LES LEÇONS DE CHOSES
- Origine des leçons de choses.
- Malentendus sur le sens du mot.
- Définition des leçons de choses.
- Abus des leçons de choses.
- Formalisme nouveau.
- Diverses formes des leçons de choses.
- Leur domaine propre.
- Leurs caractères.
- Règles des leçons de choses.
- Nécessité d'un plan suivi.
- Ordre à suivre dans l’étude des qualités des objets.
- Préparation des leçons de choses.
- Musées scolaires.
- Principaux défauts à éviter.
- Superfluité de certaines leçons de choses.
- Les mots sans les choses.
- Abus de la perception sensible.
- Que les leçons de choses ne constituent pas un cours
régulier.
- Programmes actuels.
- Ce qu'on peut appeler la méthode des leçons de choses.
Origine des leçons de
choses. - Tout le
monde parle aujourd'hui des leçons de choses, tous les instituteurs prétendent
faire des leçons de choses. Mais, il y a trente ans, le mot était inconnu, dans
notre pays au moins, et c'est à une vogue toute nouvelle qu'est dû le crédit de
cet enseignement.
Pratiquée en
Amérique, sous le nom de leçon sur les objets (objects lesson), la leçon de choses est l'application du principe
que Rousseau et Pestalozzi ont popularisé, à savoir : qu'il faut placer
dans l'enseignement les choses avant les mots, que les sens, et
particulièrement la vue, sont les facultés qui se développent les premières, et
que c'est à elles qu'il faut d'abord s'adresser.
D'un autre
côté, l'introduction des leçons de choses dans le cadre des études scolaires
est le résultat de cette tendance moderne qui pousse les pédagogues à développer
de plus en plus le caractère éducatif de l'enseignement. La leçon de choses en
effet vaut moins par les connaissances qu'elle communique que [294] par la
manière dont elle les communique, par l’action qu’elle exerce sur les facultés
d’observation, sur l’attention de l’enfant, par l’intérêt qu’elle cherche à
créer en présentant à l’élève des notions familières, accessibles à son
intelligence, en retenant son esprit sur des choses qu'il connaît déjà en
partie, et qu'on veut seulement lui faire mieux connaître.
Essayons
d'abord de définir exactement le sens qu'il convient d'attacher à l'expression
de leçons de choses; nous
rechercherons ensuite comment cet enseignement doit être distribué et à quelles
conditions il peut porter tous ses fruits.
Malentendus sur le
sens du mot. - La
leçon de choses a eu le même sort que la prétendue méthode intuitive : on
a employé ces expressions au hasard pour désigner des pratiques scolaires qui n'ont
qu'un rapport lointain avec elles. Comme toutes les nouveautés, la leçon de
choses est devenue un grand mot vague, que chacun a interprété à sa manière.
« Une longue observation du
monde scolaire, dit mademoiselle Chalamet, nous a convaincue que, si l'on veut
ne point t'entendre, il n'est pas de plus sûr moyen que de parler de leçons de
choses. Il est, croyons-nous, peu de questions d'enseignement qui donnent lieu
dans la pratique à d'aussi étranges malentendus. Il n'y a pas bien longtemps,
causant avec un des professeurs d'une grande école, nous lui demandions si l'on
faisait dans sa classe beaucoup de leçons de choses. « Nous en faisons
constamment, nous fut-il répondu: nous donnons aux élèves des explications à
propos de tout. » En assistant avec assiduité, pendant un certain temps,
aux leçons de ce professeur, nous nous assurâmes, en effet, que pour lui l’enseignement
des leçons de choses consistait à verser à flots les explications verbeuses[1]. »
C'est en partie à madame Pape-Carpantier qu'il faut attribuer
la responsabilité de cette extension abusive du sens des leçons de choses. Les
modèles qu'elle nous a laissés témoignent d'une invention ingénieuse et [295] d'une
exquise délicatesse. Mais ils prouvent aussi que la leçon de choses était pour
elle une sorte de procédé encyclopédique, qu'elle appliquait à tout
enseignement, un moule banal où elle faisait tout entrer[2].
« La leçon de choses, disait-elle,
enseigne par les réalités mêmes, et de chaque réalité elle fait sortir une
connaissance utile et un bon sentiment. »
Définition des leçons
de choses. - Une
des meilleures définitions qu'on ait données des leçons de choses est celle que
nous empruntons à M Bain, qui a écrit sur ce sujet un des chapitres les plus
remarquables de sa Science de l'éducation.
« Les leçons de choses doivent
s'étendre à tout ce qui sert à la vie et à tous les phénomènes de la nature.
Elles portent d'abord sur des objets familiers aux élèves, et complètent l'idée
qu’ils en ont en y ajoutant les qualités qu'ils n'avaient pas tout d'abord
remarquées. Elles passent ensuite à des objets que les élèves ne peuvent apprendre
à connaître que par des descriptions ou des figures, et finissent par l'étude
des actions les plus cachées des forces naturelles[3]. »
Dans sa
dernière partie, la définition de M. Bain est elle-même un peu trop large,
puisqu'elle tend à embrasser les parties les plus hautes des sciences physiques.
