CHAPITRE X
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LES FRACTIONS DÉCIMALES
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Partageur se
mit à pleurer.
— Je ne sais
pas, dit-il. On ne m’en a pas appris plus long.
Et l’ingrat
se souvenant alors de Pinchinette :
— Il n’y a
que ma sœur, balbutia-t-il avec un pénible effort, il n’y a que ma sœur qui puisse
nous tirer de là.
Vite et vite
on attela les meilleurs chevaux du roi à son plus beau carrosse, et le grand
écuyer en personne monta sur le siège. On ne pouvait pas s’en remettre à un
cocher vulgaire d’une course aussi pressée. En moins de temps que vous ne
sauriez l’imaginer, le carrosse était de retour, et pendant que les
palefreniers s’empressaient autour des chevaux, blancs d’écume, Pinchinette
sautait à terre avec la grâce et la légèreté d’un petit oiseau.
Les deux
anciens marchands de pommes s’étaient précipités à sa rencontre, faisant danser
les décorations et s’embarrassant les jambes dans les plis des beaux costumes.
Elle éclata de rire en les apercevant.
— Eh ! bon
Dieu! s’écria-t-elle, comme vous voilà fagotés, mes pauvres garçons! Je ne vous
savais pas devenus si grands seigneurs.
— Ah!
Pinchinette, murmura Partageur, tu n’as pas le temps de te moquer de nous.
C’est fait de nous et de notre fortune si tu ne viens pas à notre secours.
Et il lui raconta
rapidement, avec une mine consternée, ce qui venait de se passer. Elle l’ignorait
encore, car le grand écuyer, dans sa précipitation, n’avait pas pris le temps
de lui rien expliquer.
— Je vais
voir ce que l’on peut faire, dit tranquillement Pinchinette. Ne te bouleverse
pas tant. Je suis sûre que ce ne sera pas difficile. Elle entra dans la salle
du trône sans avoir peur le moins du monde, mais en saluant si gentiment
l’assemblée, qu’elle se gagna tous les cœurs à l’instant même. Le ministre des
finances ne put lui-même s’empêcher de faire le plus gracieux de ses sourires.
Un voisin
officieux glissa quelques mots à l’oreille du roi, et il fut bien étonné
d’apprendre qu’il avait devant lui le véritable inventeur de toutes les belles
choses qu’il glorifiait si bien dans la personne de deux écoliers. Il jura qu’on
ne l’y prendrait plus. Mais que pouvait-il y faire? Les rois sont comme les
autres : ils ne peuvent pas savoir ce qu’on ne leur apprend pas.
Cependant un
silence religieux s’était établi. Pinchinette avait les yeux fixés sur ce
malheureux 2 qui était venu là si mal à propos, et elle réfléchissait
profondément.
— Sire,
dit-elle enfin, ces deux unités sont dix fois plus faibles que les dizaines. Les
dizaines sont dix fois plus faibles que les centaines, et cela va toujours
ainsi jusqu’à l’autre bout des nombres. À mesure que l’on passe d’un chiffre à l’autre,
en venant de celui qui est en tête, ils représentent toujours des quantités de
dix en dix fois plus petites. On a dû vous expliquer cela. Qui nous empêche de
continuer de la sorte après l’unité?
Nous avons à
diviser 2 par 8, ce qui parait d’abord impossible. En voici le moyen.
— Si nous
partageons chacune de ces unités en dix parties, nous aurons 20 au lieu de 2; mais
chacune des dix parties sera dix fois plus petite que l’unité, en d’autres
termes sera un dixième de l’unité.
En 20, 8 est
contenu 2 fois pour 16.
S’il
s’agissait de 16 unités, 8 y serait bien réellement contenu 2 fois. Mais comme
il s’agit seulement de 10 dixièmes d’unité, c’est-à-dire d’une quantité dix fois
plus petite, il est facile de voir qu’il y est seulement contenu 2 dixièmes de
fois, c’est-à-dire dix fois moins ; — Nous écrivons 2 dixièmes au quotient.
