Effondrement
Comment
les sociétés décident
de leur
disparition ou de leur survie
Au rythme actuel de la croissance démographique, et particulièrement de l'augmentation des besoins économiques, de santé et en énergie, les sociétés contemporaines pourront-elles survivre demain ?
La
réponse se formule à partir d'un tour du monde dans l'espace et dans le
temps – depuis les sociétés disparues du passé (les îles de Pâques, de
Pitcairn et d'Henderson ; les Indiens mimbres et anasazis du sud-ouest
des États-Unis ; les sociétés moche et inca ; les colonies vikings du
Groenland) aux sociétés fragilisées d'aujourd'hui (Rwanda, Haïti et
Saint-Domingue, la Chine, le Montana et l'Australie) en passant par les
sociétés qui surent, à un moment donné, enrayer leur effondrement (la
Nouvelle-Guinée, Tipokia et le Japon de l'ère Tokugawa).
De
cette étude comparée, et sans pareille, Jared Diamond conclut qu'il
n'existe aucun cas dans lequel l'effondrement d'une société ne serait
attribuable qu'aux seuls dommages écologiques. Plusieurs facteurs, au
nombre de cinq, entrent toujours potentiellement en jeu : des dommages
environnementaux ; un changement climatique ; des voisins hostiles ; des
rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux ; les réponses
apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes.
Cette
complexité des facteurs permet de croire qu'il n'y a rien d'inéluctable
aujourd'hui dans la course accélérée à la dégradation globalisée de
l'environnement. Une dernière partie recense, pour le lecteur citoyen et
consommateur, à partir d'exemples de mobilisations réussies, les voies
par lesquelles il peut d'ores et déjà peser afin que, dans un avenir que
nous écrirons tous, le monde soit durable et moins inéquitable aux
pauvres et démunis.
PROLOGUE
Histoire de deux fermes
Voilà quelques étés, je visitais deux
fermes d’élevage laitier, Huls Farm et Gardar. Bien que situées à des milliers
de kilomètres l’une de l’autre, elles présentent de remarquables similitudes.
Toutes deux sont les fermes les plus grandes, les plus prospères, les plus à la
pointe du progrès technologique de leur région. Chacune tout particulièrement s’organise
autour d’une magnifique étable dernier cri destinée à la stabulation et à la traite.
Ces structures, qui alignent face à face deux rangées de stalles, éclipsent
toutes les autres étables de la région, Les deux fermes laissent leurs vaches
paître librement dans des pâturages d’herbe grasse durant l’été, produisent
leur propre foin pour l’hiver, et augmentent leur production de fourrage d’été
et de foin d’hiver par l’irrigation. Elles sont semblables dans leur superficie
globale (quelques kilomètres carrés) et la surface de stabulation. L’étable des
Huls peut abriter un cheptel légèrement supérieur à celui de Gardar (deux cents
contre cent soixante-trois têtes). Les propriétaires de chaque ferme sont des
notables, très religieux. Enfin, leurs exploitations sont situées dans de
magnifiques régions naturelles, sur fond de montagnes aux sommets enneigés,
parcourues de rivières
poissonneuses et au pied desquelles coule un fleuve réputé (en contrebas de la
ferme des Huls) ou s’ouvre un fjord (en contrebas de celle de Gardar). On
comprend dans ces conditions que les touristes, venus de très loin, s’y
précipitent.
Les deux fermes partagent également les
mêmes désavantages : elles se trouvent dans des régions qui ne présentent que
peu d’intérêt économique pour l’élevage laitier, parce que situées à une
latitude nord élevée, où l’herbe des pâturages et le foin ne poussent qu’au
cours d’un bref été. En raison de ce climat peu avantageux même dans les
meilleures années, aucune n’est à l’abri de revers climatiques, comparée à d’autres
fermes d’élevage laitier situées à des altitudes inférieures : sécheresse pour
la région des Huls, grands froids pour Gardar. Éloignées des foyers de
population où elles peuvent écouler leurs produits, les coûts et les hasards du
transport les placent dans une situation d’infériorité concurrentielle par
rapport à des régions plus centrales. Leur économie est tributaire de
dynamiques sur lesquelles leurs propriétaires n’ont pas de prise, comme les
changements dans la situation financière ou dans les goûts de leurs clients et
de leurs voisins ; sur une plus grande échelle, l’économie de leurs pays
respectifs connaît des fluctuations liées aux éventuelles menaces que font
peser de lointaines sociétés ennemies.
La plus grande différence entre la ferme
des Huls et celle de Gardar réside dans leur statut actuel. Huls Farm est une
entreprise familiale dans la Bitterroot Valley, État du Montana, dans l’ouest
des États-Unis. C’est une affaire prospère dans le comté de Ravalli, qui peut
se targuer du taux de croissance démographique le plus élevé de tous les comtés
américains. Les cinq frères et sœurs Huls m’ont fait visiter leur nouvelle
étable high-tech, et m’ont patiemment expliqué les joies et les vicissitudes de
l’élevage laitier dans le Montana. La ferme de Gardar, l’ancienne ferme
manoriale de l’évêque scandinave du sud-ouest du Groenland, quant à elle, est
abandonnée depuis plus de cinq cents ans. La société viking du Groenland s’est
effondrée : ses milliers d’habitants ont succombé à la famine, ont été tués
dans des guerres civiles ou sous les coups de l’ennemi, les survivants ont
émigré, jusqu’au dernier. Si les solides murs de pierre de l’étable et ceux de
la cathédrale, non loin de là, sont encore visibles — ce qui m’a permis de
compter les stalles individuelles —, il n’y a plus aucun propriétaire qui
puisse vous faire partager les joies et les vicissitudes qui furent celles de
Gardar. On ne peut imaginer que les États-Unis en général, et Huls Farm en
particulier, s’effondrent dans un avenir prévisible. Pourtant, lorsque la ferme
et le Groenland viking étaient à leur apogée, leur déclin semblait tout aussi
inconcevable.
Lisez-moi bien : en établissant ce
parallèle entre Huls Farm et la ferme de Gardar, je ne prétends en aucune façon
que Huls Farm et les États-Unis sont condamnés au déclin. À l’heure actuelle, c’est
tout le contraire : Huls Farm est en pleine expansion, les nouvelles
technologies auxquelles elle fait appel sont étudiées par les fermes voisines
qui souhaitent les adopter ; quant aux États-Unis, ils sont la première
puissance du monde. Je ne prétends pas non plus que les fermes ou les sociétés
en général sont vouées à l’effondrement : si certaines, comme Gardar, se sont
effondrées, d’autres ont survécu sans interruption pendant des milliers d’années.
J’entends simplement souligner qu’au cours de ma visite estivale des fermes Huls
et Gardar, il m’est apparu que même les sociétés les plus riches, les plus
avancées technologiquement, se
trouvent face à des problèmes environnementaux et économiques qu’elles ne
doivent pas sous-estimer. Nombre de nos problèmes
sont plus ou moins similaires à ceux qui ont entraîné la chute de la ferme de
Gardar et de la société viking du Groenland, voire à ceux que de nombreuses
autres sociétés anciennes ont également cherché à résoudre. Certaines de ces
sociétés anciennes ont échoué (comme les Vikings du Groenland), d’autres ont
réussi (comme les Japonais ou les habitants de Tikopia). Le passé est pour nous
une riche banque de données dans laquelle nous pouvons puiser pour nous
instruire, si nous voulons continuer à aller de l’avant.
La société viking du Groenland est l’une
de ces nombreuses sociétés qui se sont effondrées ou qui ont disparu, laissant
derrière elles des ruines aussi monumentales que celles imaginées par Shelley
dans son poème « Ozymandias ». Par effondrement, j’entends une réduction drastique
de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale,
sur une zone étendue et une durée importante. Le phénomène d’effondrement est
donc une forme extrême de plusieurs types de déclin moindres. Toutefois,
décider du niveau de gravité d’un déclin en vue de le qualifier d’« effondrement
» est arbitraire. Parmi ces types de déclin moindres figurent les fluctuations
qui affectent normalement et modérément toute société, ainsi que les restructurations
politiques/économiques/sociales mineures qui la modifient ; la conquête d’une
société par une société très proche, ou son déclin lié à l’ascension de la
société voisine, sans qu’il y ait changement dans la taille de la population
globale ni dans la complexité de l’ensemble de la région; enfin, le
remplacement ou le renversement d’une
élite dirigeante par une autre. À en juger par ces critères, beaucoup penseraient
que les sociétés anciennes victimes d’un effondrement irrémédiable bien plus que
de simples déclins mineurs furent les suivantes : les Anasazis et Cahokia sur
le territoire des États-Unis modernes, les cités mayas au Mexique et en
Amérique centrale, les sociétés des Moche et de Tiahuanaco en Amérique du Sud,
la Grèce mycénienne et la Crète minoenne en Europe, le Grand Zimbabwe et Méroé
en Afrique, Angkor et la société Harappan de la vallée de l’Indus, et l’île de
Pâques dans l’océan Pacifique (voir carte, p. 798-799).