Nous persistons à croire que la leçon de choses doit être seulement un
instrument de début, et qu'il ne faut pas la continuer jusqu'au terme de
l'enseignement. Nous ne partageons pas sur ce point l'avis de M. H. Spencer qui
veut que les leçons de choses soient continuées dans la jeunesse, de façon
qu'elles se confondent insensiblement avec les investigations des naturalistes
et des savants[4].
Voici quelques autres définitions qui peuvent servir à nous
éclairer sur la nature et sur le but des leçons de choses : [296]
« L'objet déclaré des leçons
de choses, dit M. H. Spencer, c'est de donner à l'enfant l'habitude d'observer
à fond. »
« La leçon de choses est un procédé
d'enseignement, une des applications de la méthode intuitive[5]. »
« Les leçons de choses peuvent
être définies des leçons destinées à enseigner les éléments des connaissances
par l’usage même des objets[6]. »
Le pédagogue
américain Johonnot oppose nettement les leçons de choses aux leçons de mémoire
et de récitation :
« La supériorité de la nouvelle
méthode sur l'ancienne, pour développer l'attention et exciter l'intérêt, est
manifeste. L'instruction nouvelle fait appel à l'expérience, et provoque une activité
intense des facultés d'observation. Elle nourrit l'esprit de connaissances
réelles et l'arrache à l'état d'inattention et de passivité qui était le résultat
de l'ancienne routine[7]. »
La leçon de choses en effet est en opposition directe avec
la leçon du livre. Elle dérive de la réaction, d'ailleurs excessive, que la
pédagogie moderne a dirigée contre l'instruction purement livresque, comme l'appelait
Montaigne.
Abus des leçons de
choses. - On peut
dire qu'en un sens les leçons de choses ont trop bien réussi, que la mode s'en
est emparée, et qu'elle a failli les compromettre par l'abus qu'on en a fait.
Outre qu'on
les a célébrées avec un enthousiasme excessif, on les a appliquées indistinctement
à toutes les parties de l'enseignement. Il y a eu des leçons de choses en
morale, en histoire[8] ;
on a confondu les leçons de choses avec les expériences et les démonstrations
de la science.
C'est dans ce
sens que madame Pape-Carpantier disait avec une exagération fâcheuse [297] :
« Le savant dans son amphithéâtre
fait une leçon de choses quand il exécute, sous les yeux mêmes de ses
disciples, les délicates et brillantes opérations dont il les entretient. »
La leçon de
choses, comme son nom l'indique, doit être maintenue dans le domaine des
connaissances où il s'agit réellement de choses qu'on puisse montrer, d'objets
sensibles qui frappent les yeux de l'enfant. Mais de plus elle n'est et ne peut
être qu'une initiation élémentaire aux connaissances de cette espèce ; elle
ne doit jamais prendre la forme d'une leçon didactique.
Formalisme nouveau. - La leçon de choses n’est rien,
ou bien elle est une méthode vivante d'enseignement, où le maître fait preuve
de sagacité, d'invention, où il dispose, avec liberté toujours, avec originalité
s'il le peut, les connaissances familières qu'il veut communiquer à ses élèves,
où à l'exposition il mêle l'interrogation, où il fait appel sans cesse, et en
s'inspirant des circonstances, des réponses qui lui sont déjà faites, à
l'initiative de l'enfant.
Mais l'esprit
formaliste et scolastique reprend toujours ses droits, et les leçons de choses,
mal comprises, sont devenues bien vite une nouvelle mécanique scolaire. « C'est
ainsi que de nombreux livres scolaires portent, par un contresens peu
explicable, le titre de leçon de choses[9]. » On
en est venu, dans quelques écoles primaires, à dicter des leçons de choses. On
est allé plus loin encore ici[10]:
« Lire une leçon de choses est déjà joli, mais il y a mieux, et nous
en avons vu jouer. C'était dans une
station thermale. La ville d'eaux possédait une école. Un dimanche la
directrice invita les baigneurs à assister à la distribution des prix. Il y avait
un programme pour la fête, et ce programme promettait, entre autres choses, la
représentation d'une leçon de choses. [298] En effet deux petites filles
montent sur l'estrade : l'une d'elles est la maîtresse, l'autre joue le
rôle des élèves ; et elles se mettent l'une et l'autre à réciter avec
volubilité une leçon dialoguée[11]. »
Diverses formes des
leçons de choses. –
Après avoir essayé de définir les caractères essentiels de toute leçon de
choses, il faut se hâter de reconnaître qu'il y a différentes manières
d'appliquer ce procédé pédagogique.
M. Bain
distingue trois formes principales de la leçon de choses :
1° La leçon de
choses peut consister à mettre un objet concret sous les yeux de l'élève, à
titre d'exemple, pour lui faire saisir une idée abstraite: par exemple, quand
on lui présente quatre pommes, quatre noix, pour éveiller en lui la notion du
nombre quatre.