Nos 16
dixièmes retranchés de 20, il en reste encore 4.
Si nous
partageons chacun de ces 4 dixièmes d’unités en dix parties, comme dix fois dix
font cent, nous aurons des centièmes d’unité, et nous en aurons 40.
40 contient 8
juste 5 fois, et par conséquent 40 centièmes le contiendront 5 centièmes de fois.
— Nous écrivons au quotient les 5 centièmes à la suite des 2 dixièmes, et notre
division est complète.
26.746
contient donc 8 d’abord 3.343 fois, pour lesquelles vous aurez, sire, 3.343
pommes.
Il le
contient ensuite 2 dixièmes, 5 centièmes, ou mieux 25 centièmes de fois, pour
lesquels vous aurez 25 centièmes de pomme.
— Oh !
oh ! dit le roi, qui était un peu comme Ramasse-Tout, et qui n’aimait pas
à réfléchir trop longtemps; oh ! oh ! voilà qui me paraît un peu
embrouillé!
Pinchinette
aperçut deux belles galettes qu’un grand laquais apportait sur un plateau pour
les besoins particuliers de la famille royale.
— Votre
Majesté, dit-elle, serait-elle assez bonne pour désigner 8 personnes, et me permettre
de partager entre elles ces 2 galettes ?
Le roi se
désigna lui-même d’abord, c’était trop juste; puis la reine et le petit prince;
puis le ministre des finances, qui pour le moment était en faveur; puis
Pinchinette et ses deux frères ; et enfin, pour faire le huitième, il prit le
secrétaire intime qui se trouvait là sous sa main. M. le secrétaire faisait les
galettes quand il était marmiton, et maintenant il les mangeait. Voilà, ce que
c’est que de devenir savant !
Quand les
choix eurent été faits, Pinchinette tira un petit couteau de sa poche, et
partagea chacune des 2 galettes en dix parties. Il y en avait 20 par
conséquent.
— Voyez,
sire, dit- elle, nous avons là 10 dixièmes de galette. J’en mets 16 de ce côté,
et là-dessus nous en aurons chacun 2.
Elle coupa
encore en dix chacun des 4 morceaux qui restaient, et elle eut ainsi 40 morceaux.
Prenant ensuite
délicatement entre le pouce et l’index un des 40 morceaux :
— Regardez
bien, continua-t-elle. Voici le centième d’une galette, puisqu’il en faut dix comme
celui-là pour faire le dixième d’une galette. Nous en avons 40 de ces centièmes.
Partageons-les entre nous, et nous en aurons chacun 5. Nous avons déjà 2
morceaux dont chacun vaut 10 de ces petits-là. C’est donc 25 centièmes de
galette qui nous reviennent à chacun.
2 divisé par 8 a donc pour quotient 25 centièmes.
— Bravo ! fit
le roi, et toute la cour répéta : bravo! II n’y eut qu’Oscar qui fit un peu la
grimace, car il avait espéré d’abord être mieux partagé, les deux galettes
ayant été apportées pour 3, et non pour 8. La reine essaya de le consoler en
lui abandonnant sa part à elle; mais il n’y trouvait pas encore son compte. Elle
finit par faire un signe au grand laquais, qui disparut avec son plateau.
Pendant ce temps-là,
les autres faisaient fête à leurs 25 centièmes de galette, et le roi, frappant
amicalement sur l’épaule de son ministre, le complimentait, la bouche pleine,
sur la belle idée qu’il avait eue, et qui venait de faire faire à la science un
si grand pas.
— Et maintenant, belle petite, dit-il à
Pinchinette quand il eut avalé son dernier centième, remettons-nous au travail
si tu le veux bien. Comment allons-nous écrire notre nombre de pommes?
— Comme je
vous l’ai annoncé, sire, en mettant les nouveaux chiffres à la suite de celui
des unités. Seulement, pour marquer la séparation, nous mettrons une virgule –
entre l’unité et les parties plus petites qu’elle qui la suivent.
Elle écrivit
3.343,25.
