Lecture à haute voix
Article du Dictionnaire Buisson : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3036
La
lecture à haute voix compte, en Amérique, parmi les éléments les plus
importants de l'instruction publique ; elle est une des bases de
l'enseignement primaire.
«
En France, écrivais-je il y a quelques années, elle n'a pas, dans
l'éducation, même la valeur des arts qu'on appelle arts d'agrément ; on
la regarde comme une curiosité, comme un luxe, parfois comme une
prétention. Parcourez tous les degrés de l'instruction, vous ne la
trouverez nulle part. Y a-t-il un concours de lecture, un prix de
lecture à haute voix dans les écoles primaires? Non. Dans les écoles
normales primaires ? Non. Dans les écoles industrielles ou commerciales?
Non. Dans les lycées ? Non. Ni maîtres ni élèves n'apprennent à lire.
Passez des maisons d'éducation dans la société, prenez l'une après
l'autre toutes les professions libérales ; où se trouve cette étude? Les
avocats apprennent-ils à lire? Non. Les magistrats? Non. Les avoués,
les greffiers, les membres des compagnies savantes ? Non. Nous avons des
maîtres pour tous nos organes, pour tous nos membres, pour tous nos
exercices. On nous enseigne à danser, à nager, à boxer, à sauter, à
faire des armes, à courir ; seul, l'organe dont nous usons toute la
journée et dans toutes les circonstances de la vie, l'instrument qui
nous sert d'intermédiaire dans tous les rapports avec les autres hommes,
la voix, n'est l'objet d'aucune éducation. »
Depuis
lors, les choses ont un peu changé, des progrès ont été réalisés. Mais
si le mouvement est commencé, il s'en faut encore de beaucoup qu'on ait
fait à l'enseignement nouveau sa place légitime. D'où vient
l'indifférence qu'on témoigne souvent à l'égard de la lecture à haute
voix? De trois erreurs. On en néglige ou on en rejette l'étude : 1°
comme inutile ; 2° comme encombrante ; 3° comme impossible. Examinons
ces trois objections au point de vue des écoles primaires.
I.
— Quelques esprits prétendus graves vous disent : « Tout dans
l'enseignement primaire doit avoir un caractère sérieux et pratique.
L'art de la lecture peut servir d'agréable complément à l'éducation des
classes riches ; il peut former de beaux diseurs de salon, voire même
des comédiens de société, mais à quel titre l'introduire dans le sévère
et sobre programme des écoles primaires? Ce que renferme ce programme
s'appelle la grammaire, la géographie, l'arithmétique, l'histoire.
Qu'ira faire, dans une si austère compagnie, cet art aimable qui a toute
la grâce, mais toute la frivolité, d'un amusement mondain ? A quoi
servira-t-il aux fils et aux filles de fermiers, de paysans, d'ouvriers ?
à quoi servira-t-il à leurs instituteurs? »
Il leur servira à mieux remplir leur rôle de maîtres et d'élèves.
Oui,
certes, l'art de la lecture est un art agréable, mais c'est aussi,
c'est surtout un art utile. Oui, il a sa place marquée dans l'éducation
élémentaire des classes riches, mais il doit entrer dans l'enseignement
des classes populaires, sinon au même rang, du moins au même titre que
la géographie, ou la grammaire. Il n'est pas le privilège de
quelques-uns, il est le besoin de tous.
Prenons
des faits pour preuves. Les fonctions de l'instituteur primaire
consistent à donner des explications, à lire des morceaux détachés, à
corriger des devoirs tout haut ; or, avec quoi lit-il, explique-t-il,
corrige-t-il ? Avec sa voix. Y a-t-il intérêt pour l'élève à ce que
cette voix soit claire et juste? Explications orales ou morceaux lus
tout haut ne s'imprimeront-ils pas plus fortement dans l'esprit de
l'enfant si la prononciation est nette, si le débit est approprié aux
paroles? C'est incontestable, car les mots ne sont pas tout dans le
debit ; la musique des mots, l'accent des mots ont leur valeur, ils sont
à la parole ce que sont les plumes à la flèche, elles la portent plus
loin et plus avant.
Ce n'est
pas tout. Les classes commencent à huit heures et finissent à quatre,
soit sept heures de travail, si l'on en déduit le moment du repos.
Pendant ces sept heures, que fait le maître? H parle. Ces sept heures de
parole par jour durent dix mois par année, et cette année se prolonge
pendant dix ans, quinze ans, vingt ans, trente ans! Quelle fatigue! quel
métier ! Il y a donc, pour le maître, intérêt de premier ordre, intérêt
de santé, intérêt de vie peut-être, à savoir se servir de son unique et
fragile instrument de travail, à le ménager, à l'économiser, à le
rendre capable de fournir à une si pénible et si longue besogne. Eh
bien, un des résultats de l'étude de la lecture à haute voix est
précisément de vous apprendre à lire et à parler sans fatigue.
