crains que demain on ne vive face à face, nous sommes en face de problèmes immenses», et le ministre démissionnaire d'enchaîner sur la loi asile et immigration en affirmant qu'il faut accueillir une partie des nouveaux venus mais en ne les installant surtout pas «dans les cités dont je viens de parler sinon la situation deviendra demain totalement ingérable.»

En disant cela en partant, et non en arrivant, Gérard Collomb révèle l'impuissance du politique.

Les Français ont en mémoire les coups de menton et les mots creux de Nicolas Sarkozy ou de Manuel Valls qui prétendaient parler vrai mais ne traduisirent pas en actions politiques leur constat sur la partition socioculturelle en cours. Il est donc rare qu'un ministre, un élu, ait un discours aussi clair que celui de Gérard Collomb hier. «La loi du plus fort» c'est celle des trafiquants de drogue et des islamistes? Aveu terrible de notre réalité, qui est d'abord celle que supportent au quotidien tant de gens paisibles dans ces zones de non droit. En effet la loi française, celle de la République, a déserté ces quartiers. La loi n'est pas faible parce qu'elle est démocratique, elle est faible parce qu'on ne l'a pas fait respecter depuis bientôt trente ans, et d'abord à l'école qui est le premier lieu de socialisation de l'enfant.

Nous le disions déjà dans Les Territoires perdus de la République en 2002: dans de trop nombreux établissements de ces quartiers, au tournant des années 1990, lorsque des violences survenaient, que l'entrisme religieux se déployait, que le racisme, l'antisémitisme et le sexisme se banalisaient, la réponse institutionnelle était souvent inexistante alors qu'elle aurait dû être sans indulgence. Pourquoi cet abandon de l'autorité? Car le contexte idéologique qui a longtemps prévalu dans l'école postmoderne voulait que la culture de l'excuse tienne lieu de règlement intérieur officieux. Dans cette école confondant autorité et domination, obéissance et aliénation, savoirs exigeants et encyclopédisme, ce n'était jamais vraiment de la faute de l'agresseur, c'était à la victime de faire preuve de compréhension. L'institution ne devait ni stigmatiser, ni accabler ces petits tyrans qui harcelaient, frappaient, insultaient, trafiquaient sous le nez des chefs d'établissement. En fait, elle achetait la paix sociale comme le firent ensuite nombre d'élus locaux. Toutes ces petites démissions du quotidien mises bout à bout, cette guerre des tranchées du fait accompli nous ont conduit au constat du Ministre de l'Intérieur sur le départ: la loi qui règne dans ces quartiers est celle des délinquants qui deviennent souvent des criminels et des idéologues du suprémacisme islamique.

Le moment de bascule est proche, tout le monde le sent venir. La question dépasse largement la querelle des pessimistes et des optimistes, les spéculations sur la guerre civile qui vient ou ne vient pas. Nous n'avons aucun orgueil à avoir été aux avant-postes en 2002 en publiant Les territoires perdus de la République. Nous alertions sur cette situation mortifère pour la République, pour la France. Nous avertissions sur la progression d'une religiosité islamique radicale, la menace d'une sécession ethnoculturelle de certains quartiers, les connivences entre islamistes et trafiquants se partageant le terrain pour gérer des populations que l'école ne voulait plus ni assimiler, ni même intégrer. Notre livre était centré sur l'école car tout s'est joué sur ce terrain dans les années 1980-1990. Le premier territoire perdu, c'est-à-dire abandonné, fut notre école publique. L'école de la République avait été fondée pour construire la nation, développer le sentiment d'appartenance à une identité française, la Grande patrie n'empêchant pas l'amour des petites patries comme l'ont toujours affirmé les pères de l'école laïque et républicaine. A partir des années 1950-1960, s'est imposée en Occident et singulièrement en France et aux États-Unis, l'idéologie de la déconstruction. La table rase était la condition nécessaire pour la rédemption de l'humanité qui surviendrait avec la fin de la multiséculaire lutte de classes. La «fin de l'histoire» semblait proche, nos beaux esprits s'en réjouissaient. Il fallait donc abattre tous les repères dits bourgeois : la famille, l'école qui est le lieu de transmission des savoirs, l'histoire nationale, la morale, les autorités institutionnelles.

À partir des années 1980 l'école de la République est ainsi devenue la terre de mission de ces libérateurs de l'humanité, prêcheurs du relativisme et de l'égalitarisme niveleur. Au moment où la gauche abandonnait la «question sociale» pour se jeter dans les bras de la loi du marché, elle inventait la doxa antiraciste, le vivre ensemble, le multiculturalisme, la société inclusive. L'ouvrier n'étant plus la figure messianique rédemptrice, l'immigré allait le devenir. Les immigrés d'origine maghrébine et africaine et leurs enfants nés en France n'eurent donc pas la chance de connaître cette école républicaine assimilatrice ou intégrationniste dont avaient bénéficié les précédentes vagues migratoires. Ils étaient cet «Autre» qui devait rester un étranger pour qu'on continue à le charger de réaliser nos utopies progressistes. On se refusa donc par esprit de tolérance à contester et condamner certaines de leurs pratiques sur le territoire national en dépit de leur incompatibilité complète avec nos mœurs, nos us et coutumes. Ce fut particulièrement flagrant s'agissant du droit des femmes, comme si cela relevait de la stricte sphère domestique privée. Qu'il s'agisse de la polygamie, l'excision, des mariages forcés, les répudiations, le voilement des visages et des corps, on n'entendit guère les féministes ni la gauche morale s'émouvoir, sinon pour nous expliquer qu'après tout, toutes les pratiques culturelles étaient également admissibles.

On nous traita de nouveaux réactionnaires, de nostalgiques de la République coloniale.