Les ruines monumentales que ces sociétés
anciennes ont laissées derrière elles exercent un attrait romantique : enfants,
nous nous émerveillons la première fois que nous les découvrons grâce à des
photographies ; adultes, nous sommes nombreux à nous y rendre en vacances. Leur
beauté, souvent spectaculaire, sinon obsédante, impressionne par le mystère qu’elles
soulèvent : leurs dimensions témoignent de la richesse et du pouvoir que détenaient
leurs bâtisseurs qui, tel Shelley, eussent pu s’exclamer : « Contemplez mes œuvres,
ô Puissants, et désespérez ! » Pourtant ces bâtisseurs ont disparu, abandonnant
ces énormes structures qu’ils avaient eu tant de peine à ériger. Comment une
société autrefois si puissante peut-elle finir par disparaître ? On ne laisse
de s’interroger sur le sort de ses citoyens, partis ailleurs, mais pour quelle
raison, ou morts sur place, mais était-ce avec violence ? En réalité, une
question revient de manière lancinante : notre propre société prospère est-elle
menacée du même sort ultime, en sorte qu’un jour des touristes médusés
admireront les débris rouillés des gratte-ciel new-yorkais comme aujourd’hui
nous contemplons les ruines
des cités mayas englouties par la jungle ?
On a longtemps soupçonné que nombre de
ces abandons mystérieux avaient été causés par des problèmes écologiques : les
habitants avaient détruit, sans le savoir, les ressources naturelles dont dépendait
leur société. Cette hypothèse de suicide
écologique — écocide — a été
confirmée par des découvertes réalisées au cours des dernières décennies par
des archéologues, des climatologues, des historiens, des paléontologues et des
palynologues (scientifiques analysant les pollens). Les processus par lesquels les sociétés anciennes ont causé leur propre
perte en endommageant leur environnement sont au nombre de huit, dont l’importance
relative varie selon les cas :
-
la
déforestation et la restructuration de l’habitat ;
-
les
problèmes liés au sol (érosion, salinisation, perte de fertilité) ;
-
la
gestion de l’eau ;
-
la
chasse excessive ;
-
la
pêche excessive ;
-
les conséquences
de l’introduction d’espèces allogènes parmi les espèces autochtones;
-
la
croissance démographique et l’augmentation de l’impact humain par habitant.
Ces effondrements survenus dans le passé sont le résultat
d’une évolution qui est quasiment la même pour toutes et qui n’est que
variations sur le même thème. La croissance démographique obligea les populations à
adopter des modes de production agricole intensive (comme l’irrigation, la
double culture ou la mise en terrasses) et à étendre les zones d’exploitation
agricoles au-delà des terres initialement sélectionnées vers des terres plus marginales
parce qu’il fallait nourrir un nombre croissant d’individus. Des pratiques qui
ne pouvaient être durables entraînèrent un, ou plus, des huit types de dommages
environnementaux, ce qui eut pour effet l’obligation d’abandonner à nouveau des terres agricoles
marginales. Les conséquences furent importantes : pénuries alimentaires,
famines, guerres éclatant entre des individus trop nombreux se battant pour des
ressources insuffisantes et renversement des élites dirigeantes par des masses
désillusionnées. Finalement, la population décrut en raison de famines, de
guerres ou de maladies et la société perdit la puissance politique, économique
et culturelle qu’elle avait atteinte à son apogée. Des auteurs ont tenté d’établir un parallèle entre ces
trajectoires parcourues par des sociétés humaines et les trajectoires qui sont
celles des individus au cours de leur vie — parlant de la naissance, de la
croissance, de l’apogée, de la sénescence et de la mort d’une société. Cette
métaphore est sans pertinence pour nombre de sociétés anciennes (ainsi que pour
l’Union soviétique à l’époque contemporaine) : le déclin suivit de près l’apogée
de puissance et le maximum démographique ; il fut à la fois une surprise et un
choc pour leurs citoyens. Dans les cas les plus radicaux, tous les membres de
la société émigrèrent ou périrent. Il est évident que cette sinistre
trajectoire n’a pas été systématiquement suivie jusqu’à son terme par toutes les
sociétés anciennes : l’effondrement s’est produit à des degrés variables et de
manières différentes selon les sociétés, tandis que beaucoup y échappèrent.
L’inquiétude face à ce risque d’effondrement
prend aujourd’hui une ampleur croissante. De fait, il s’est déjà produit pour
la Somalie, le Rwanda ainsi que pour d’autres pays du Tiers-Monde. Nombreux sont ceux qui pensent que, pour la
société mondiale, l’écocide est aujourd’hui une plus grande menace que la
guerre nucléaire ou les nouvelles épidémies. Les problèmes environnementaux que
nous devons affronter aujourd’hui sont identiques aux huit problèmes qui ont
causé la perte des sociétés anciennes, mais quatre nouveaux s’y ajoutent :
- les
changements climatiques causés par l’homme ;
- l’émission de produits chimiques
toxiques dans l’environnement;
- les pénuries d’énergie
- l’utilisation humaine
maximale de la capacité photosynthétique de la terre.
La plupart de ces
douze menaces, dit-on, vont mettre le monde dans une situation critique au
cours des quelques prochaines décennies : si nous n’apportons pas d’ici là un
remède à ces problèmes, ils causeront la perte de pays comme la Somalie, mais
aussi celle d’autres pays développés. Sans envisager un scénario de fin du
monde impliquant l’extinction de l’espèce humaine ou un effondrement
apocalyptique de la société industrielle, il nous faut « seulement » prévoir un
avenir caractérisé par une baisse significative du niveau de vie, de plus
grands risques chroniques et la disparition de valeurs que nous considérons
actuellement comme fondamentales. Un tel effondrement pourrait revêtir
différentes formes, comme la propagation de maladies ou de guerres à l’ensemble
du monde, engendrées par l’insuffisance des ressources naturelles. Si ce raisonnement est exact, ce sont donc
les efforts que nous accomplirons aujourd’hui qui détermineront l’état du monde
dans lequel la génération actuelle d’enfants et de jeunes adultes vivront leurs
années de maturité et de vieillesse.
On s’interroge toutefois aujourd’hui sur
le sérieux de ces problèmes environnementaux. Les risques sont-ils
considérablement exagérés, ou au contraire sont-ils sous-estimés ? Peut-on
raisonnablement affirmer que les quelque sept milliards d’individus qui
composent actuellement la population mondiale, forts de toute la puissance des
technologies modernes, causent à l’échelle
du globe une dégradation de l’environnement bien plus rapide que celle, locale,
infligée dans le passé par quelques millions d’individus et leurs outils de
pierre et de bois ? Les technologies modernes vont-elles résoudre nos problèmes,
ou en créent-elles plus de nouveaux qu’elles ne résolvent les anciens ? Lorsque
nous tarissons une ressource (par exemple le bois, le pétrole ou les poissons
des océans), sommes-nous assurés de pouvoir lui en substituer une nouvelle (par
exemple les matières plastiques, l’énergie éolienne et solaire ou les poissons
d’élevage) ? Le taux de croissance démographique n’est-il pas en baisse, si
bien que nous pouvons déjà envisager une stabilisation de la population
mondiale à un effectif qui soit maîtrisable ?
Autant de questions qui montrent
pourquoi les effondrements célèbres de sociétés anciennes ont plus de
signification qu’un simple mystère romantique. Il en va de notre capacité à tirer des leçons pratiques des
effondrements antérieurs, c’est-à-dire déterminer ce qui dans le passé
rendit certaines sociétés particulièrement vulnérables, comprendre comment
certaines commirent exactement un écocide, et pourquoi elles furent incapables
de percevoir qu’elles couraient à leur perte alors que l’issue était évidente
(tout du moins, le juge-t-on rétrospectivement). Les solutions qui se révélèrent efficaces dans le passé ont une égale
importance : de la possibilité qui est la nôtre de répondre à ces questions
viendra notre capacité à identifier les sociétés qui courent actuellement les
plus grands risques ainsi que les mesures à prendre pour leur venir en aide,
sans que nous devions attendre d’autres effondrements.
