En écrivant ce titre nous espérons que pour beaucoup
de nos lecteurs il ne sera pas une énigme. Des efforts ont été faits en ces
dernières années pour introduire dans nos écoles un genre d’exercice qui,
depuis soixante ans et au delà, est vulgaire en Allemagne. M. Cousin l’avait
signalé dans ses Lettres sur l’instruction
primaire ; mais telle est la force d’inertie qu’oppose chez nous la routine
à toute innovation, que les exercices de la pensée, comme il les appelait déjà,
n’éveillèrent la curiosité de personne. Il a fallu la propagande d’une femme
généreuse pour attirer enfin l’attention sur un enseignement si simple et si
utile.
Tous ceux qui connaissent notre instruction publique
avoueront que la plaie dont nous souffrons le plus, non pas seulement à l’école
primaire, mais à tous les degrés de l’enseignement, c’est le verbalisme. Trop
de mots, pas assez de choses : sous les mots nous ne voyons pas les choses
qu’ils recouvrent, et le langage, au lieu de nous servir à découvrir la
réalité, le plus souvent nous la dérobe. Tandis que le petit citadin nomme dans
ses compositions écrites des instruments d’agriculture dont il n’a aucune idée
précise, son camarade de la campagne, avec non moins d’ignorance parle commerce
ou industrie. La suite des études répond à ce commencement ; avec les années,
et sans avoir davantage été mis en contact avec la réalité, l’écolier de tout à
l’heure devient le rhétoricien qui, dans ses discours, agite les questions politiques
et littéraires, et l’élève de philosophie qui résoud les problèmes de
métaphysique et de théodicée. On arrive ainsi à élever une nation qui s’attribue
volontiers, à ses heures de satisfaction, le don de la netteté et de la
précision ; malheureusement il est plus exact de dire qu’elle a le goût des
généralités et d’une certaine logique toute formelle.
Sur tous les sujets du monde nous avons une quantité
de phrases faites par avance, et qui passent de bouche en bouche comme étoffe
et comme aliment de la conversation. On les retrouve dans les journaux, dans
les livres, à la tribune. Elles viennent s’interposer, à la façon des idées
représentatives de Malebranche, entre la réalité et notre esprit. Bien des gens
sont si peu habitués à se servir de leur intelligence et ont la tête si remplie
d’expressions qu’on les voit ordinairement occupés non à penser, ni à chercher des
mots pour leurs pensées, mais à attendre la pensée d’autrui pour y fixer une
des nombreuses phrases qu’ils tiennent en réserve : Si l’idée qu’on leur
présente se refuse à cette sorte d’enregistrement, ils la tournent et
retournent assez longtemps pour qu’elle se dépouille de ce qu’elle a d’insolite,
et ils finissent par la faire entrer, mutilée ou travestie, dans le moule
inévitable. Faut-il ajouter que ce genre d’esprit est surtout fréquent chez les
femmes, et particulièrement chez celles qui, comme on dit, ont reçu de l’éducation
? Nous voyons clairement ici l’effet d’un enseignement tout verbal, qui a
nourri les intelligences de tours de phrases et de bonnes expressions.
Ce défaut a été senti de tout temps plus d’une fois :
depuis Montaigne jusqu’à J. J. Rousseau, il a été signalé, mais la tradition,
un instant tenue en échec, reprenait bientôt l’avantage. Rousseau surtout a
dénoncé avec véhémence le vide de notre instruction. « Parmi les sciences,
dit-il, on se garde bien de choisir celles qui seraient véritablement utiles,
parce que ce seraient des sciences de choses. » Son disciple Pestalozzi en
vint enfin à l’application. On ne voyait entre les mains de ses élèves, dit un
témoin oculaire, ni livres, ni cahiers, mais seulement une ardoise et un
crayon. Les enfants copiaient sur l’ardoise les figures dessinées par leur
maître. Puis venaient les explications. Pestalozzi voulait avant tout que les
enfants apprissent à regarder, à entendre, à toucher. Il décomposait un objet
en ses différentes parties : il le recomposait sous les yeux de l’élève.
De cette façon seulement nous apprenons à mettre sous un mot une chose
nettement conçue. Chaque classe devrait posséder en quantité suffisante des
objets de différentes sortes, produits de la nature, outils, œuvres fabriquées,
pour fournir l’occasion d’exercices de ce genre. Ces explications ne font pas
doublé emploi avec les cours techniques ou avec les leçons d’histoire naturelle
que les élèves pourront suivre plus tard car il s’agit moins, dans la leçon de
choses, de leur communiquer des connaissances que de les habituer à observer. Voir,
a dit M. Alfred Maury, est un don des plus rares, qui n’a été départi qu’au
petit nombre. C’est ce don qu’il s’agit de généraliser, ou plutôt il faut développer
une faculté qui existe virtuellement chez tous.
On a fait pour l’enseignement de choses des tableaux
coloriés représentant des plantes, des animaux, des machines. Aucune école ne
devrait en être dépourvue. Il serait bon aussi que tous nos instituteurs pussent
tracer de leur main les objets dont ils veulent entretenir la classe. De cette façon,
les enfants verraient l’image se construire sous leurs yeux ; ils
apprendraient à en subordonner les différentes parties et à lui donner de la profondeur.
Naturellement un commentaire viendrait se joindre à ces dessins. Tantôt, s’adressant
à la curiosité de l’enfant, le maître placerait l’image sous les yeux de la
classe en lui demandant de la nommer.et de l’expliquer ; tantôt, après avoir
fait précéder les explications, il ajouterait, en manière de surcroît et de
récompense, la surprise toujours si bien venue du dessin. Qui ne se rappelle le
plaisir qu’éprouve l’enfant à voir la représentation figurée d’objets connus ou
inconnus ? Qui ne sait le pouvoir qu’exercent les images sur tous les esprits
naïfs ou incultes ? C’est par des images que Cyrille et Méthode ont gagné un peuple
à leur religion. Il s’agit de mettre au profit de l’observation et de l’analyse
ce penchant inné chez l’enfance.
