CHAPITRE II
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LA NUMÉRATION (SUITE)
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Le lendemain,
après son déjeuner, Pinchinette se mit en route pour aller voir ses frères. Il
faisait un temps magnifique. Les petits oiseaux chantaient dans tous les
arbres, et toutes sortes de jolies fleurs s’épanouissaient au soleil le long du
chemin. Mais la bonne petite fille n’écoutait pas les oiseaux et ne regardait
pas les fleurs. Elle songeait, tout en marchant, au moyen de rendre plus
commode ce qu’elle avait imaginé la veille pour ses frères, la joie qu’elle
avait de leur être utile ne lui laissait pas le loisir de s’occuper d’autre
chose.
En arrivant
au sommet d’une petite colline d’où l’on découvrait le verger et la maison, elle
leva la tête et vit ses frères qui l’attendaient sur la route. Sitôt qu’ils
l’aperçurent, ils se mirent à courir vers elle de toutes leurs jambes, luttant
à qui arriverait le premier. Ramasse‑Tout, qui était le plus leste, eut bientôt
pris les devants, et il était encore à quelques pas d’elle qu’il s’écriait tout
essoufflé :
— Pinchinette!
ma bonne Pinchinette ! j’ai un grand service à te demander.
— Non, moi!
commence par moi ! cria de loin Partageur, qui accourait en toute hâte. Commence
par moi, je t’en prie!
— Je
commencerai par celui qui est arrivé le premier, répondit Pinchinette ; mais
auparavant il faut que j’achève ce que nous avons commencé hier.
Et, les
prenant chacun par un bras, elle les ramena au petit pas à la maison.
— J’ai réfléchi, reprit-elle. Partageur avait raison : on peut avoir des nombres bien plus grands que celui de vos pommes. Les écrire ne sera jamais difficile; il n’y a qu’à mettre des chiffres de plus en avant. Mais pour les prononcer, et surtout pour s’y reconnaître, il y a des arrangements à prendre.
— J’ai réfléchi, reprit-elle. Partageur avait raison : on peut avoir des nombres bien plus grands que celui de vos pommes. Les écrire ne sera jamais difficile; il n’y a qu’à mettre des chiffres de plus en avant. Mais pour les prononcer, et surtout pour s’y reconnaître, il y a des arrangements à prendre.
Cinq, sept, trois,
six, comme nous avons prononcé hier, cela ne dit rien.
Cinq mille,
sept centaines, trois dizaines, six unités, c’est bien long, et, s’il faut
trouver un nom nouveau pour chaque rang nouveau, cela finira peut-être par vous
embrouiller quand il y en aura beaucoup. Il ne serait pas toujours facile de
distinguer les rangs du premier coup.
Voici ce que
j’ai imaginé :
Nous mettrons
les chiffres par bandes de trois rangs, centaines, dizaines, unités, et ces
trois rangs-là reviendront toujours les mêmes.
Au lieu de centaine, nous dirons cent pour que cela soit plus court, et
l’on dira cent, deux cents, trois cents, etc.
Ce sera la
même chose pour les unités.
Pour les dizaines,
afin de varier un peu, je leur ai donné à chacune un nom.
La première
s’appellera dix, cela va sans dire.
La deuxième …………… vingt.
La troisième …………… trente.
La quatrième …………… quarante.
La cinquième …………... cinquante.
La sixième
……………… soixante.
La septième
…………….. soixante-dix.
La huitième …………….. quatre-vingts.
La neuvième
……………. quatre-vingt-dix.
Vous comprenez bien tout cela,
n’est-ce pas?
— Oh !
parfaitement, s’écria Ramasse-Tout.
— Et pour
aller d’une dizaine à l’autre? dit Partageur, toujours prêt â trouver des difficultés.
— D’une
dizaine à l’attire, nous reprenons : un, deux, trois, quatre, etc.
Un, qui est le premier, avait droit à une distinction. On mettra et devant lui : vingt et un, trente et
un, quarante et un, etc.
Les autres
iront tranquillement à la suite : vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, etc.
Enfin, j’ai
voulu faire aussi honneur aux nombres qui suivent la première dizaine.
Au lieu de
dire : dix et un, dix-deux, dix‑trois, dix-quatre, dix-cinq, dix-six,
On dira :
Onze, douze,
treize, quatorze, quinze, seize.
Lès trois derniers
feront comme leurs camarades des autres dizaines :
Dix-sept,
dix-huit, dix-neuf.
— Oh !
cela va bien nous amuser, disait Ramasse-Tout en se frottant les mains. Je
voudrais avoir déjà des bandes de chiffres devant moi pour m’exercer.
On était
arrivé devant la maison. Pinchinette prit sa baguette, une jolie baguette en ivoire
doré que lui avait donnée la marraine, et traça sur le sable la longue suite de
chiffres que voici :
324.549.672.815.
— Voyez un
peu, dit-elle, où vous en seriez s’il fallait dire : trois, deux, quatre, et toujours comme cela jusqu’à la fin, ou si
chacun de ces douze chiffres avait un nom de rang particulier! Au lieu de cela,
nous nous contenterons de donner un nom particulier à ceux qui terminent chaque
bande.
Pour la
première, c’est donc…………… unité. Nous en sommes convenus.