Mais il existe aussi des différences entre le
monde contemporain et ces sociétés anciennes. Il ne faudrait pas naïvement
croire que l’étude du passé pourrait fournir des solutions simples et directement
applicables à nos sociétés. Nous nous différencions des sociétés anciennes par
certains aspects qui nous font courir comparativement un moindre risque — nos
puissantes technologies (c’est-à-dire leurs effets bénéfiques), la
mondialisation, la médecine moderne et une meilleure connaissance des sociétés
anciennes et modernes. Nous nous en différencions tout autant par des aspects
qui nous font courir un plus grand risque qu’elles — nos puissantes
technologies (c’est-à-dire leurs effets destructeurs involontaires), la
mondialisation (si bien qu’aujourd’hui un effondrement même dans une région
lointaine du Tiers-Monde affecte les États-Unis et l’Europe), la dépendance de
millions (et bientôt de milliards) d’entre nous à l’égard de la médecine
moderne qui conditionne notre survie, et le niveau bien supérieur de notre
démographie. Le passé est peut-être riche d’enseignements, mais dans la seule
mesure où nous méditons comparativement ses leçons.
Les tentatives de compréhension des effondrements
passés se heurtent à quelques obstacles. Une controverse majeure naît de l’idée,
jugée inacceptable par beaucoup, que les peuples du passé (dont certains sont
connus comme étant les ancêtres de peuples vivant aujourd’hui et capables de se
faire entendre) auraient contribué à leur propre déclin. Nous sommes bien plus
conscients aujourd’hui des dommages causés à l’environnement que nous ne l’étions
simplement il y a quelques dizaines d’années. À l’heure actuelle, même dans les
salles de bains des hôtels, des affichettes évoquent le respect de l’environnement
par la limitation du renouvellement quotidien des
serviettes ou une meilleure fermeture du robinet. Causer des dommages à l’environnement
est désormais moralement répréhensible.
Qui s’étonnerait des réactions des
Hawaïens autochtones et des Maoris : ils n’apprécient guère que des paléontologues
leur apprennent que leurs ancêtres ont exterminé la moitié des espèces d’oiseaux
à Hawaï et en Nouvelle-Zélande, pas plus que les Indiens des régions du
sud-ouest des États-Unis n’apprécient que des archéologues leur expliquent que
les Anasazis sont historiquement responsables de la déforestation. Pour
certains, les prétendues découvertes des paléontologues et des archéologues ne
sont qu’un énième prétexte à connotation raciste avancé par les Blancs à seule
fin de déposséder les peuples indigènes — comme si les scientifiques inféraient,
de l’incapacité des ancêtres à s’occuper de leurs terres, la légitimité de les
en avoir dépossédés. Il est vrai qu’il se trouve aujourd’hui des Américains et
des Australiens blancs qui, ne tolérant pas que le gouvernement ait indemnisé
et redistribué la terre aux Indiens et aux Aborigènes, arguent de ces
découvertes à l’appui de leur discours. À l’opposé, certains peuples indigènes
et les anthropologues qui s’identifient à ces derniers poussent la défense des
ancêtres indigènes à l’extrême opposé : tout comme les peuples indigènes
contemporains, ceux-ci se seraient montrés particulièrement attentifs à leur
environnement, le préservant avec une sagesse écologique, connaissant
intimement la Nature et la respectant. Vivant innocemment dans ce qui s’apparentait
à un Jardin d’Éden, ils n’auraient jamais pu se rendre coupables de tous ces
dégâts. Ainsi que me l’a expliqué un chasseur de Nouvelle-Guinée : « Si un jour
je parviens à tuer un gros pigeon dans une direction en partant de notre village, j’attends une
semaine avant de repartir à la chasse au pigeon et je pars du village dans la
direction opposée. » La conclusion est implacable : seuls les habitants du
monde moderne, industrialisé et mauvais, ne tiennent aucun compte de la Nature,
ne respectent pas l’environnement et le détruisent.
En réalité, les deux camps partagent dans
cette controverse la même erreur de raisonnement : considérer les peuples
indigènes anciens comme fondamentalement différents des peuples du monde
industrialisé, les jugeant soit inférieurs, soit supérieurs. Gérer les
ressources naturelles de façon durable a toujours
été difficile, depuis que l’Homo
sapiens, il y a environ cinquante
mille ans, a commencé à faire preuve d’une inventivité, d’une efficacité et de
techniques de chasse nouvelles. Depuis la première colonisation humaine du
continent australien il y a environ quarante-six mille ans, qui eut pour
conséquence la rapide extinction de la plupart des marsupiaux géants et des
autres grands animaux qui avaient jusqu’alors peuplé les terres, toute
colonisation humaine d’un espace massif n’ayant jamais connu l’humain — qu’il s’agisse
de l’Australie, de l’Amérique du Nord, de l’Amérique du Sud, de Madagascar, des
îles de Méditerranée, ou d’Hawaï et de la Nouvelle-Zélande, ou encore de
dizaines d’autres îles du Pacifique — a toujours été suivie d’une vague d’extinction
des grands animaux qui n’avaient pas développé la peur de l’humain et qu’il
était facile de tuer, ou qui n’ont pas survécu à des modifications dans l’habitat,
à l’introduction d’espèces nuisibles et aux maladies liées à l’arrivée de l’homme.
Tout peuple est susceptible de verser dans la surexploitation des ressources
naturelles, en raison de problèmes omniprésents sur lesquels nous reviendrons
ultérieurement dans cet ouvrage : parce que les ressources au départ paraissent
inépuisables ; parce que leur diminution tendancielle peut être masquée par les
fluctuations normales dans le niveau des ressources d’une année à l’autre ou d’une
décennie à l’autre ; parce qu’il est difficile d’imposer des restrictions dans
la récolte d’une ressource partagée (ce que l’on appelle la tragédie des terres
communales, que nous évoquerons dans les chapitres suivants) ; et parce que la
complexité des écosystèmes rend souvent les conséquences de perturbations
causées par l’homme quasi impossibles à prévoir, même pour un professionnel de
l’environnement. Les problèmes environnementaux que nous devons affronter
aujourd’hui étaient certainement encore plus difficiles à résoudre dans le
passé. Tout particulièrement pour des peuples sans écriture, qui ne disposaient
pas de connaissances sur des cas d’effondrement, les dommages écologiques
semblaient la conséquence dramatique, imprévue et involontaire de leurs
meilleurs efforts, plutôt que le résultat d’un égoïsme moralement coupable,
conscient ou aveugle. Mais parmi les sociétés les plus créatives (au moins pour
un temps), les plus avancées et les plus brillantes de leur époque, certaines
ont fini par s’effondrer qui, telle celle des Mayas, n’étaient ni arriérées ni
primitives.
Les peuples du passé n’étaient ni de
mauvais gestionnaires incultes qui ne méritaient que d’être exterminés ou
dépossédés ni des écologistes omniscients et scrupuleux capables de résoudre
des problèmes que nous-mêmes ne savons pas résoudre. Ils étaient à notre image,
dans l’obligation d’affronter des problèmes plus ou moins semblables aux
nôtres. Ils étaient voués soit à la réussite soit à l’échec, en fonction de
circonstances similaires à celles qui nous destinent aujourd’hui à la réussite ou à l’échec.
Malgré des différences entre les situations respectives, les similitudes sont
encore telles que nous pouvons apprendre du passé.
Plus que tout, il me paraît aberrant,
voire dangereux d’invoquer des hypothèses historiques portant sur les pratiques
environnementales des peuples autochtones afin de justifier une vision positive
de ces peuples. Dans bon nombre de cas, pour ne pas dire dans la plupart d’entre
eux, les historiens et les archéologues ont découvert les preuves irréfutables
que cette hypothèse (celle d’un écologisme proche du Jardin d’Éden) est
erronée. En invoquant cette hypothèse pour étayer la vision positive qu’il
convient d’avoir des peuples autochtones, nous supposons qu’il n’y aurait alors
nulle objection à les condamner si cette hypothèse pouvait être réfutée. En
réalité, le refus de condamner ces peuples ne se fonde sur aucune hypothèse
historique concernant leurs pratiques environnementales, mais sur un principe
moral, à savoir qu’il est moralement condamnable pour un peuple de déposséder,
de soumettre ou d’exterminer un autre peuple.
Autant pour la controverse autour
des disparitions écologiques du passé. Demeurent les facteurs de complexité.
