Savoir lire, c’est bien. Mais comment se fait-il que
nos élèves apprennent à lire sans emporter de l’école le goût de la lecture ?
Les étrangers dans la dernière guerre en ont été frappés. Ils voyaient nos
prisonniers désœuvrés, sans que l’inaction parût leur peser. Leur plaisir était
de jouer aux dames, à la marelle, au bouchon. En certaines villes, on leur
avait donné des ouvrages d’histoire, des récits de voyage, mais ils n’y touchaient
point. Aussi le bruit s’était-il répandu que nos soldats ne savaient pas lire[1].
L’ouvrier allemand, américain recherche les livres. Là
où il n’existe point de bibliothèques, il prélève sur son travail de quoi en
fonder. Chez nous, tout au plus les petits journaux prétendus populaires, avec
leur contenu frelaté, peuvent éveiller la curiosité et captiver un instant l’attention
de la population des villes. D’où provient cette différence ? Ici encore nous
rencontrons d’abord le protestantisme. Lire n’est pas chose si facile qu’il
nous semble ; il y faut de l’exercice et de l’habitude. Non seulement le
catholicisme remplace le livre par le rosaire, mais il fait l’éloge de la sainte
ignorance. La femme espagnole venant s’asseoir pendant une heure, un éventail à
la main, sur un banc d’église, est réputée avoir fait œuvre agréable à Dieu. Rapprochez-en
la femme protestante qui lit et relit la Bible, qui cherche à pénétrer dans le
langage symbolique de l’Ancien Testament, ou qui essaye de mettre d’accord les
trois synoptiques. Admettons que les qualités morales et l’intelligence naturelle
soient les mêmes des deux côtés ; combien l’esprit est traité de manière
différente ! d’une part il reste en friche (s’il n’est pas rendu stérile), de l’autre
il est soumis à une continuelle culture. Supposez que le combat pour la vie s’engage
entre deux sociétés aussi différentes que ces deux femmes. Le résultat sera
facile à prévoir. Une expérience vieille comme l’humanité nous apprend que le
succès ici-bas n’appartient ni aux âmes les plus aimantes, ni aux cœurs les
plus généreux : c’est aux intelligences les plus aiguisées et les plus
actives qu’est dévolu l’empire du monde.
Une autre cause, qui au fond tient à la précédente,
aggrave et complique le mal. On n’écrit point chez nous pour le peuple. Si nous
avons quelques anciens livres qui conviennent, ou à peu près, comme lecture
populaire, c’est grand hasard et l’auteur n’y avait point songé. Nos écrivains classiques,
déjà vieux d’un siècle, de deux siècles, s’adressaient à une société ne
ressemblant guère à la nôtre, ayant d’autres goûts, d’autres croyances, d’autres
préjugés. Le dix-septième siècle est bien loin. Ces dehors mythologiques, cette
adoration d’un monarque, cette religion qui ne ressemble pas au christianisme
moderne, laissent le lecteur froid. Il faut être lettré pour y trouver profit
et plaisir. La langue, sur bien des points, s’est modifiée, elle a besoin d’explications
et de commentaires. La Fontaine lui-même, le plus populaire de tous nos
auteurs, est rempli de locutions vieillies et d’allusions à des usages abolis. Quant
aux écrivains du siècle suivant, quelle que soit l’opinion qu’on ait sur le
fond de leur polémique, ils réclament, pour être compris, tout un travail de
reconstruction. L’homme du peuple qui lit Voltaire, s’il n’est pas scandalisé,
le trouve dépassé, suranné. L’ouvrier républicain essayera de lire le Contrat social : mais il ne le
comprendra qu’en gros et sera bientôt découragé par ces déductions abstraites.
Tout ce monde d’idées est fermé à qui veut s’y introduire sans préparation et sans
guide. Il faut bien en convenir : les esprits les plus élevés qu’ait
produits notre pays sont pour le peuple comme s’ils n’existaient pas. Au lieu
qu’en d’autres contrées il y a des écrivains connus et aimés de la nation tout
entière, rien de pareil ne se voit en France. Tandis qu’une portion de notre
pays se nourrissait de Montaigne, Pascal, La Bruyère, Montesquieu, Tocqueville,
l’autre en restait au paroissien et à la bibliothèque bleue. Veut-on savoir
depuis quand cette scission s’est faite ? il n’y a qu’à consulter les lectures
de nos paysans. Ils lisent l’histoire des quatre fils Aymon, celle de Robert le
Diable et de son fils Richard sans peur, qui sont rééditées tous les dix ou vingt
ans à Troyes et à Épinal. Le dernier grand remaniement de ces romans, qui sont
fort anciens, comme on sait, est du règne de Charles VIII. A la fin du
quinzième siècle, la société française marchait donc encore du même pas, s’intéressait
aux mêmes aventures, et avait les mêmes goûts. Depuis lors, par l’influence de
la Renaissance, non tempérée par la Réforme, la tête et le corps du convoi se
sont détachés, et la distance qui les sépare va toujours s’élargissant.
