Si le premier article du Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson est consacré au mot « Abaque », ce n'est pas seulement dû au
hasard de l'ordre alphabétique : c'est aussi le reflet de la place prépondérante
dans la méthode intuitive d'un matériel permettant de rendre sensibles aux
enfants les abstractions mathématiques.
On trouve ainsi dans l'article « Mathématiques
» un rappel des instructions officielles : « En tout enseignement, le
maître, pour commencer, se sert d'objets sensibles, fait voir et toucher les
choses, met les enfants en présence de réalités concrètes, puis peu à peu il
les exerce à en dégager l'idée abstraite, à comparer, à généraliser, à
raisonner sans le secours d'exemples matériels. Le meilleur moyen d'apprendre
aux enfants à compter consiste à leur faire compter effectivement des objets
semblables, comme des pois, des noisettes, ou de simples bûchettes analogues à
des allumettes et que l'on a taillées d'avance. Des paquets de dix bûchettes
liées ensemble serviront à introduire l'idée des dizaines ; et dix paquets
semblables, réunis en un seul, donneront l'idée d'une centaine, etc... »
Et plus loin : « Dès le début, il
faut faire connaître aux élèves le mètre, le franc, le kilogramme et le litre ;
non pas par une définition, mais en leur montrant des mesures effectives
réelles, grandeur nature, en leur expliquant comment on mesure une longueur
avec un mètre ou une capacité avec un litre. »
Ou encore : « L'idée première de chaque opération devra être introduite à propos d'un petit problème d'application, aussi simple que possible, sur des billes, des gâteaux, etc., et avec des nombres très petits, de façon que l'enfant soit amené à faire intuitivement ces opérations. »
Ou encore : « L'idée première de chaque opération devra être introduite à propos d'un petit problème d'application, aussi simple que possible, sur des billes, des gâteaux, etc., et avec des nombres très petits, de façon que l'enfant soit amené à faire intuitivement ces opérations. »
Le Dictionnaire attribue la paternité de ces méthodes à une lignée de pédagogues
qui s'inspirent des théories de Rousseau sur l'éducation des sens.
Il cite notamment Marie Pape-Carpantier « apôtre de la méthode naturelle, de la méthode qui prend la nature pour point de départ, ensuite pour guide et pour point d'appui ; qui s'adresse d'abord aux sens et, par leur moyen, met l'enfant en communication avec tout ce qui l'entoure » et l'article précise : « Elle répugne à l'abstraction ; elle ne parle qu'en présence de l'objet ou du moins de son image ; sa maxime est : « Un signe visible pour chaque chose visible »(Article « Pape-Carpentier (Mme) » de Eugène Brouard (édition de 1911)
Il cite notamment Marie Pape-Carpantier « apôtre de la méthode naturelle, de la méthode qui prend la nature pour point de départ, ensuite pour guide et pour point d'appui ; qui s'adresse d'abord aux sens et, par leur moyen, met l'enfant en communication avec tout ce qui l'entoure » et l'article précise : « Elle répugne à l'abstraction ; elle ne parle qu'en présence de l'objet ou du moins de son image ; sa maxime est : « Un signe visible pour chaque chose visible »(Article « Pape-Carpentier (Mme) » de Eugène Brouard (édition de 1911)
L'article « Calcul intuitif » mentionne également l'influence, dans le domaine mathématique, de la
méthode de l'allemand Grube dont il résume ainsi l'esprit : « L’enfant doit retenir à force d’avoir vu et non à
force d’avoir récité ».
Méthode intuitive, méthode naturelle, éducation des sens, le Dictionnaire Pédagogique se démarque cependant des pédagogies qui « répugnent à l'abstraction »
On trouve ainsi (peu
après le mot « Abaques »...), l'article « Abstraction » avec une mise au point
de Buisson : « Le rôle de l'abstraction et des idées abstraites
dans l'éducation intellectuelle est un des points controversés de la
pédagogie théorique, un des problèmes délicats de la pédagogie pratique. [...] Depuis le
commencement du dix-neuvième siècle, en particulier sous l'influence des idées
de Rousseau, une vive réaction s'est faite contre l'abus de l'abstraction, et
l'on est allé jusqu'à prétendre l'exclure de l'enseignement élémentaire. Nous croyons qu'il y a là un malentendu ...
Et il commence par dénoncer les méfaits de
l'abstraction prématurée : « Faire abstraire
prématurément, c'est faire abstraire passivement, machinalement, sans profit
pour l'intelligence. C'est cette considération qui a fait de nos jours le
triomphe de la méthode dite intuitive. »
Puis il énonce les pédagogues qui ont tracé la voie de
la méthode intuitive, sans omettre certains égarements. Ainsi Jacotot que
Buisson qualifie gentiment d'utopiste : « Jacotot pousse si loin la
prétention de se passer de l'abstraction, qu'il veut, même en lecture ou en
grammaire, que la lumière se fasse dans l'esprit de l'enfant par une sorte de
divination naturelle, par un travail spontané et inconscient d'analyse. »
C'est bien
sur le mot « naturel » que repose le malentendu évoqué par Buisson, qui
rappelle justement que « l'abstraction est une faculté naturelle dont
le développement ne saurait être impunément négligé ni même ajourné ».