Il est bien évident que toutes les sociétés ne sont pas condamnées à s’effondrer
en raison de dommages écologiques : dans le passé, ce fut le cas pour
certaines, mais pas pour d’autres ; la véritable question est de savoir
pourquoi seules certaines sociétés se sont révélées fragiles, et ce qui les distingue
de celles qui ont survécu. Certains peuples sur lesquels je reviendrai, comme
les Islandais et les Tikopiens, sont parvenus à résoudre des problèmes
écologiques extrêmement difficiles, au point de perdurer et de faire aujourd’hui
montre de dynamisme. Ainsi, lorsque les Norvégiens colonisateurs ont pour la
première fois découvert en Islande un environnement qui n’était qu’en apparence
similaire à leur pays d’origine, ils ont sans le savoir détruit la plus grande
partie de la couche arable et l’essentiel des forêts. Pendant longtemps, l’Islande
fut en Europe le pays le plus pauvre et le plus ravagé écologiquement. Puis les
Islandais ont appris par expérience, ils ont adopté des mesures rigoureuses de protection
de l’environnement. Ils peuvent se targuer aujourd’hui d’être l’un des pays du
monde où le revenu moyen par tête est le plus élevé. Les habitants de Tikopia
vivent sur une toute petite île si éloignée de toute autre terre habitée qu’ils
furent contraints à l’autosuffisance pour à peu près tout, mais ils ont géré leurs ressources avec une telle rigueur et régulé leur population si
attentivement que leur île est encore productive après trois mille ans d’occupation
humaine. Cet ouvrage n’est donc pas une litanie d’échecs, il narre aussi des histoires
de succès qui inspirent l’optimisme et le désir de les imiter.
Par ailleurs, je ne connais aucun cas dans lequel l’effondrement d’une
société ne serait attribuable qu’aux seuls dommages écologiques : d’autres facteurs
entrent toujours en jeu. Lorsque j’ai formé le projet de cette enquête, je n’avais
pas mesuré l’ampleur de sa complexité, naïvement convaincu que je n’aurais
à traiter que de dommages environnementaux. Je suis finalement parvenu à définir
une grille d’analyse constituée de cinq
facteurs potentiellement à l’œuvre que je prends désormais en compte lorsque
j’entends comprendre tout effondrement environnemental éventuel. Quatre facteurs
— dommages environnementaux, changement climatique, voisins hostiles et
partenaires commerciaux amicaux — peuvent se révéler significatifs ou pas pour
une société donnée. Le cinquième facteur — les réponses apportées par une
société à ses problèmes environnementaux — est toujours significatif. Ces
ensembles de facteurs, étudions-les dans un ordre dicté non par une primauté de
cause mais par la nécessité d’une présentation claire.
Dans un premier ensemble de facteurs on
trouve les dommages que les individus infligent inconsciemment à leur environnement, ainsi que nous l’avons
déjà vu. L’étendue et la réversibilité de ces dommages dépendent en partie des
propriétés des individus (par exemple, combien d’arbres ils abattent par
hectare et par an) et en partie des propriétés de l’environnement (par exemple,
des propriétés déterminant combien de plants germent par hectare, et à quelle
vitesse poussent par an les jeunes arbres). On considère ces propriétés environnementales
soit comme une fragilité (disposition à encourir des dommages), soit comme une
résilience (potentialité à survivre aux dommages) et, pour une région, on peut
parler séparément de la fragilité ou de la résilience de ses forêts, de ses
sols, des poissons de ses cours d’eau, etc. C’est pourquoi, parmi les raisons
pour lesquelles seules certaines sociétés ont subi un effondrement écologique,
on pourrait en principe trouver soit une exceptionnelle imprudence de leurs
populations, soit une exceptionnelle fragilité de certains aspects de leur
environnement, soit les deux.
Concernant les changements climatiques, nous avons aujourd’hui tendance à les
associer au réchauffement de la planète causé par l’homme. En réalité, le
climat peut soit se réchauffer soit se refroidir, se faire plus sec ou plus
humide, ou devenir plus ou
moins variable d’un mois à l’autre ou d’une année à l’autre, en raison de
changements dans les forces naturelles qui conditionnent le climat et qui n’ont
aucun rapport avec l’homme. On peut citer quelques exemples : les changements
dans la chaleur dégagée par le soleil, les éruptions volcaniques qui envoient
de la poussière dans l’atmosphère, les changements dans l’axe de la Terre par
rapport à son orbite et les changements dans la répartition des terres et des
océans à la surface de la Terre. On évoque souvent, lorsque l’on parle de
changements naturels dans le climat, la progression et la régression des
plaques continentales glaciaires au cours de l’âge de glace, qui a commencé il
y a plus de deux millions d’années, ou bien au cours de ce que l’on appelle le
petit âge de glace, entre 1400 et 1800 après J.-C. On invoque également le
refroidissement global qui a suivi l’énorme éruption volcanique du mont Tambora,
en Indonésie, le 5 avril 1815 : cette éruption projeta une telle masse de
poussière dans la haute atmosphère que la quantité de lumière solaire atteignant
la Terre en fut diminuée jusqu’à ce que la poussière retombât. Il en résulta de
grandes famines, y compris en Amérique du Nord et en Europe, dues à de basses
températures et à une diminution des récoltes au cours de l’été 1816 (« l’année
sans été »).
Pour les sociétés anciennes
caractérisées par une courte espérance de vie et par l’absence d’écriture, les
changements climatiques furent plus problématiques encore qu’ils ne le sont
pour nous, car dans de nombreux endroits du globe le climat a tendance à varier
non seulement d’une année à l’autre mais aussi sur plusieurs décennies ; par
exemple, une longue période humide peut être suivie par un demi-siècle de
sécheresse. Dans de nombreuses sociétés préhistoriques, la durée générationnelle moyenne — nombre
moyen d’années entre la naissance des parents et la naissance de leurs enfants
— n’était que de quelques décennies. C’est pourquoi, vers la fin d’une série de
décennies humides, la plupart des individus pouvaient très bien n’avoir eu
aucune expérience personnelle de la période sèche précédente. Aujourd’hui
encore, on constate une tendance chez l’homme à augmenter la production et le
nombre des naissances dans les bonnes décennies, oubliant (ou, dans le passé,
sans jamais s’apercevoir) que ces périodes fastes ne dureront sans doute pas
toujours. Au moment où les bonnes décennies prennent véritablement fin, la
société se retrouve avec une population supérieure à ce qu’elle peut supporter,
ou ayant acquis des habitudes en contradiction avec les nouvelles conditions
climatiques. (Il suffit de penser aujourd’hui à l’Ouest américain, sec, et à la
manière dont il utilise l’eau sans compter tant dans les villes que dans les
zones rurales, pratique souvent acquise dans les décennies humides dont on
avait tacitement admis qu’elles étaient la norme.) Outre ces problèmes de
changements climatiques, bon nombre de sociétés du passé ne disposaient d’aucun
mécanisme de « soulagement » grâce auquel elles auraient pu importer d’autres
régions au climat plus clément des surplus destinés aux régions souffrant de
pénuries alimentaires. Tous ces éléments exposaient les sociétés anciennes à de
plus grands risques face aux changements climatiques.
Les changements naturels du climat
peuvent améliorer ou au contraire dégrader les conditions de vie de toute
société humaine particulière, ils peuvent profiter à une société tout en
pénalisant une autre. (Nous verrons, par exemple, que le petit âge de glace fut
nuisible aux Vikings du Groenland mais favorable aux Inuits.) Une société qui surexploitait ses
ressources naturelles se montra dans le passé capable d’absorber les pertes
aussi longtemps que le climat était favorable, mais elle ne survécut pas
lorsque le climat devint plus sec, plus froid, plus chaud, plus humide ou plus
variable. L’effondrement fut-il alors causé par l’impact de l’homme sur l’environnement,
ou par les changements climatiques ? Aucune de ces propositions alternatives
simples n’est correcte. Disons plutôt que, si cette société n’avait pas déjà
partiellement surexploité ses ressources naturelles, elle aurait pu survivre à
la diminution des ressources causée par les changements climatiques. À l’inverse,
elle put survivre à la réduction des ressources qu’elle avait elle-même causée
jusqu’à ce que les changements climatiques entraînent une nouvelle réduction
des ressources. Ce ne fut pas l’un des deux facteurs isolément, mais la
combinaison de l’impact sur l’environnement et des changements climatiques, qui
se révéla fatale.
Le troisième ensemble de facteurs fait
intervenir des voisins hostiles.
Dans l’histoire, la quasi-totalité des sociétés se sont trouvées suffisamment
proches d’autres sociétés pour avoir au moins une forme ou une autre de contact
avec elles. Les relations avec les sociétés voisines peuvent être chroniquement
ou par intermittence hostiles. Une société peut parvenir à repousser ses
ennemis aussi longtemps qu’elle est puissante, pour finir par leur succomber
dès lors qu’elle est affaiblie pour une raison ou une autre, y compris suite à
des changements climatiques. La cause immédiate de la chute sera donc la
conquête militaire, mais la cause ultime — le facteur dont la modification a
entraîné l’effondrement — sera le facteur à l’origine de l’affaiblissement. C’est
pourquoi les effondrements ayant pour origine des causes écologiques ou autres prennent souvent l’aspect
trompeur de défaites militaires.
