Deuxième chapitre de Quelques outils pour apprendre à calculer par Pascal Dupré, l'auteur du fichier de mathématiques Compter, Calculer au CP.
Pour illustrer sa théorie de l'abstraction, Buisson renvoie le lecteur du DP à l'article « Boulier ».
« Ce qui importe, ..., c'est de déterminer en quel
sens et dans quelle mesure l'emploi du boulier doit être approuvé. Il a
rencontré des adversaires sérieux. L'un d'eux, M. Rambert, professeur à l'Ecole
polytechnique de Zürich, disait à propos des bouliers figurant à l'Exposition
universelle de Vienne (1873) : « Le boulier corrompt l'enseignement de
l'arithmétique. La principale utilité de cet enseignement est d'exercer de
bonne heure, chez l'enfant, les facultés d'abstraction, de lui apprendre à voir
de tête, par les yeux de l'esprit. Lui mettre les choses sous les yeux de la
chair, c'est aller directement contre l'esprit de cet enseignement. La nature a
donné aux enfants leurs dix doigts pour boulier ; au lieu de leur en donner un
second, il faut leur apprendre à se passer du premier. »
Cet acharnement contre le boulier n'est guère
compréhensible si on ne se réfère à l'histoire de l'arithmétique. Buisson s'y
engage : « L'idée de faire compter par les enfants des objets matériels
avant de leur parler des nombres abstraits et des chiffres qui les représentent
est trop naturelle pour ne pas être aussi ancienne que la civilisation. Elle a
fait inventer dès l'antiquité des abaques plus ou moins perfectionnés. Chez
nous, depuis la fin du moyen âge, on exerçait les enfants, comme le porte le
titre de plusieurs vieux livrets d'école, à « sommer avec les jets » (jetons) ;
Montaigne dit quelque part : 'Je ne sais compter ni à jet ni à plume '. »
(Buisson, DP, article « Boulier »). Mais Buisson ne développe pas ce que sous-entend cette expression.
Voici une
gravure dont le commentaire permettra de mieux comprendre quels sont les
véritables enjeux :
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Cette gravure du début du XVIe siècle représente Dame
Arithmétique tranchant le débat entre deux calculateurs. L'un
représente les « abacistes », défenseurs des chiffres romains et du calcul «
à jets », pratiqué avec des jetons déplacés sur un abaque, ancêtre du
boulier. L'autre, symbolise les « algoristes » partisans du calcul posé « à
(la) plume » et des chiffres arabes (d'origine
indienne). Bien que l'attitude de la dame signifie sa préférence pour l'algoriste la querelle
entre les deux camps durera plusieurs siècles en occident.
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Comme le montre la citation de Montaigne,
l'enseignement du calcul, même dans les milieux cultivés, était souvent réduit
à la lecture des nombres, à l'addition, voire la soustraction. La
multiplication fut rarement enseignée dans les petites écoles avant la
Révolution et la division à peu près jamais avant cette date. Ceci pour deux
raisons : d'une part la complexité des méthodes opératoires et d'autre part le
blocage des autorités religieuses et des calculateurs professionnels qui
voyaient dans la démocratisation du calcul une perte de pouvoir et d'influence.
Ces deux verrous sautèrent à la fin du XVIIIe siècle avec la
simplification des techniques opératoires et l'interdiction de l'usage de
l'abaque dans les écoles et les administrations imposée par la Révolution
française.
Nous tirerons deux leçons de cet aparté historique :
- la première c'est que derrière toute forme
d'enseignement, même quand il s'agit de mathématiques, se trouvent des enjeux
politiques.
- la seconde, c'est qu'en matière d'éducation il faut
se méfier de la notion de simple. Le calcul abstrait des algoristes est «
simple » dans la logique de l'adulte, mais l'intelligence naturelle de l'enfant
s'appuiera avec beaucoup plus d'aisance sur la « complexité » du boulier. Ce
que Buisson résume ainsi : « Le simple, c'est l'abstrait » « Le réel
ou le concret n'est jamais simple ». (Article "Abstraction")
Ce n'est donc pas tant l'usage du boulier en tant que
support à l'enseignement par les sens qui est condamné ici, mais son usage en
tant que « machine à calculer » qui serait une entrave au bon exercice du
calcul mental « Le calcul mental est la base de toute instruction en ce qui
concerne le calcul ; toute machine qui a la prétention de suppléer au calcul
mental va contre le but de l'enseignement » nous
rappelle Buisson.
Et la distinction est faite entre la « machine » qui
se substitue à l'opération mentale et « l'objet sensible» qui matérialise cette
opération pour mieux l'assimiler. « En montrant à l'enfant, en lui faisant
voir les résultats d'une addition, d'une soustraction, d'une multiplication ou
d'une division, le boulier diminue les efforts et la fatigue de l'enfant ;
mais, par le témoignage des yeux, il grave profondément dans son esprit et dans
sa mémoire tous ces résultats qu'il lui importe de conserver. Le boulier
prépare, initie au calcul mental : nous n'avons jamais pensé qu'il pût le
remplacer. »
On veut que l'enfant s'accoutume à « voir de tête »,
c'est très bien ; mais encore faut-il qu'il ait appris d'abord à voir avec ses
deux yeux. Avant l'abstrait le concret, avant la formule l'image, avant l'idée
pure l'idée sensible : c'est la loi générale de la saine pédagogie. ».
A cet acquittement du boulier (qu’il faut cependant réserver aux « tout jeunes enfants ») succède pourtant une condamnation du calcul sur les doigts :
« Le calcul sur les doigts a plus d'inconvénients que
le boulier, comme l'a fort bien montré M. Lenient : « D'abord on ne peut pas
disposer de sa main comme d'un objet étranger ; puis, apprendre aux enfants à
calculer sur leurs doigts présente certainement un danger : les élèves
continueront à s'en servir longtemps encore après qu'on les aura exercés à
calculer de tête. C'est donc justement un obstacle au calcul abstrait que
préconise M. Rambert. ».
Alors, dans la pratique, quels outils, quels supports
peut-on utiliser pour concilier « l'éducation des sens » sans retarder pour
autant la représentation mentale et l'abstraction ?
La présentation qui suit concernera principalement le
matériel utilisable en CP, certains supports pourront être utilisés dès à la
grande section d'autres seront réutilisables au CE1. Le problème des machines à
calculer, des bouliers russes ou chinois ne sera donc pas abordé ni celui des
calculettes, « boîtes noires » qui ne trouveront pas leur place en primaire.
Pascal DUPRE, Quelques outils pour apprendre à calculer
Pascal DUPRE, Quelques outils pour apprendre à calculer
A suivre......
Sommaire :
Pour poursuivre :
- Catherine Huby et Sophie Wiktor, Se Repérer, Compter, Calculer en Grande Section.
- Pascal Dupré, Compter, Calculer au CP.
- Pascal Dupré et Catherine Huby, Compter, Calculer au CE1.
- Pascal Dupré et Catherine Huby, Compter, Calculer au CE2.
- Dictionnaire de pédagogie d'instruction primaire, Hachette, 1887. Et quelques textes de Ferdinand Buisson.
- Manuels de mathématiques fondés sur les programmes de 1887, 1923, 1945.
- Rudolf Bkouche, Abstrait vs. concret, une opposition ambiguë.
- Lenient, "Les bouliers-compteurs et numérateurs et le calcul mental", Journal des instituteurs, février-mars 1877.
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