Et il poursuit : « Si légitime que soit cette réaction contre l'abus des procédés abstractifs et déductifs, il ne faudrait pas la pousser jusqu'à les bannir de l'enseignement. Il ne faut même pas reculer trop tard le moment où l'on fera de l'abstraction la forme et la condition de tout l'enseignement : trouver pour chaque élève et pour chaque étude le moment précis où il convient de passer de la forme intuitive à la forme abstraite est le grand art d'un véritable éducateur. Un enfant qu'on habituerait à ne jamais faire cet effort d'intelligence qu'exige l'abstraction, puis la généralisation, risquerait de prendre une sorte de paresse d'esprit, une lourdeur ou une difficulté de conception extrêmement fâcheuse »
Et il poursuit : « Si légitime que soit cette réaction contre l'abus des procédés abstractifs et déductifs, il ne faudrait pas la pousser jusqu'à les bannir de l'enseignement. Il ne faut même pas reculer trop tard le moment où l'on fera de l'abstraction la forme et la condition de tout l'enseignement : trouver pour chaque élève et pour chaque étude le moment précis où il convient de passer de la forme intuitive à la forme abstraite est le grand art d'un véritable éducateur. Un enfant qu'on habituerait à ne jamais faire cet effort d'intelligence qu'exige l'abstraction, puis la généralisation, risquerait de prendre une sorte de paresse d'esprit, une lourdeur ou une difficulté de conception extrêmement fâcheuse »
Suivent deux règles pédagogiques pour l'emploi de
l'abstraction dans l'enseignement. « La première est que l'abstraction dans
tout enseignement, dans tout exercice, ait toujours été précédée de l'intuition
et n'en soit que le résumé. La seconde est que l'abstraction soit graduée »
Selon que ces règles seront ou non observées, l'abstraction sera « un
désastreux procédé d'enseignement » ou « un secours pour la mémoire, une
satisfaction pour l'intelligence, une ressource inappréciable pour le langage ».
Quant à Gabriel Compayré, il consacre un article à « l'éducation des sens » pour en démontrer les bienfaits et les limites : « Aujourd'hui
la nécessité de l'éducation des sens est devenue un lieu commun de la pédagogie,
et les exercices d'intuition ont acquis droit de cité dans nos écoles. Mais il
reste beaucoup à faire pour les organiser d'après un ordre méthodique et
rationnel.
La condition
psychologique essentielle du développement normal de la perception, c'est l'attention.
En d'autres termes, les sens qui par leurs perceptions précises, exactes et
nettes contribueront à former l'esprit, ont besoin eux-mêmes, pour vaquer à
leur fonctions, de l'assistance d'un esprit attentif, maître de lui-même,
s'appliquant à l'objet qu'il perçoit. On veillera donc à ce que l'enfant n'use
pas de ses sens d'une façon distraite. Pour cela, il convient de ne pas lui
présenter trop d'objets à la fois, ou du moins de ne pas faire défiler trop
rapidement devant lui une trop grande succession et variété de choses. Il faut
retenir son esprit sur un petit nombre d'objets, les lui faire examiner sous
tous les aspects, exercer en un mot sa puissance d'observation.
...
L'éducation
des sens, si l'on en faisait l'objet principal du travail de l'école, ferait
courir à l'esprit de véritables dangers. Elle matérialiserait l'intelligence.
De plus elle la déshabituerait de l'effort. Gréard a remarqué avec raison que
le spectacle des phénomènes sensibles amuse les enfants au point qu'ils y
sacrifieraient tout le reste : calcul, histoire, grammaire. "Cette sorte
d'étude, dit-il, est pour eux moins un travail qu'une distraction : elle les
dissipe plutôt qu'elle ne les exerce. Nous avons banni de nos classes
primaires l'ennui : prenons garde d'en faire un peu trop sortir l'effort. ».
Cette catégorisation :
concret-sensible-naturel-intuitif d'un côté, abstrait de l'autre a ses limites.
Confondre méthode intuitive et éducation des sens c'est prendre le risque de
restreindre l'intuition à sa forme sensible. C'est en partie vrai chez le tout
jeune enfant, mais, dès que s'ébauche un raisonnement logique, c'est
l'intuition intellectuelle, le « déclic » diront certains, qui permet la
synthèse des éléments rationnels dans l'évidence de la compréhension.
Ferdinand
Buisson développe cette
notion dans l'article Intuition : « La méthode intuitive ne se borne pas à
cette éducation des sens et par les sens: c'est par là qu'elle commence sans
doute, mais pour se continuer en se généralisant
de plus
en plus. »« ...nous reconnaissons comme intuitifs les
différents actes de l'esprit jugeant spontanément et affirmant indubitablement sur le seul témoignage des sens, de
la conscience ou de la raison. Il y a intuition dans l'esprit quand il y a
évidence dans l'objet qu'il considère; et nous tenons pour également légitimes
les diverses formes d'intuition malgré les différences, parce que nous tenons
pour également valables les divers modes d'évidence directe par lesquels la
réalité ou la vérité s'impose à l'esprit. »
A suivre......
Sommaire :
Pour poursuivre :
- Catherine Huby et Sophie Wiktor, Se Repérer, Compter, Calculer en Grande Section.
- Pascal Dupré, Compter, Calculer au CP.
- Pascal Dupré et Catherine Huby, Compter, Calculer au CE1.
- Pascal Dupré et Catherine Huby, Compter, Calculer au CE2.
- Dictionnaire de pédagogie d'instruction primaire, Hachette, 1887. Et quelques textes de Ferdinand Buisson.
- Manuels de mathématiques fondés sur les programmes de 1887, 1923, 1945.
- Rudolf Bkouche, Abstrait vs. concret, une opposition ambiguë.
- Lenient, "Les bouliers-compteurs et numérateurs et le calcul mental", Journal des instituteurs, février-mars 1877.
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