Le débat le plus connu qui soulève la
question de ce leurre possible porte sur les causes de la chute de l’Empire romain. Rome eut à subir de plus en plus
fréquemment des invasions barbares, et l’on retient pour sa chute la date
arbitraire de 476 après J.-C., année au cours de laquelle le dernier empereur
du monde occidental fut renversé. Cependant, avant même l’ascension de l’Empire
romain, il existait des tribus « barbares », vivant en Europe septentrionale et
en Asie centrale au-delà des frontières de l’Europe méditerranéenne « civilisée
», qui attaquaient périodiquement l’Europe civilisée (ainsi que la Chine et l’Inde
civilisées). Pendant plus de mille ans, Rome repoussa les Barbares avec succès
: Caïus Marius, par exemple, massacra une grande armée de Teutons près d’Aix
puis de Cimbres, qui avaient décidé de conquérir le nord de l’Italie, près de
Verceil, aux Campi Raudii, en 101 avant J.-C.
Mais au bout du compte ce furent les
Barbares et non les Romains qui remportèrent les batailles : quelle fut la
raison fondamentale de ce revers de fortune ? Fut-il causé par des changements
chez les Barbares eux-mêmes, qui devinrent plus nombreux ou mieux organisés,
acquirent de meilleures armes ou plus de chevaux, ou profitèrent de changements
climatiques survenus dans les steppes d’Asie centrale ? Si tel fut le cas, nous
serions en mesure d’affirmer que ce sont bien les Barbares qui causèrent la
chute de Rome. Ou alors s’agissait-il des mêmes Barbares qui n’avaient pas
changé et qui attendaient toujours aux frontières de l’Empire romain, sans
jamais l’emporter jusqu’à ce que Rome soit affaiblie par une combinaison de problèmes
économiques, politiques, environnementaux et autres ? Dans ce cas, ce sont les propres problèmes
de Rome qui seraient responsables de sa chute, les Barbares se contentant de
lui assener le coup de grâce. Cette question est encore aujourd’hui posée. La
même question essentielle se pose dès lors que l’on cherche à expliquer la
chute de l’Empire khmer, qui s’était développé autour d’Angkor Vat, et qui
subit l’invasion de ses voisins Thaï, le déclin de la société Harappan de la
vallée de l’Indus qui subit des invasions aryennes, ou la chute de la Grèce mycénienne
et d’autres sociétés méditerranéennes de l’âge de bronze envahies par les
Peuples de la mer.
Le quatrième ensemble de facteurs est l’inverse
du troisième : un soutien de plus en plus
réduit de la part de voisins amicaux, par opposition à des attaques de plus
en plus fréquentes par des voisins hostiles. Dans l’histoire, la quasi-totalité
des sociétés ont eu des partenaires commerciaux amicaux en même temps que des
voisins hostiles. Souvent, le partenaire et l’ennemi ne sont qu’un seul et même
voisin, dont le comportement oscille entre amitié et hostilité. La plupart des
sociétés dépendent dans une certaine mesure des relations amicales qu’elles
entretiennent avec leurs voisins, que ce soit pour l’importation de biens de
première nécessité (comme aujourd’hui l’importation de pétrole par les
États-Unis et l’importation de pétrole, de bois et de produits de la mer par le
Japon), ou pour tisser des liens culturels qui garantissent la cohésion de la
société (comme l’identité culturelle résolument britannique importée de
Grande-Bretagne en Australie et défendue jusqu’à récemment). Le risque apparaît
donc, si un partenaire est affaibli pour quelque raison que ce soit (y compris
en raison de dommages environnementaux) et se trouve dans l’incapacité de
fournir les importations essentielles ou de nourrir les liens culturels, de voir une
société s’affaiblir à son tour. Ce problème nous est familier aujourd’hui,
depuis l’embargo de 1973 notamment, qui illustre la dépendance des pays
industrialisés vis-à-vis du pétrole fourni par des pays du Tiers-Monde écologiquement
fragiles et politiquement instables. Des problèmes identiques se sont posés
dans le passé aux Vikings du Groenland, aux habitants de l’île de Pitcairn et à
d’autres sociétés.
Dans le dernier ensemble de facteurs intervient la question, omniprésente, des réactions d’une
société face à ses problèmes, que ceux-ci soient environnementaux ou
autres. Des sociétés différentes réagissent différemment à des problèmes
similaires. Par exemple, des problèmes de déforestation se sont posés pour de
nombreuses sociétés anciennes : les hautes terres de Nouvelle-Guinée, le Japon,
l’île de Tikopia et les îles Tonga établirent des modes de gestion de la forêt
efficaces et continuèrent à prospérer, tandis que l’île de Pâques, l’île de Mangaréva
et le Groenland viking s’en montrèrent incapables et par conséquent
disparurent. Comment comprendre des issues aussi différentes ? Les réactions d’une
société dépendent de ses institutions politiques, économiques et sociales ainsi
que de ses valeurs culturelles. Institutions et valeurs influent sur la manière
dont une société résoudra (ou simplement tentera de résoudre) ses problèmes. Dans cet ouvrage, nous lirons à travers
cette grille d’analyse en cinq points l’histoire de chaque société ancienne
dont l’effondrement ou la survie ont fait l’objet de débats.
Il me faut aussi ajouter, naturellement,
qu’à l’instar des changements climatiques, des voisins hostiles et des
partenaires commerciaux, la dégradation de l’environnement peut contribuer à l’effondrement
d’une société donnée ou pas. Il serait absurde de prétendre que la dégradation de l’environnement
constitue un facteur essentiel de tous les effondrements de sociétés : la chute
de l’Union soviétique en est un contre-exemple contemporain, tout comme la
destruction de Carthage par Rome en 146 avant J.-C. en est un exemple passé. De
toute évidence, les facteurs économiques ou militaires seuls peuvent être
suffisants. Aussi le titre complet de cet ouvrage devrait-il être : Les effondrements des sociétés impliquant un
facteur environnemental, et dans certains cas les effets des changements
climatiques, des relations hostiles de voisinage et des relations d’échange, et
les questions soulevées par les réponses apportées à ces problèmes par les
sociétés. Ces réserves étant émises, il reste un ample matériau à étudier
dans le passé et le présent.
Les questions liées à l’impact de l’homme
sur l’environnement donnent aujourd’hui souvent lieu à controverse, et les
points de vue que l’on a sur ces questions tendent à se répartir entre deux
camps opposés. Le premier camp, que l’on appelle généralement « écologiste » ou
« pro-environnement », affirme que les problèmes environnementaux que nous
connaissons sont graves, qu’il convient de leur apporter rapidement une
solution, et que les taux de croissance économique et démographique que nous
enregistrons actuellement ne peuvent être maintenus. L’autre camp prétend que les
inquiétudes des écologistes sont exagérées, voire infondées et que le maintien
de la croissance économique et démographique est une chose possible autant que
souhaitable. Ce camp-ci n’est reconnu sous aucune dénomination, je l’appellerai
donc « non écologiste ». Ses partisans sont souvent originaires du monde des affaires et de l’économie,
mais l’équation « non écologiste » « pro-business » n’est pas fondée ;
nombreux sont ceux qui dans le monde des affaires se disent écologistes, et
nombreux sont ceux qui affichent leur scepticisme à l’encontre des affirmations
des écologistes sans pour autant appartenir au monde des affaires. Au terme de
la rédaction de cet ouvrage, quelle est ma position par rapport à ces deux
camps ?
J’ai observé les oiseaux depuis l’âge de
sept ans. J’ai une formation de biologiste et je fais de la recherche sur l’avifaune
de la forêt pluviale de Nouvelle-Guinée depuis quarante ans. J’aime les
oiseaux, j’aime les observer et je me plais dans la forêt pluviale. J’aime
aussi d’autres plantes, d’autres animaux et d’autres environnements naturels et
je les apprécie pour ce qu’ils sont. J’ai participé à de nombreuses actions
visant à préserver les espèces et l’environnement naturel en Nouvelle-Guinée et
ailleurs. Depuis une dizaine d’années, je suis directeur de la branche
américaine du World Wildlife Fund (Fonds mondial pour la vie sauvage, WWF), qui
est l’une des plus importantes organisations écologistes internationales et qui
compte parmi celles qui ont les intérêts les plus cosmopolites. Tout cela m’a
attiré les critiques des non-écologistes, qui emploient à mon propos les termes
d’« alarmiste », jugent que « Jared Diamond prêche la fin du monde », « exagère
les risques » et « s’intéresse plus aux pédiculaires violettes menacées qu’aux
besoins des humains ». Même s’il est vrai que j’aime les oiseaux de
Nouvelle-Guinée, je ne néglige pas pour autant les humains. Mon intérêt pour
les questions écologiques tient autant au souci de leurs conséquences sur l’homme
que sur les oiseaux.