Mais en 1989, année charnière de l'histoire mondiale à bien des égards, la machine se grippa: l'affaire des collégiennes voilées de Creil, et les clivages intellectuels qui en surgirent au sein de la gauche, eut raison des belles promesses du multiculturalisme naissant. Notre livre portait témoignage de cet échec, mais il était encore trop tôt en 2002 pour être entendus. Nous soulignions l'erreur d'avoir renoncé à une école de la nation pour valider - sans l'assumer - une école des communautés. Nous implorions les élus, à toutes les échelles, de reprendre le chemin de la raison républicaine et de la fermeté dans ces territoires avant que la minorité tyrannique (des islamistes et des trafiquants) n'y prenne le pouvoir. On nous traita de nouveaux réactionnaires, de nostalgiques de la République coloniale (puisque la mode est de réduire l'œuvre de Jules Ferry à l'impérialisme), de sionistes islamophobes (termes consubstantiels dans l'esprit des indigénistes et leurs compagnons de route). 1989-2004: quinze ans pour que le politique adopte la loi d'interdiction des signes religieux ostentatoires à l'école. Loi qui demeure violemment contestée par les militants de l'islam politique. Loi qui aurait été - comme tant d'autres - inutile si l'État, les élus locaux, avaient fait leur travail au moment requis, s'ils n'avaient pas laissé partout, presque tout le temps, la situation pourrir en espérant que le temps (électoral) jouerait pour eux.

Nous ne tirons aucune fierté d'avoir eu raison contre (presque) toute la classe politico-médiatique et une partie des intellectuels bien-pensants. Nous sommes au contraire profondément affligés du temps perdu, de certaines récupérations purement politiciennes de notre diagnostic, des anathèmes et excommunications prononcés pour nous faire taire y compris dans les rangs de ceux qui prétendent lutter contre le racisme et l'antisémitisme mais ont choisi de vivre de la «rente morale antiraciste» plutôt que combattre ceux qui mettent en péril la communauté nationale. J'emploie le collectif «nous» car je sais que tous ceux qui ont témoigné en 2002 et 2004 (sous pseudonymes pour poursuivre leur carrière professionnelle ou simplement leur sécurité), ainsi que ceux qui ont contribué à Une France soumise paru en 2017, ont le sentiment d'avoir vidé la mer à la petite cuillère pendant tant d'années. Avoir perçu, analysé ce qui se jouait dans ces quartiers, avoir cherché à convaincre en vain les acteurs politiques qu'il fallait agir avant que la situation ne se dégrade plus encore, aurait pu nous rendre amers. C'est davantage la colère sourde qui nous a gagnés à force de compter les morts, depuis Ilan Halimi jusqu'à Adrien Perez en passant par Abel Chennouf et Arnaud Beltrame. Notre colère est toujours restée fidèle aux valeurs républicaines dans ses modes d'expression. Nous n'avons jamais rien souhaité d'autre que débattre démocratiquement, même quand nous fûmes exclus du débat dans les hauts lieux de la bien-pensance.

La France, que nous sommes si nombreux à aimer, peut mourir demain sous l'effet d'un terrible poison : le déni de réalité au service de l'esprit munichois. Gérard Collomb a parlé de «problèmes immenses» qui peuvent demain, sous l'effet de migrations incontrôlées, conduire à «une situation ingérable». Oui, cela est anxiogène. C'est précisément pourquoi ceux qui édictent la doxa du politiquement correct et vivent à l'abri (socialement, culturellement, économiquement, géographiquement) préfèrent maintenir le déni quant à l'existence d'une fracturation sociétale qui s'aggrave. Pourquoi Gérard Collomb brise-t-il ce déni au moment de quitter ses fonctions ? Il ne s'adressait pas aux Français qui ont majoritairement conscience de cette situation. Il a sans doute voulu signifier d'une part qu'il était sur la même longueur d'onde qu'eux, d'autre part, en miroir négatif, que ce n'était pas le cas du gouvernement et du chef de l'État, enfermés dans le déni. Ce développement adressé directement à Édouard Philippe éclaire peut-être aussi une des causes de cette démission : Gérard Collomb n'avait ni l'écoute de l'exécutif, ni les moyens de mettre en œuvre la politique sécuritaire indispensable pour restaurer l'ordre républicain dans ces territoires.

Les progressistes comme Emmanuel Macron n'ont rien compris à l'histoire.

En dépit de la cruelle réalité, les progressistes, à l'instar du président Macron à la tête de ses troupes qui risquent d'aller en se clairsemant, croient encore à l'hypothèse d'une finalité historique telle qu'elle est portée par l'idéologie du progrès depuis le XVIIIe siècle. Ils sont persuadés de «faire l'histoire» et d'en saisir le sens au nom du Bien et du Progrès. Leurs contradicteurs ou adversaires politiques ne sont que des lépreux, des nationalistes, des réactionnaires, des antimodernes et j'en passe. Tout à leur utopie de nantis, ils ne semblent rien avoir compris de la dimension tragique de l'histoire, se gargarisant du «devoir de mémoire» pour ne pas avoir à comprendre l'histoire. Ils sont incapables d'admettre que l'histoire puisse se faire sans eux, malgré eux. En essayant de rappeler le président Macron à plus de lucidité devant les risques de fracturation de notre société, d'humilité, de vision dans l'action, et de détermination dans sa réalisation, Gérard Collomb a peut-être voulu, à sa façon, rompre avec cette utopie progressiste qui ne veut jamais se retourner vers le passé, seul à même de nous apprendre quelque chose de nous-mêmes et de l'Autre, ne veut jamais observer lucidement le présent avant qu'il ne nous échappe, mais qui préfère toujours se perdre dans les rêveries d'un futur paradisiaque improbable.

Barbara Lefebvre

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