D’autres moyens concourront au même but. Au lieu de
ces sujets vagues qui forment le thème ordinaire des devoirs d’école, les compositions
écrites devraient servir à développer l’esprit d’observation. Ne demandez pas à
votre élève la description d’une maison ou d’une église : demandez qu’il
décrive la maison paternelle ou l’église du village. La peinture d’un orage est
un sujet de rhétorique : mais la description de l’orage qui a eu lieu
aujourd’hui, ainsi que de ses effets, mettra l’enfant sur le terrain de la
réalité. Des visites aux fermes et aux usines du voismage fourniront d’autres
sujets de composition. Ce n’est pas seulement
à l’école que des exercices de ce genre seraient à leur place. Comme le peintre
qui ne peut se passer du modèle vivant,
nous avons tous besoin d’entretenir en nous la faculté de voir et de saisir les
choses extérieures. Qui nous débarrassera des simplifications[1] littéraires
? Celui qui en prend l’habitude perd le sentiment de ce qui existe. Il n’aperçoit
le monde qu’à travers des réminiscences de collège. Les faits les plus saillants
s’émoussent ou se déforment dans son esprit. On sait combien un point de fait
est difficile à établir par témoignage : l’intérêt et la passion ne sont
point les seules causes qui rendent la connaissance de la vérité si malaisée.
La plupart du temps nous avons affaire à des témoins dont la mémoire, au lieu
de retenir l’image exacte de ce qu’ils ont vu, modifie les événements d’après
un certain idéal qu’ils portent dans leur tête. L’enseignement de choses exige
chez le maître un effort soutenu et une constante surveillance. Le seul fait
que cet enseignement a été tant de fois réclamé, depuis Bacon jusqu’à Rousseau,
nous prouve qu’il est difficile. On a vu des réformateurs qui l’avaient inscrit
sur leur programme, tomber, après quelque temps, dans le plus creux verbalisme
et susciter à leur tour les protestations de nouveaux réformateurs. Cette
difficulté tient aux conditions mêmes de notre nature. Entre les choses et la
pensée vient se placer le langage comme intermédiaire, et si nous n’y prenons garde,
nous sommes continuellement exposés à nous contenter de ce commode remplaçant.
Tout comme leurs prédécesseurs, Basedow et Pestalozzi finirent par avoir leurs
procédés et leurs formules, et la mémoire des enfants, toujours complaisante et
facile, ne tarda pas à s’en emparer. Gutsmuths raconte comment Pestalozzi, vers
la fin de sa carrière, montrait du doigt les différents dessins d’un tableau,
tandis que les enfants répétaient machinalement les noms qu’ils savaient par
cœur. De mon côté, je me souviens d’un maître qui croyait sincèrement pratiquer
l’enseignement de choses, parce qu’il faisait dire à la classe, en scandant les
syllabes et tout d’une voix le cheval est un quadrupède. Le phoque est un amphibie.
En faut-il conclure que cet enseignement soit illusoire
ou impossible ? –Loin de là. Mais il faut
conclure qu’il en est de cette réforme comme de la réforme des mœurs dans les
couvents du moyen âge et comme en général de toutes les réformes qui vont au
fond des choses et qui veulent atteindre l’homme intérieur. Elles ne peuvent être
faites une fois pour toutes ; elles ont besoin d’être continuellement
recommencées. Elles ne peuvent être faites par un homme au profit de tous les
autres ; chacun de nous doit les renouveler à tout moment. Si le maître s’endort
un instant, le verbalisme reprendra le dessus. Il ne suffit pas de dire : la
lettre tue et l’esprit vivifie. L’esprit se fige et devient lettre si vous
cessez de le tenir en fusion. Rien ne peut donc remplacer l’action vivante du
maître ; sans elle, images, dessins, descriptions dégénèrent bientôt en
une série de procédés et en une vaine mnémonique. Il faut que le maître tienne
ses enfants en haleine, réveille l’intérêt prêt à s’affaiblir, déjoue les inventions
de la paresse. Rude et laborieux métier, dont Luther disait déjà qu’il usait
son homme en dix ans. Donnons donc (c’est la véritable conclusion à tirer), si
nous voulons avoir des écoles dignes d’un grand pays comme la France, donnons à
l’instituteur les loisirs et la sécurité nécessaires pour qu’il ne soit pas courbé
sur son œuvre du matin au soir, et pour que le poids de la vie ne brise pas en
lui le ressort interne.
source : http://www.landrucimetieres.fr/spip/spip.php?article2526 |
Michel Bréal
Quelques mots sur l'instruction publique en France (1872)
L'orthographe
DU GOÛT DE LA LECTURE
Les locutions
Les proverbes
La propriété des termes : employer les mots justes
Les métaphores dans les mots
Quelques mots sur l'instruction publique en France (1872)
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Sur les leçons de choses
Trois conférences pédagogiques (1894) : 1) éducation intellectuelle ; 2) langage ; 3) leçon de choses
Leçon de choses 1, par P. Kergomard
Leçon de choses 2, par Pauline Kergomard
Leçons de choses, Dorangeon
Leçons de choses, Compayré
[1] Dans l’édition originale,
il y a « amplification ». [NdE]
source de l'image : http://www.lefigaro.fr/photos/2010/06/07/01013-20100607DIMWWW00574-24-heures-photo.php |
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