D’un autre côté, j’ai de l’intérêt et
une vaste expérience
des grandes entreprises et des autres activités qui dans notre société
exploitent les ressources naturelles. Même si elles sont souvent perçues comme
anti-écologistes, je continue de travailler avec elles. Lorsque j’étais
adolescent, j’ai travaillé dans de grands ranchs d’élevage dans le Montana où,
adulte, je passe mes étés avec femme et enfants. J’ai été employé pendant un
été dans une équipe de mineurs chargés de l’extraction du cuivre dans le
Montana, État que j’apprécie, ainsi que mes amis des ranchs : je comprends, j’admire
et j’encourage leur agrobusiness et leur mode de vie ; je leur dédie ce livre. Dernièrement,
j’ai également souvent eu l’occasion d’observer d’autres grandes entreprises d’extraction
dans les secteurs des mines, de l’exploitation forestière, de la pêche, du
pétrole et du gaz naturel et de me familiariser avec elles. Au cours des sept dernières
années, j’ai dirigé des études d’impact sur l’environnement sur le plus grand
champ pétrolifère et de gaz naturel de Papouasie-Nouvelle-Guinée, où des
compagnies pétrolières ont fait appel au World Wildlife Fund afin qu’il leur
fournisse des études environnementales indépendantes. J’ai souvent été invité
par des entreprises d’extraction sur leurs sites, me suis beaucoup entretenu
avec leurs directeurs et leurs employés, et me suis familiarisé avec leur
manière de voir choses et problèmes.
Ces rapports avec de grandes entreprises
m’ont permis de constater de visu les
ravages que celles-ci causent souvent à l’environnement, mais aussi de
connaître des situations dans lesquelles les grandes entreprises voient leur
intérêt dans l’adoption de mesures de protection de l’environnement plus draconiennes
et plus efficaces même que celles que j’ai vues mises en place dans les parcs
nationaux. Je m’intéresse aux raisons qui motivent des attitudes différentes vis-à-vis de l’environnement
de la part de diverses entreprises. Mon engagement auprès de grandes compagnies
pétrolières, notamment, m’a valu d’être condamné par certains écologistes, au
prétexte, selon leurs propres mots, que je me serais « vendu aux monde des
affaires », voire « prostitué auprès des compagnies pétrolières ».
A dire le vrai, je ne suis pas l’employé
des grandes entreprises, et je décris avec franchise ce que je constate sur
leurs sites, même lorsque je ne suis que leur invité. Il est des sites où j’ai
pu voir que certaines compagnies pétrolières et entreprises d’exploitation
forestière provoquaient des dégâts et je l’ai dit; sur d’autres sites, je les
ai vues prendre des précautions et je l’ai dit tout autant. Si les écologistes
refusent de s’engager auprès des grandes entreprises, qui pèsent d’un poids
considérable dans le monde moderne, on ne pourra pas résoudre les problèmes
environnementaux. Dans cet ouvrage, je me tiendrai donc sur une voie médiane,
tirant profit de mon expérience tant des problèmes environnementaux que des
réalités du monde de l’entreprise.
Comment
peut-on étudier « scientifiquement » l’effondrement de sociétés ? La
science est souvent improprement définie comme étant « l’ensemble des
connaissances acquises par la reproduction d’expériences contrôlées en
laboratoire ». En réalité, la science
est beaucoup plus que cela : elle se définit comme l’acquisition de
connaissances fiables sur le monde. Dans certains domaines, comme la chimie ou
la biologie moléculaire, la reproduction d’expériences contrôlées en
laboratoire est réalisable et elle est de loin le moyen le plus fiable d’acquérir
des connaissances. Ma formation théorique s’est effectuée dans deux de ces
domaines de la biologie en laboratoire
: la biochimie pour mon diplôme de première année, et la physiologie pour mon doctorat.
De 1955 à 2002, j’ai dirigé en physiologie des recherches expérimentales en
laboratoire, d’abord à l’université de Harvard puis à l’université de Californie
à Los Angeles.
Lorsque j’ai commencé à étudier l’avifaune
de la forêt pluviale de Nouvelle-Guinée en 1964, j’ai été immédiatement
confronté au problème de l’acquisition de connaissances fiables sans pouvoir
avoir recours à la reproduction d’expériences contrôlées, dans ou hors du
laboratoire. En général il n’est ni possible, ni légal, ni éthique d’acquérir
des connaissances sur les oiseaux en exterminant ou en manipulant de manière
expérimentale leur population sur un site tout en préservant leur population de
toute manipulation contrôlée sur un autre site. J’ai dû utiliser d’autres méthodes.
Des problèmes méthodologiques identiques se présentent dans bien d’autres
secteurs de l’écologie des populations, de même qu’en astronomie, en
épidémiologie, en géologie et en paléontologie.
La solution consiste souvent à appliquer
ce que l’on appelle la « méthode
comparative » ou « l’expérience naturelle » : on compare des situations naturelles
qui diffèrent par la variable qui nous intéresse. Ainsi, comme ornithologue, j’ai
étudié l’impact du méliphage à sourcils roux de Nouvelle-Guinée sur les
populations d’autres espèces de méliphages. J’ai comparé des communautés d’oiseaux
vivant dans des montagnes similaires ou presque, sinon que certaines se
révélèrent abriter des populations de méliphages à sourcils roux et d’autres
non. De la même manière, mes précédents ouvrages, Le
troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain et
Pourquoi
l’amour est un plaisir. L’évolution
de la sexualité humaine, comparaient différentes espèces
animales, en particulier
différentes espèces de primates, dans le but de faire apparaître pourquoi les
femmes (contrairement aux femelles de la plupart des autres espèces animales)
connaissent la ménopause et ne manifestent pas de signes évidents de l’ovulation,
pourquoi les hommes ont un pénis d’une taille relativement importante (par comparaison
avec les animaux) et pourquoi les relations sexuelles des êtres humains ont
lieu généralement dans l’intimité (et non pas au vu et au su de tous, comme c’est
le cas pour les autres espèces animales). Il existe toute une littérature
scientifique qui met en garde contre les pièges évidents de cette méthode
comparative et propose des solutions permettant de les éviter au mieux. Tout
particulièrement dans les sciences historiques (comme la biologie de l’évolution
et la géologie historique) où il est impossible de manipuler expérimentalement
le passé, on ne peut faire nul autre choix que de renoncer aux expériences en
laboratoire et de pratiquer des expériences naturelles.
Cet ouvrage utilise la méthode comparative
pour comprendre l’effondrement de sociétés ayant pour origine des problèmes
environnementaux. Mon précédent livre (De
l’inégalité parmi les sociétés) avait
appliqué la méthode comparative au problème opposé : les degrés différents de
développement des sociétés humaines sur différents continents au cours des
treize mille dernières années. Dans le présent ouvrage, m’intéressant à l’effondrement
de sociétés plutôt qu’à leur développement, je compare différentes sociétés
passées et présentes qui se distinguent par leur fragilité environnementale,
leurs relations avec leurs voisins, leurs institutions politiques ainsi que par
d’autres variables « d’entrée » dont on reconnaît qu’elles influent sur la
stabilité d’une société. Les variables « de sortie »
que j’examine sont l’effondrement, et les formes qu’il revêt, ou la survie. En
mettant en relation ces variables d’entrée et de sortie, je me propose de
mettre en lumière le rôle que peuvent jouer des variables d’entrée dans l’effondrement
de sociétés.
Il a été possible d’appliquer cette
méthode de manière rigoureuse, globale et quantitative au problème de la
disparition des îles du Pacifique due à la déforestation. Les peuples
préhistoriques du Pacifique ont pratiqué la déforestation de leurs îles à des
degrés variables, allant d’un léger déboisement à la déforestation complète,
avec des résultats allant de la survie sur le long terme à l’effondrement total
sans survivant. Pour quatre-vingt-une îles du Pacifique, mon collègue Barry
Rolett et moi-même avons évalué l’étendue de la déforestation à l’aide d’une échelle
numérique ; nous avons également calculé la valeur de neuf variables d’entrée
(telles que la pluviosité, l’isolement et la restauration de la fertilité du
sol) dont nous postulions qu’elles avaient une influence sur la déforestation.