— On pourra
mettre après cette virgule voudra. Leur valeur ira toujours en diminuant de dix
en dix, de même qu’avant la virgule elle va toujours en augmentant de dix en
dix, à partir de l’unité.
Ainsi, à
gauche de l’unité, qui est le point de départ de tout le reste, nous avions des
dizaines, des centaines, des mille, des dizaines de mille, etc., c’est-à-dire
des valeurs toujours dix fois plus fortes. À droite de l’unité, nous aurons des
dixièmes, des centièmes, des millièmes, des dix-millièmes, c’est-à-dire des
valeurs toujours dix fois plus faibles. C’est la virgule qui nous avertira du
point où les valeurs commencent à monter d’un côté, à descendre de l’autre.
— Voilà qui
est, ma foi ! parfaitement imaginé, s’écria le bon roi en riant de
plaisir, et laissant voir une rangée de dents magnifiques, qui paraissaient
bien de taille à croquer les 3.343 pommes, et les 25 centièmes avec.
Et, après un
moment de réflexion :
— Ah !
çà, dit-il, je vois que tout repose sur cette virgule. Et qu’arriverait-il, ma
mignonne, si l’on avait le malheur de se tromper de place en la mettant?
Sais-tu bien qu’ensuite on ne s’y reconnaîtrait plus du tout?
— Pardonnez-moi,
sire, on pourrait toujours s’y reconnaître. Si l’on avait avancé là virgule d’un
rang vers la gauche, le nombre serait devenu dix fois plus petit ; si de deux
rangs, il serait devenu cent fois plus petit, et toujours comme cela jusqu’au
premier chiffre. Si l’on avait reculé la virgule d’un rang vers la droite, le
nombre serait devenu dix fois plus grand; si de deux rangs, il serait devenu
cent fois plus grand, et toujours ainsi jusqu’au dernier chiffre.
Et,
maintenant que j’y pense, ce sera même une manière très commode de multiplier ou
de diviser, d’un coup de craie, un nombre par 10, 100, etc. Pour le multiplier
par 10, reculez la virgule d’un rang ; pour le diviser par 10 avancez la
virgule d’un rang : le tour est fait.
Voyez ceci
33.432,5.
Vous avez dix
fois plus de pommes.
Et ceci 334,325.
Vous avez dix
fois moins de pommes.
— Ah !
oui-dà ! petite sorcière. Et comment nous prouveras-tu cela?
— Dans le premier
cas, vos unités sont devenues des dizaines : elles sont dix fois plus fortes.
Dans le
second cas, elles sont changées en dixièmes : elles sont dix fois plus
faibles.
Comme dans
les deux cas, tous les autres rangs ont avancé ou reculé du même pas que les unités,
ils sont tous uniformément dix fois plus forts ou dix fois plus faibles. Toutes
les parties du nombre ayant grandi ou diminué dix fois en même temps, le nombre
entier est bien forcé d’en avoir fait autant.
— Je suis
content de toi, mon enfant; tu as réponse à tout. Je ne te demanderai plus
qu’une chose : comment faudra-t-il nommer ces nombres que tu viens d’inventer,
et qui sont placés après la virgule?
Pinchinette
chercha un moment dans sa tête.
— Quand
j’étais petite, dit-elle, enfin, je me suis un jour cassé le bras, et je me
rappelle que le médecin appelait cela une fracture.
Eh bien! ici,
nous avons cassé l’unité en morceaux, et ces morceaux-là en d’autres plus petits.
Nous appellerons donc nos nouveaux nombres des fractions, et comme les morceaux vont toujours de dix en dix en se
fractionnant, nous dirons FRACTIONS DÉCIMALES.
Tout le monde
ici sait bien sûr le latin ; aussi, je n’ai besoin d’apprendre à personne qu’en
latin decimus veut dire dixième.
— C’est
entendu, dit le roi; nous savons tous le latin. D’ailleurs, ceux qui ne
connaissaient pas tout à l’heure ce decimus,
si par hasard il y en a ici, ceux-là le connaissent maintenant.
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