Quand
aux enfants, un mot suffira. Quel est leur principal travail? Apprendre
des leçons et les réciter. Quel doit être leur but? Apprendre ces
leçons le plus vite possible, les réciter le mieux possible, et les
retenir le plus longtemps possible. Or, que l'art de la lecture conduise
sûrement l'élève à ces trois résultats, c'est ce que va vous prouver ma
réponse à la seconde objection.
II.
— L'encombrement est un des grands malheurs de l'enseignement public
actuel. Les élèves succombent sous la masse des objets d'étude. Les
programmes sont apoplectiques. Les classes sont trop petites pour le
nombre d'élèves qu'elles renferment. Les heures sont trop courtes pour
les leçons qu'on y entasse. Le temps manque aux enseignants aussi bien
qu'aux enseignés. Comment donc songer à la création d'un enseignement
nouveau? où le mettre? que supprimer pour lui faire place? La réponse
est facile. L'art de la lecture n'entrera utilement dans l'instruction
qu'à la condition de ne rien encombrer, de ne rien supprimer, de ne
prendre la place de rien, mais de se mêler à tout pour venir en aide à
tout. Ce n'est pas une surcharge pour la mémoire, c'est un auxiliaire ;
ce n'est pas une fatigue pour l'intelligence, c'est un allègement et un
soutien. Il joue dans l'instruction le rôle des adjuvants dans le
phénomène de la nutrition ; il active et facilite l'assimilation ; ce
n'est pas un aliment nouveau, c'est le sel des autres aliments.
Deux exemples :
Quand
l'élève a une leçon à apprendre, que fait-il en général? Il se met à
marmotter, à voix basse ou à haute voix, chaque mot vingt fois de suite,
mécaniquement, machinalement, jusqu'à ce qu'il se soit enfoncé la page,
ligne à ligne, dans la cervelle, à peu près comme on enfonce un clou
dans le bois, à force de frapper dessus avec le marteau. Eh bien, je
propose aux meilleurs élèves des écoles primaires un pari, que j'ai bien
souvent gagné. Leur mémoire est toute fraîche, toute souple, toute
nouvelle, tandis que la mienne me sert depuis bien longtemps et, comme
telle, commence fort à s'user ; je leur offre pourtant de choisir, eux
et moi, une page quelconque, et je gage que je la saurai deux fois plus
vite qu'eux. Pourquoi? Parce que j'y appliquerai les règles de la
lecture, c'est-à-dire que j'apprendrai ce morceau en le lisant
correctement, méthodiquement, selon les lois de la ponctuation, et en
suivant le mouvement de la phrase. Lue de cette façon, cette phrase
s'imprimera plus promptement dans ma mémoire, parce qu'elle se dessinera
plus nettement dans mon esprit. Apprendre à lire, c'est donc apprendre à
apprendre ; par conséquent, ce n'est pas du temps perdu, mais du temps
gagné.
De même pour les
récitations à haute voix. Pas un inspecteur qui n'ait été choqué du
chantonnement mêlé d'ânonnements des élèves, de cette musique
nasillarde, monotone, et toujours fausse, qui blesse le bon sens autant
que l'oreille, et donne au débit comme à la physionomie des plus
intelligents une apparence d'imbécillité. Ils semblent tout à coup
devenir stupides dès qu'ils se mettent à réciter. Ils ont l'air de ne
pas comprendre ce qu'ils disent ; ils le comprennent en effet moins bien
par cela seul qu'ils le récitent mal, et ils le comprendraient
évidemment mieux s'ils le récitaient bien. Or, s'ils le comprenaient
mieux, ne le conserveraient-ils pas plus longtemps ? C'est encore
incontestable. La fidélité du souvenir tient à l'intelligence autant
qu'à la mémoire ; la mémoire reçoit l'empreinte et la garde, mais
l'intelligence la burine. Apprendre à lire, c'est donc apprendre à
retenir, parce que c'est apprendre à comprendre. Donc, l'élude de la
lecture est du temps gagné, et non du temps perdu.
La question, on le voit, se trouve bien simplifiée, et la difficulté est résolue.
Pas
de cours nouveaux, pas de maîtres nouveaux pour cette science nouvelle.
Ce sont les maîtres ordinaires qui l'enseigneront aux enfants avec tout
le reste.
Le seul point
important est que les maîtres la sachent, que la lecture entre comme
étude obligatoire dans les écoles normales primaires. Une fois les
instituteurs munis des principes de l'art, fiez-vous à leur oreille même
pour les appliquer. Elle sera si blessée, si agacée, cette oreille, par
les vices de diction de leurs élèves, qu'ils les reprendront par
égoïsme : nous ne combattons jamais si ardemment les défauts des autres
que quand ils nous sont désagréables.
Résumons-nous. L'étude de la lecture doit porter sur tout. Il
ne s'agit pas de faire bien lire aux élèves un morceau détaché ; il
faut exiger d'eux, impérieusement, qu'ils ne récitent pas une page,
qu'ils ne donnent pas une explication, qu'ils ne fassent pas une
réponse, qu'ils ne lisent pas un devoir, sans observer les lois
primitives de l'art de la lecture.