Par une analyse statistique, nous avons été en mesure de calculer la force
relative avec laquelle chaque variable d’entrée prédisposait à la
déforestation. On a pu réaliser une autre étude comparative dans l’Atlantique
Nord, où, au Moyen Âge, les Vikings venus de Norvège avaient colonisé six îles
ou masses continentales différant par leur potentiel agricole, par la
possibilité d’établir des liens commerciaux avec la Norvège et par d’autres
variables d’entrée, ainsi que par le sort qui fut le leur (allant de l’abandon
rapide à la mort de tous les individus après cinq cents ans, ou à la survie de
la population après mille deux cents ans). On peut encore établir d’autres
comparaisons entre différentes sociétés du globe.
Toutes ces comparaisons reposent sur des
informations précises sur chaque société patiemment recueillies par des
archéologues, des historiens et d’autres spécialistes. À la fin de cet ouvrage,
je donne les références de nombreux et excellents travaux et articles sur les
Mayas et les Anasazis, le Rwanda et la Chine contemporaine et les autres
sociétés passées et présentes que je compare. Ces différentes sociétés
constituent dans leur individualité la matière première indispensable de mon
livre. Mais on peut tirer des conclusions supplémentaires en comparant ces
nombreuses sociétés entre elles, conclusions auxquelles on n’aurait pas pu
parvenir si l’on n’avait étudié en détail qu’une seule société. Par exemple,
pour comprendre la fameuse disparition de la société maya, il faut non
seulement bien connaître l’histoire des Mayas et leur environnement, mais aussi
replacer les Mayas dans un plus vaste contexte et développer de nouvelles connaissances
en les comparant avec d’autres sociétés qui se sont effondrées ou pas et qui,
par certains aspects, leur ressemblaient ou en différaient. Ces nouvelles
connaissances, c’est à la méthode comparative qu’il faut les demander.
J’en fais la condition nécessaire à la
réalisation tant de bonnes études de cas individuels que de bonnes
comparaisons, car les spécialistes qui pratiquent l’une de ces deux approches
trop souvent minimisent l’autre. Les spécialistes de l’histoire d’une société
ont tendance à écarter les comparaisons comme étant superficielles, tandis que
les comparatistes tendent à écarter les études ne portant que sur une seule
société comme n’étant que de courte vue et de peu de valeur pour la compréhension
d’autres sociétés. Mais nous avons besoin des deux types d’approche si nous
voulons acquérir des connaissances certaines. Il serait en particulier
dangereux de généraliser à partir d’une seule société, ou de ne se fier qu’à l’interprétation
d’un seul effondrement. Ici encore, une étude comparative de nombreuses
sociétés ayant connu des fins diverses permettra de parvenir à des conclusions
probantes.
Quelques précisions, pour finir,
concernant l’organisation de cet ouvrage. Son plan ressemble à un boa constrictor
qui aurait avalé deux très gros moutons. Je m’explique : la partie que je consacre
au monde contemporain comme celle qui est dédiée au passé consistent chacune en
une étude portant sur une société particulière d’une longueur disproportionnée
à laquelle j’ai ajouté des études plus brèves portant sur quatre autres
sociétés.
I. La première partie (Le
Montana contemporain) n’est
composée que d’un seul long chapitre (chapitre 1 : Sous le ciel immense, dans le Montana), traitant des problèmes
environnementaux du Montana du Sud-Ou st, où se trouve notamment la ferme des
Huls. Le Montana a cet avantage qu’il représente une société du monde
industrialisé dont les problèmes environnementaux et démographiques sont réels
mais encore relativement atténués par rapport à ceux que connaissent la plupart
des autres pays développés. Et surtout, je connais suffisamment bien cet État
pour mettre en regard la politique du Montana et les motivations individuelles
de ses habitants. À partir du Montana, nous pouvons plus facilement esquisser
ce qui advint dans les lointaines sociétés du passé et pour lesquelles on ne
peut que deviner les motivations individuelles de leurs habitants.
II. La deuxième partie (Les
sociétés du passé) commence
par quatre chapitres plus courts portant sur des sociétés anciennes disparues,
présentés dans un ordre croissant de complexité selon ma grille d’analyse en
cinq points.
La plupart des sociétés du passé que j’étudierai
de manière approfondie étaient de petite taille et situées en périphérie, et
certaines d’entre elles étaient géographiquement limitées, ou socialement
isolées, ou établies dans un environnement fragile. Afin que le lecteur ne soit
pas porté à croire qu’elles ne constituent que de mauvais modèles pour les
grandes sociétés contemporaines, j’ai choisi de m’intéresser à elles
précisément parce que le processus menant à l’effondrement y a été plus rapide
et s’est achevé de façon plus dramatique, ce qui en fait des illustrations
beaucoup plus parlantes. Ce qui ne signifie pas que d’importantes sociétés
centrales ayant des liens commerciaux avec leurs voisins et situées dans des
environnements stables ne se soient pas effondrées dans le passé ou ne soient
pas susceptibles de le faire aujourd’hui. L’une des sociétés à laquelle je
consacre une étude exhaustive, celle des Mayas, avait une population de
plusieurs millions, voire dizaines de millions d’habitants, elle était située
dans l’une des deux zones culturelles les plus avancées du Nouveau Monde avant
l’arrivée des Européens (la Méso-Amérique), entretenait des liens commerciaux
avec d’autres sociétés avancées de cette zone et était influencée en retour par
celles-ci. Dans la partie consacrée aux recommandations bibliographiques du
chapitre 9, je reviens brièvement sur d’autres sociétés anciennes fameuses – les
sociétés du Croissant fertile, d’Angkor Vat, la société Harappan de la vallée
de l’Indus et d’autres encore — qui par ces aspects ressemblaient aux Mayas et
au déclin desquelles des facteurs environnementaux ont largement contribué.
Notre première étude de cas emprunté au
passé, l’histoire de l’île de Pâques (chapitre 2 : Crépuscule sur l’île de Pâques), nous rapproche aussi près qu’il
est possible d’un cas « pur » d’effondrement
dû à des facteurs écologiques — ici la déforestation totale qui conduisit à la
guerre, au renversement des élites et des fameuses statues de pierre, ainsi qu’à
une disparition massive de la population. Pour ce que nous savons, la société polynésienne
de Pâques resta isolée après sa fondation, si bien que sa trajectoire ne fut
influencée ni par des ennemis ni par des alliés. Un changement climatique sur l’île
n’est pas avéré, bien que de nouvelles études puissent encore nous en apporter
la preuve. L’analyse comparative que Barry Rolett et moi-même avons effectuée
nous a permis de comprendre les raisons de l’effondrement brutal de la société
pascuane, sans équivalent dans le reste du Pacifique.
Les îles de Pitcairn et d’Henderson (chapitre 3 : Les derniers
survivants : les îles de Pitcairn et d’Henderson), qui furent également colonisées
par des Polynésiens, illustrent les effets de la perte du soutien de sociétés
voisines alliées. Les îles de Pitcairn et d’Henderson ont toutes deux souffert
de dommages environnementaux, mais le coup fatal leur a été porté lorsque leur
principal partenaire commercial s’est effondré pour des raisons
environnementales. Nulles complications causées par des voisins hostiles ou par
un changement climatique n’ont pu être constatées.
Grâce à un rapport climatique
exceptionnellement précis qu’il a été possible d’établir à partir des anneaux
de croissance du bois, la société autochtone américaine des Anasazis, dans le
sud-ouest des États-Unis (chapitre
4 : Les Anasazis et leurs voisins), illustre très clairement la manière dont les dommages
environnementaux et la croissance démographique interagissent avec les changements
climatiques (la sécheresse, en l’occurrence). Il ne semble pas que des voisins
hostiles ou amicaux ou une guerre (si ce n’est vers la fin) aient contribué de
façon déterminante à l’effondrement des Anasazis.
Nul ouvrage consacré à l’effondrement
des sociétés ne serait complet s’il ne consacrait un chapitre (chapitre 5 : Les effondrements
des Mayas) aux Mayas, la société
autochtone américaine la plus avancée, celle qui incarne le mieux le mystère
romantique des cités recouvertes par la jungle. Comme les Anasazis, les Mayas
illustrent les effets combinés des dommages environnementaux, de la croissance
démographique et des changements climatiques sans que des voisins alliés jouent
un rôle essentiel. Contrairement au cas des Anasazis, les voisins hostiles
furent presque dès le départ une préoccupation majeure des cités mayas. Parmi
les sociétés qui sont étudiées du chapitre 2 au chapitre 5, seuls les Mayas
offrent l’avantage de nous avoir laissé des traces écrites que nous savons
déchiffrer.