Il semble que notre société contemporaine, tout imprégnée
d’idées démocratiques, devait produire en foule les auteurs populaires. Mais l’écart
entre les deux parties de la nation est devenu si grand que ceux mêmes qui
auraient le plus à cœur de parler au peuple et de l’instruire, sont incapables
de s’en faire comprendre. Les mots qu’ils emploient sont entendus à contre-sens ;
les principes qu’ils supposent démontrés sont ou ignorés ou contestés. Les noms
historiques qu’ils citent n’éveillent chez le lecteur aucun souvenir. Vous exposez
des faits à des gens qui vous demandent de les émouvoir par une certaine rhétorique
dont ils ont pris l’habitude. Aussi les meilleurs livres, composés pour l’instruction
du peuple par les esprits les plus sincères et les plus généreux, sont-ils
restés sans lecteurs, ou s’ils en ont trouvé, ce n’est point parmi la classe
que l’écrivain avait en vue. Quelque affligeant –que soit cet aveu, aujourd’hui
comme au temps de Louis XIV, les meilleurs livres que notre temps voit paraître
sont non avenus pour le peuple et lui restent inconnus ou inintelligibles. Nous
avons deux nations en France : l’une pense, lit, écrit, discute et contribue au
mouvement de la culture européenne ; l’autre ignore cet échange d’idées
qui se fait à côté d’elle, ou si elle essaye d’en prendre connaissance, elle
ressemble à un homme jeté au milieu d’une conversation depuis longtemps engagée
avant qu’il vienne, et où il entend prononcer des noms et débattre des intérêts
qui lui sont également inconnus.
Là ne se bornent point les effets du mal que nous
avons commencé de décrire. Mais les dernières conséquences sont trop sous nos
yeux pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. La spéculation mercantile a
été tentée par cet immense marché qu’un peuple sachant lire, mais n’ayant point
de livres qu’il pût comprendre, offrait à la cupidité. Plus habile, parce qu’elle
était moins scrupuleuse, elle a trouvé le langage qu’il fallait à ces nouveaux
lecteurs. Les publications illustrées, les petits journaux ont jeté en pâture à
la foule des romans qui, pour le mérite de l’invention, sont la plupart fort
inférieurs à ceux de la bibliothèque bleue. Je ne parle pas de la valeur morale,
presque toujours nulle ou négative. D’un autre côté, depuis que le suffrage
universel a remis le pouvoir aux mains du grand nombre, il s’est trouvé des
politiques et des économistes qui ont su assez simplifier les systèmes et faire
assez abstraction de l’histoire pour être entendus de nos ouvriers. Ils ont
créé une littérature qui a ses adeptes à part, d’autant plus dociles qu’ils sont
plus indifférents à l’égard de tous les autres livres, d’autant plus
accessibles à cet enseignement, qu’ils partagent leur attention entre un plus
petit nombre de volumes.
Tel est l’état de choses où nous sommes arrivés aujourd’hui.
Il est si inquiétant que beaucoup de bons esprits qui croyaient fermement
autrefois aux bienfaits de l’instruction populaire, sont venus à en douter,
sinon en général, du moins pour notre pays. « Est-ce bien la peine de
répandre des méthodes de lecture qui conduisent à de tels résultats, et serons-nous
vraiment plus avancés quand la France tout entière lira les feuilletons de la
petite presse et les articles des journaux socialistes ? L’instruction ne nous
réussit pas. Où en serons-nous quand nos paysans de la Bretagne auront l’esprit
aussi trouble et le sens moral aussi bouleversé que nos ouvriers des grandes
villes? »
La réponse à ces questions n’est pas difficile. C’est
parce qu’on apprend trop peu de chose dans nos écoles, et non parce qu’on y
apprend trop, que nous avons assisté à ce désarroi de l’intelligence populaire.