Nous
voilà bien loin de ces exercices publics de récitation qui consistent,
le jour de la distribution des prix, à faire monter les enfants sur une
estrade, dans leurs plus beaux ajustements de fête, et à leur faire
réciter avec des gestes appris, des accents appris, des physionomies
apprises, quelque fable, ou quelque scène dialoguée. Je ne voudrais pas
contrister les parents, dont ces petites cérémonies font la joie, mais
je ne puis oublier les moqueries des assistants, qui, en sortant,
contrefont, avec mille éclats de rire, les attitudes et les inflexions
de ces pauvres enfants. On pense, en les entendant, à ces poupées
anglaises qui disent papa et maman ; on croit entendre un phonographe ; ce ne sont pas des êtres humains qui parlent, ce sont des ressorts qu'on pousse.
Laissons
là ces jeux puérils où l'enfance même perd son charme, je dirais
volontiers sa dignité. Avant tout, ne faisons ni des comédiens, ni des
perroquets. L'enseignement actuel du dessin nous donne, à ce sujet, une
utile leçon. Le temps est passé des têtes de Romulus bien
ombrées, bien estompées, agrémentées de petites hachures bien alignées,
le tout s'étalant sur les murailles comme témoins du talent de
dessinateur des élèves. Du talent! pauvres petits! Le crayon désormais
va s'appliquer à des oeuvres plus sérieuses. Ainsi de la lecture. Des
récits simples, des morceaux naturels, des faits et des réflexions à la
portée des enfants, voilà la matière de leurs exercices. Il ne s'agit
pas de leur apprendre à danser, mais à marcher. Qu'ils ne lisent rien
que ce qu'ils comprennent ou sentent parfaitement. Plus de prose que de
poésie. La lecture des vers demande des qualités trop brillantes et trop
spéciales. Commencer cette étude par la poésie, c'est commencer les
classes par la rhétorique. Faisons-leur faire d'abord leur cours de
grammaire. Apprenons-leur la correction, la justesse, et surtout
apprenons-leur la ponctuation. L'art de la ponctuation est la moitié de
l'art de la lecture, car ponctuer en lisant, c'est non seulement être
clair, c'est se reposer. Les points et les virgules, espacés dans une
longue période, ressemblent à ces petits sièges échelonnés dans la
hauteur d'un escalier un peu rude : on s'y arrête pour reprendre
haleine.
Voilà à quelles
conditions l'étude de la lecture entrera dans l'enseignement primaire
comme il doit y entrer, c'est-à-dire à titre d'art utile.
III.
— Reste la troisième objection, à laquelle je laisse tout son
développement : « La lecture n'est pas un art ; c'est l'exercice naturel
d'un organe naturel.
Il y a
des gens qui lisent bien ; il y a des gens qui lisent mal ; mais le
talent des premiers est un don, un charme, une qualité, tout, excepté un
art. Cela ne s'apprend pas. L'exercice de cette qualité naturelle peut
donner lieu à quelques préceptes utiles : préceptes d'hygiène, il ne faut ni trop parler ni trop lire, comme il ne faut ni trop marcher ni trop manger ; préceptes de bon sens, il ne faut pas lire trop haut ni lire trop vite: préceptes de goût, il
faut tâcher de comprendre et de faire comprendre ce qu'on lit ; mais,
en dehors de ces instructions sommaires qui tiendraient en quelques
lignes, il n'y a pas dans la lecture ces règles précises, claires, qui
constituent un art : l'art de la lecture se compose d'un 6eul article : Il faut lire comme on parle. »
La réponse, j'ai essayé de la faire dans le Petit traité de lecture composé
spécialement, sur la demande de M. le ministre de l'instruction
publique, pour les instituteurs et élèves des écoles primaires. J'ai
montré là que si quelques natures exceptionnelles, quelques hommes
supérieurs, arrivent à bien lire sans étude, la masse, la majorité, le
vulgaire, a besoin d'apprentissage ; j'ai fait voir que cet
apprentissage était méthodique, j'ai établi qu'il reposait sur des
points précis et des règles déterminées ; j'ai avancé et prouvé par la
discussion que ces règles étaient à la fois matérielles et intellectuelles, puisqu'elles
ont pour objet le développement d'un organe physique, la voix, et d'un
organe intellectuel, le cerveau. L'examen de la prononciation, de l'articulation, de la respiration, de la ponctuation m'a
permis de donner des conseils pratiques qui suppléent, à la rigueur, à
un professeur spécial ; et je suis heureux de terminer cet article en
disant que, dans le département de la Seine, sept cours de diction ou de
lecture, confiés à des maîtres d'élite, initient chaque jour [1883] les
instituteurs primaires à cet art si utile pour eux.
Ernest Legouvé
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