Le Groenland viking (chapitres 6 à 8 : Les Vikings :
préludes et figures ; L’apogée de la société viking du Groenland ; La
disparition de la société viking du Groenland) se présente comme le cas le plus complexe d’effondrement
historique, celui pour lequel nous disposons du plus grand nombre d’informations
(car il s’agissait d’une société européenne dotée d’une écriture connue) et
celui qui donne lieu aux plus longs développements : c’est le deuxième mouton
digéré par le boa constrictor. Nous disposons de suffisamment de données pour
appliquer les cinq points de ma grille d’analyse : dommages environnementaux,
changements climatiques, perte de contacts amicaux avec la Norvège,
développement de rapports d’hostilité avec les Inuits et implantation politique,
économique et sociale du Groenland viking. Le Groenland donne matière à
effectuer ce qui se rapproche au plus près d’une expérience contrôlée de l’effondrement
: nous sommes en présence de deux sociétés (les Vikings et les Inuits)
partageant la même île, mais dotées de cultures très différentes, si bien qu’une
des deux sociétés a survécu tandis que l’autre s’effondrait. L’histoire du
Groenland montre donc que, même dans un environnement hostile, l’effondrement n’est pas
inévitable, mais qu’il dépend des choix qu’une société va effectuer. Il est
également possible d’établir des comparaisons entre le Groenland viking et cinq
autres sociétés de l’Atlantique Nord fondées par des colons vikings afin d’essayer
de comprendre pourquoi les Vikings des Orcades étaient florissants alors que
leurs cousins du Groenland périclitaient. Parmi ces cinq autres sociétés du Groenland,
l’Islande apparaît comme l’exemple même de la victoire remportée sur un
environnement fragile et assurant un niveau élevé de prospérité à l’époque
contemporaine.
La deuxième partie s’achève (chapitre 9 : Comment les
sociétés assurent-elles leur pérennité ? Deux approches divergentes) par la mise en contraste de trois
autres sociétés qui, comme l’Islande, ont survécu et de celles qui ont
périclité, afin de comprendre les causes de cet échec. Alors que ces trois
sociétés ont eu à affronter des problèmes environnementaux bien moins graves
que l’Islande ou que ceux de la plupart des sociétés qui se sont effondrées,
nous verrons qu’il existe deux manières pour une société d’assurer sa pérennité
: une approche « par le bas » (« bottomup »), illustrée par Tikopia et par les
hautes terres de Nouvelle-Guinée, et une approche « par le haut » (« top-down
») illustrée par le Japon de l’ère Tokugawa.
III. La troisième partie (Les
sociétés contemporaines) revient
au monde contemporain. Ayant examiné le Montana au chapitre 1, nous nous
intéresserons ici à quatre pays modernes extrêmement différents, les deux
premiers étant de petite taille et les deux autres de grande, voire de très
grande taille : nous étudierons ainsi un pays du Tiers-Monde ayant subi un
désastre (le Rwanda), la République dominicaine, un géant du Tiers-Monde lancé
dans une course visant à rattraper le monde industrialisé (la Chine) et un pays industrialisé (l’Australie).
Le cas du Rwanda (chapitre
10 : Malthus en Afrique : le génocide du Rwanda) est celui d’une catastrophe
malthusienne ayant eu lieu sous nos yeux, celui d’un pays surpeuplé qui s’est
effondré dans un. abominable bain de sang, comme cela était arrivé aux Mayas
dans le passé. Le Rwanda et son voisin le Burundi sont désormais connus pour
les violences ethniques qui s’y sont déroulées entre Hutus et Tutsis, mais la
croissance démographique, les dommages environnementaux et les changements
climatiques constituèrent la charge de dynamite dont les violences ethniques
ne furent que la mèche.
La
République dominicaine et Haïti
(chapitre 11 : Une île, deux peuples, deux
histoires : la république dominicaine et Haïti), qui se partagent l’île d’Hispaniola,
offrent un sombre contraste, tout comme les Vikings et les Inuits du Groenland.
Après des décennies de dictatures toutes aussi sanguinaires les unes que les
autres, Haïti apparaît aujourd’hui comme l’un des cas les plus désespérés du
Nouveau Monde, alors qu’il existe des signes d’espoir en République
dominicaine. Au cas où certains penseraient que cet ouvrage prêche le
déterminisme environnemental, nous verrons de quelle manière le facteur
politique peut faire la différence.
La
Chine (chapitre 12 : La
Chine, géant qui titube)
souffre à un degré élevé de chacun des douze types de problèmes environnementaux
contemporains. Parce que l’économie, la population et la taille de la Chine
sont considérables, l’impact environnemental et économique y est important non
seulement pour le peuple chinois, mais aussi pour l’ensemble du monde.
L’Australie
(chapitre 13 : L’Australie
« minière »)
constitue l’extrême opposé du Montana, dans la mesure où elle est le pays
industrialisé qui occupe le milieu le plus fragile et connaît les problèmes
environnementaux les plus graves. C’est pourquoi elle fait aussi partie de ces
pays qui aujourd’hui envisagent de se restructurer de façon radicale afin de
remédier à ces problèmes.
IV. La dernière partie de cet ouvrage,
la quatrième partie (Leçons pratiques), tire des leçons que nous pouvons
mettre en pratique aujourd’hui.
Le chapitre 14 (Pourquoi certaines sociétés prennent-elles
des décisions catastrophiques ?) soulève la question déroutante posée à toute société
ancienne qui finit par se détruire et qui laissera encore perplexes les futurs
Terriens si nous suivons la même voie : comment ces sociétés n’ont-elles pas
pris conscience de ces dangers qui nous paraissent aujourd’hui si évidents ? Ne
devons-nous attribuer leur fin qu’à la seule responsabilité de leurs habitants
ou bien voir en eux les victimes d’insolubles problèmes ? Dans quelle mesure
ces dommages du passé furent-ils involontaires et imperceptibles ou obstinément
causés par des individus pleinement conscients de leurs conséquences ? Ainsi,
que se dirent les habitants de l’île de Pâques au moment même où ils abattirent
le dernier arbre de leur île ? Il apparaît que le processus décisionnaire d’un
groupe peut être entravé par toute une série de facteurs, à commencer par l’incapacité
à anticiper ou à percevoir un problème, puis par des conflits d’intérêts qui
font que certains membres du groupe vont poursuivre des objectifs qui leur
seront profitables mais qui seront nuisibles au reste du groupe.
Le chapitre 15 (La
grande entreprise et l’environnement : situations différentes, résultats
différents) examine le rôle des
entreprises modernes, dont certaines comptent parmi les activités les plus
destructrices de l’environnement à l’heure actuelle, tandis que d’autres sont à
l’origine des mesures les plus efficaces pour la protection de l’environnement.
Nous verrons pourquoi certaines entreprises (et seulement certaines d’entre
elles) ont intérêt à assurer la protection de l’environnement, ainsi que les
changements qu’il faudrait opérer pour que
d’autres entreprises comprennent qu’il est dans leur intérêt de les imiter.
Enfin, le chapitre
16 (Le monde est un polder : qu’est-ce que cela implique pour nous aujourd’hui ?)
résume les différents types de dangers écologiques qui
menacent le monde moderne, les arguments que l’on emploie le plus souvent pour
nier leur gravité et les différences existant entre les dangers écologiques d’aujourd’hui
et ceux que durent affronter les sociétés anciennes. La mondialisation est l’une de ces différences
majeures, et celle-ci est à la fois source d’optimisme et de pessimisme quant à
notre capacité à remédier à nos problèmes environnementaux : elle rend
désormais impossible l’effondrement isolé d’une société, comme autrefois Pâques
et le Groenland viking ; toute société connaissant aujourd’hui de graves
difficultés, quel que soit son éloignement — songeons par exemple à la Somalie
ou à l’Afghanistan —, peut causer des troubles dans les sociétés prospères des
autres continents, de même qu’elle est soumise en retour à l’influence de
celles-ci, par l’aide ou la déstabilisation. Pour la première fois de
l’histoire, nous courons le risque d’un déclin mondial. Mais nous sommes également
les premiers à pouvoir rapidement tirer les leçons des événements qui se
produisent partout ailleurs dans le monde aujourd’hui comme de ce qui s’est
produit pour n’importe quelle autre société du passé. Telle est la raison pour
laquelle j’ai écrit ce livre.
Voir aussi :
Effondrement (Wikipedia)
http://blog.mondediplo.net/2008-01-18-Effondrement-de-Jared-Diamond
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