Pour la
seconde ……………………… mille.
Pour la
troisième ……………………… million.
Pour la
quatrième …………………….. billion.
Et nous
allons prononcer tout cet énorme nombre le plus facilement du monde, en
commençant par les rangs les plus élevés. C’est toujours par là qu’il faudra
commencer.
Trois cent
vingt-quatre …………………. billions
Cinq cent
quarante-neuf………………. millions
Six cent soixante-douze
………………. mille
Huit cent
quinze ………………………. unités.
— Au delà du
billion, comment dirait-on? demanda Partageur un peu timidement cette fois, car
la tète commençait à lui tourner.
— Oh !
ce n’est pas là quelque chose de bien nécessaire pour toi : ces nombres-là
ne te regardent plus. Mais enfin, si tu as peur d’en manquer, on t’en donnera
tant que tu en voudras : trillion, quatrillion, quintillion, sextillion, septillion, octillion, nonillion, décillion. En as-tu assez? Te figures-tu
bien ce que c’est qu’un décillion?
Partageur
resta court; et, sans plus parler on entra dans la maison. Il était temps pour
Ramasse-Tout, qui, malgré sa passion des grands nombres, se sentait tout
bouleversé à l’idée de ces quintillions et de ces nonillions. Mais en remettant
le pied dans son domaine, il sentit les pensées qui l’avaient fait courir
au-devant de Pinchinette rentrer en foule dans sa tête, et les nombres qui
l’épouvantaient s’envolèrent tout à coup.
Il commença
sur-le-champ une longue histoire ; mais, à la façon des petits enfants qui veulent
raconter trop vite, il y mit tant de comme
ça, tant d’alors et de et puis, que sa sœur avait un peu de
peine à comprendre. Pour vous éviter cette peine-là, j’aime mieux vous la raconter
moi-même.
Voici donc ce
qui était arrivé :
Dès la pointe
du jour, mon Ramasse-Tout, fier comme un roi de savoir compter, avait sauté d’un
bond hors du lit en s’éveillant, et, pour essayer sa nouvelle science, il avait
couru au verger avec toute une charge de sacs et de boîtes vides qu’il avait
remplis de pommes, bien dans les règles, et sans se tromper une seule fois. Mais
quand il commença à porter au tas ses nouvelles richesses, enchanté de
lui-même, et tout triomphant, ses airs de grand vainqueur firent bientôt place
à la mine la plus piteuse et la plus désespérée que vous puissiez imaginer. Partageur,
qui ne dormait jamais que d’un œil, s’était levé derrière son aîné, et courant
au tas pendant que l’autre courait au verger, il avait d’abord dévalisé tout un
panier de ses boîtes, transportées aussitôt en quatre endroits différents, pour
plus de sûreté. Puis, allant aux boîtes, il en avait vidé deux de leurs sacs,
qui étaient allés rejoindre le contenu du panier. Et enfin, appliquant à sa
manière la leçon de la veille, il avait ouvert trois des sacs emportés dans les
cachettes, et avait distribué les pommes de façon à compléter ses quatre nombres.
Centaines, dizaines, unités, rien n’y manquait.
Vous pouvez vous
figurer quels cris jeta Ramasse-Tout à la vue de ce beau travail. Tout l’ouvrage
de Pinchinette était défait, et le pis était qu’il ne savait comment réparer le
désastre. Auparavant il n’avait pas grand’peine à remédier aux escapades de son
frère. Il n’avait qu’à se baisser pour ramasser, et à rejeter sur le tas les
pommes qui en avaient été soustraites. Maintenant il perdait la tête dans ces
sacs et ces boîtes, et désespérait de s’en tirer. S’il ne s’était pas retenu,
je crois qu’il aurait battu le pauvre petit. Mais c’était un brave garçon qui aurait
rougi d’abuser de sa force, et qui savait que les aînés n’ont pas d’autre droit
sur leurs cadets que celui de les protéger quand ils en trouvent l’occasion.
De son côté
Partageur, se voyant menacé aussi sérieusement dans ce qu’il avait toujours considéré
comme un droit, Partageur avait été saisi d’un véritable désespoir. Cela ne lui
paraissait pas du tout une garantie, que ses pommes fussent enrégimentées par
sacs, boîtes et paniers. Ce n’était pas là ce qui pouvait empêcher les voleurs
de les prendre ; et le bel avantage de savoir au juste ce que l’on vous a pris !
D’ailleurs, il s’était fait une habitude de transporter ainsi sa fortune à
droite et à gauche. C’était tout son plaisir, et la vie n’avait plus de charme
pour lui du moment qu’il fallait y renoncer. Il déclara tout haut que,
puisqu’il en était ainsi, il voulait désormais avoir sa part à lui de toute la récolte,
pour en faire ce qu’il voudrait.
Là-dessus,
ils étaient partis tous les deux pour implorer, chacun de son côté, le secours
de Pinchinette, et la chère fille, pour leur avoir rendu service une première
fois, se voyait maintenant de nouvelles difficultés sur les bras. C’est une chose
qui arrive souvent; mais les bons cœurs ne s’en embarrassent pas. Ce qu’on a
commencé, ils sentent bien qu’on est obligé de l’achever.
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