Il ne faut pas accuser ceux qui apprennent à lire à nos enfants, mais ceux qui
tout en concédant ces premiers éléments de toute instruction, veulent que l’enseignement
n’aille pas au delà. Apprendre à lire est un bienfait illusoire ou un présent
dangereux, si vous ne rendez pas vos élèves capables de comprendre et d’aimer
les lectures sérieuses. C’est par là qu’il faut les mettre à l’abri des
séductions. Si, à l’atelier, de mauvaises lectures sont mises entre leurs mains,
si la propagande cherche à s’emparer de leurs esprits, le goût de la lecture,
sera le plus sûr contre-poids à ces tentatives. Sur l’homme qui lit beaucoup un
mauvais livre est loin d’exercer l’influence qu’il sur celui qui lit peu. Il
apprend bientôt à distinguer un ouvrage qui contient des faits et des
raisonnements dont il peut contrôler la justesse, d’un autre qui ne donne que
des déclamations. Si je ne craignais de présenter ma pensée sous une forme paradoxale, je dirais que les mauvais
livres ne sont dangereux que pour ceux qui ne lisent point; car la plupart du
temps, ceux qui les citent ne les ont même pas lus, et c’est seulement pour en
avoir entendu le résumé et pour en avoir recueilli quelques bribes, qu’ils se
prévalent de leur autorité. Combien, en 1848, avaient vraiment lu Proudhon ? L’ouvrier
qui a lu un livre jouit parmi ses compagnons d’une considération dont on peut difficilement se faire une idée dans les
classes lettrées : c’est un homme qui a étudié les sciences sociales, qui connaît
les questions de travail et d’échange. Je ne sais pas de critique plus
sanglante de notre enseignement primaire, ni de condamnation plus éclatante du
système qui recommande l’ignorance, que ces réputations acquises à si bon
marché dans le peuple et qui coûtent parfois si cher à la société.
L’une des réformes les plus urgentes qu’appelle notre
enseignement primaire, c’est donc de provoquer chez les enfants le goût de la lecture.
Pour arriver à ce résultat il faut que l’instituteur fasse des lectures en
classe. N’objectez pas la perte de temps, car il serait facile de nommer des
exercices qui envahissent l’école et qui ne jouissent d’une si grande faveur
dans l’opinion des maîtres que parce qu’ils remplissent les heures. Au lieu de
ces dictées qui laissent la tête de l’enfant complètement inactive, lisez le récit
d’une belle action, la description d’un phénomène naturel ou simplement un
conte de fée. Quand au milieu du silence général, suivi d’un long murmure d’étonnement
ou de satisfaction, l’instituteur fera rentrer le livre dans son pupitre, plus
d’un élève suivra le volume d’un œil de regret. Le format et la couverture, lui
restent dans la mémoire, et toutes les fois qu’un hasard le fera reparaître, il
y aura plus d’un cœur qui battra secrètement dans la classe. Mais quelle ne serait
point la joie de l’élève à qui, pour récompense d’une conduite sans reproche et
d’un travail exemplaire, le maître prêterait un jour le livre même d’où il a
tiré sa lecture ! Une faveur si extraordinaire attirerait, je pense, plus
d’un envieux à celui qui en serait l’objet, et des écoliers favorisés par la
fortune pourraient bien être tentés de prendre le titre de l’ouvrage pour demander
à leurs parents qu’on leur en fît présent.
La lecture est une telle source de plaisir, surtout
dans le premier âge, qu’une fois que l’écolier en aura goûté la douceur, les
stimulants et les encouragements seront superflus. Ne voyons-nous pas des
enfants de deux ans feuilleter avec délices leurs livres d’images et se répéter
à eux-mêmes les histoires qu’on leur a contées ? Il ne s’agit donc que de
procurer les livres à nos petits paysans. C’est ici que la partie instruite de
notre population devrait trouver quelque chose de cette activité ingénieuse et
de cette ardeur de propagande qui fait pulluler les Bibles dans les pays
protestants, et qui répand en pays catholiques les oraisons dévotes et les
images de sainteté. Il ne faut point songer seulement aux enfants pauvres, mais
encore à ceux dont les parents auraient les ressources nécessaires pour acheter
des livres, mais ne le font point, parce, qu’ignorants eux-mêmes, ils ne
sentent point le prix de l’instruction. Lectures faites en commun,
bibliothèques communales dont l’instituteur sera le gardien, livres donnés en
prix aux meilleurs élèves, tous ces moyens seront bons mais avant tout, il faut
que l’école possède un certain nombre d’ouvrages que les élèves emporteront à
tour de rôle à la maison, et qu’ils devront, en les rapportant, résumer de vive
voix ou par écrit.
Quels livres placerons-nous dans cette bibliothèque de
l’école ? Les ouvrages d’éducation et de morale y occuperont naturellement le
premier rang ; j’y voudrais ensuite beaucoup de géographie : des récits de
voyage, des descriptions de pays lointains réveilleront ce goût des aventures qui
semble vouloir s’endormir dans notre race, et qui nous a donné autrefois les
Jacques Cartier et les Cavalier de la Salle. Faisons donc connaître à nos enfants
les histoires des grands navigateurs, et plaçons à côté d’eux les voyageurs
modernes, comme Speke, Barth, Livingstone. L’histoire de France comptera un
certain nombre de volumes mais on y verra, à côté des récits de nos victoires, celui
de nos revers, pour que l’enfant prenne une idée plus juste des limites de nos
forces, et pour qu’il apprenne à connaître les fautes qui chez nous amènent
habituellement les désastres. Ce n’est pas en nous montrant toujours victorieux
qu’on élèvera les âmes capables de porter et de réparer nos malheurs. L’histoire
des autres peuples devra être également représentée ; il faut que nos enfants
commencent à sortir de cette ignorance qui, pour notre plus grand dommage, nous
laisse si indifférents à ce qui se passe hors de chez nous, et nous rend incapables
de comprendre les événements qui ont lieu au delà de notre horizon de tous les
jours. Les sciences naturelles et physiques, les arts mécaniques, nous
fourniront quelques volumes qui éveilleront plus d’une vocation et qui, des
mains de l’enfant, passeront peut-être à celles du père.
Laissons une large place aux œuvres d’imagination et à
la poésie. Depuis les grandes conceptions épiques qui ont charmé le premier âge
de l’humanité jusqu’aux simples contes de fée, le merveilleux est dû à l’esprit
de l’enfant, qui n’aura affaire que trop tôt aux réalités de la vie. L’Iliade, l’Odyssée, dans des traductions faites pour cet usage, ne dépasseront
point la portée d’esprit d’un enfant de douze ans. N’est-ce pas de ces poèmes qu’un
ancien disait qu’ils sont le commencement, le milieu et la fin, le livre de l’enfant,
de l’homme et du vieillard? A côté d’eux figureront les grands poèmes modernes,
la Chanson de Roland, la Jérusalem délivrée, le Roland furieux, les Martyrs. La littérature dramatique, si chère aux enfants, sera
représentée par les classiques du temps de Louis XIV, auxquels on pourra
joindre quelques écrivains de notre siècle, tels que Casimir Delavigne et
Ponsard. Les Fables de La Fontaine et de Florian ont naturellement leur place
marquée dans notre bibliothèque. Nommons enfin les Contes de Perrault, ceux de
Grimm, un choix des Mille et une Nuits : ces récits ont charmé les enfants
de l’Inde et de la Perse, beaucoup ont fait les délices de nos pères au moyen
âge. Pourquoi les refuserions-nous à nos petits contemporains ? Le Robinson de
Foë, justement recommandé par J.-J. Rousseau, le Robinson suisse transporteront
l’imagination au milieu d’un merveilleux d’une autre sorte. Parmi les auteurs d’aujourd’hui,
citons Erckmann-Chatrian et J. Macé, qui ont su réussir dans l’art si difficile
de se faire entendre du peuple et des enfants.
Une telle bibliothèque, sans dépasser cent volumes,
que la librairie fournirait à bas prix, à cause de l’étendue du marché,
transformerait la vie intellectuelle de nos jeunes générations. Un des
inconvénients dont nos instituteurs se plaignent le plus, c’est que l’été leur
enlève une partie de leurs écoliers; mais la lecture pourrait suivre l’enfant
aux champs. Quand nos petits pâtres demanderont à emporter avec eux, pour mettre
à profit les moments libres de la journée, un livre de leur bibliothèque
scolaire, on pourra dire que l’instruction primaire de nos campagnes est enfin
sortie de la période préparatoire et embryonnaire où elle est restée jusqu’à
présent.
[1] A Ouzouer, sur cent blessés je n’en ai trouvé que
quatre ou cinq qui eussent du goût pour la lecture, deux seulement qui aimassent
l’instruction. J’extrais cette observation d’un article rempli de faits
intéressants : Allemands et Français
; Souvenirs de campagne, par Gabriel Monod. Revue chrétienne, du 5 décembre
1871.
Michel Bréal, Quelques mots sur l'instruction publique en France (1872)
TABLE DES MATIERES.
Origine et objet de ce
travail
L'ECOLE.
Des
caractères particuliers de l'instruction primaire en France
De la double utilité de
l'école
Langue française
Orthographe
Du goût de la lecture
Géographie et
histoire
Enseignement de
choses
Education de la raison
L'instituteur
Considérations
finales
LE LYCÉE.
Deux
caractères particuliers de nos lycées
Enseignement du
latin
De la classe et de l'étude
Le thème latin
La version et la lecture
des auteurs
Les vers latins
Enseignement du
grec
Enseignement
historique du français
Du discours latin et du
discours français
Histoire,
géographie, langues vivantes
Des
compositions hebdomadaires
Des examens de passage
De la part faite au progrès
dans l'enseignement universitaire
De l'internat
Les récompenses au lycée
Résumé
LES FACULTÉS.
De la destination primitive de nos Facultés
Les Facultés des lettres
Les écoles spéciales
Des réformes de l'enseignement supérieur
Comment l'esprit scientifique se répand dans une
nation
Conclusion
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