2° La leçon de
choses peut consister à mettre en jeu les cinq sens, à faire voir, toucher,
observer, les qualités de certains objets : sous cette forme la leçon de choses
n'est que l'éducation des sens.
3° La leçon de
choses enfin peut être employée pour augmenter le nombre des conceptions, pour
faire acquérir la connaissance d'objets, de faits, de réalités formées soit par
la nature, soit par l'industrie. C'est ce fait que l'on exprime d'ordinaire en
disant que la leçon de choses cultive ou développe la faculté de conception et
d'imagination.
« On se fonde alors sur ce que
l'enfant connaît et conçoit déjà, pour lui dépeindre des objets qu'il ne
connaît pas et lui en donner ainsi des idées dont il pourra ensuite tirer parti
pour d'autres études. C'est ainsi que l'on peut faire concevoir à des enfants
une idée, un peu confuse peut-être, du chameau, du désert, du palmier, des
pyramides d'Egypte[12]. »
Domaine propre des leçons
de choses. - A en croire
les pédagogues américains, les leçons de choses [299] auraient un champ
illimité d'action, aussi illimité que la nature. Elle s'étendrait à l'histoire
elle-même[13].
Elle s'appliquerait aux choses idéales aussi bien qu'aux objets matériels. «
Dans un sens large le terme chose signifie
tout ce qui est ou peut être l'objet de la pensée, une opération mentale, comme
la perception, un pouvoir moral, comme la conscience[14]. »
Il y aurait donc des leçons de choses même en psychologie.
M. Bain, mieux
inspiré, limite aux seuls objets sensibles le domaine des leçons de choses :
« La leçon de choses, dit-il,
ouvre aux élèves trois vastes domaines, l'histoire naturelle, les sciences
physiques et les arts utiles ou tout ce qui sert aux besoins journaliers de la
vie ordinaire. »
Nous pensons,
comme le pédagogue anglais, que le domaine des leçons de choses est
nécessairement réduit aux sciences, ou plutôt aux connaissances familières,
usuelles, qui ont réellement pour objet des choses qu'on puisse montrer, faire
toucher[15]. Il
faut en exclure nettement l'histoire, la grammaire, les sciences abstraites,
comme l'arithmétique, et toutes les sciences morales.
Leur vrai caractère. - Ce qui achève de distinguer la
leçon de choses, ce n'est pas seulement la nature des objets auxquels elle
s'applique, c'est la manière dont elle est donnée. Elle ne doit pas avoir le caractère
didactique d'une exposition continue, elle doit être une conversation
perpétuelle.
M. H. Spencer
se plaint avec raison que dans les manuels de leçons de choses on indique
longuement une liste de faits que l'on dira
à l'enfant. D'après lui, il faut [300] seulement provoquer l'enfant à les
découvrir par son observation personnelle. Dans la leçon de choses, c'est
l'enfant surtout qui doit parler.
« Il faut, dit M. Spencer, écouter
tout ce que l'enfant a à nous dire sur chaque objet qu'on lui montre; il faut
l'encourager à dire le plus qu'il peut, appeler quelquefois son attention sur
des faits qui lui ont échappé, et lui fournir ensuite ou lui indiquer de
nouvelles séries d'objets, sur lesquels il puisse de même s'exercer par un
examen complet. »
La leçon de
choses doit être une transition entre l’enseignement maternel et l'instruction
scolaire proprement dite, une initiation à certaines études, et non une méthode
générale.
Le maître y
est moins un professeur qui expose ce qu'il sait qu'un excitateur de
l'intelligence. Voilà pourquoi nous ne pensons pas, malgré l'opinion contraire de
M. Spencer, qu'il faille continuer la leçon de choses au delà des premières
années de l'instruction scolaire. La leçon de choses développe surtout les
connaissances matérielles, la faculté d'observation sensible. Or il faut le
plus tôt qu'on le peut se passer, dans l'enseignement, des choses concrètes et
matérielles, pour jeter résolument l'enfant dans le domaine des idées
abstraites et générales. Assurément dans l'enseignement de l'histoire, du
calcul à tous ses degrés, dans l'enseignement élevé des sciences physiques et
naturelles, il ne faudra pas s'interdire, il est même ordonné de faire par occasion
appel à l'imagination de l'enfant et aux représentations sensibles. Mais cela
ne sera qu'un accident, une exception, tout au plus un élément particulier de
la leçon. Cet appel à l'expérience ne constituera plus une leçon de choses
proprement dite.
Règles des leçons de
choses. - Il ne
faudrait pas conclure, de ce que la leçon de choses est avant tout une
conversation libre et familière du maître avec ses élèves, qu'elle n'a pas de
règles et pas de principes.
« Elle en a au contraire, dit
madame Pape-Carpantier, de très fixes et qui sont tout à fait indépendantes de
la fantaisie [301] des maîtres. Ses principes et ses règles sont ceux mêmes des
opérations de l'entendement humain.
La première de ces règles, c'est que chaque leçon ait « son
but défini », sa portée limitée.
« Le maître, ajoute M. Bain, doit réfléchir à la
direction qu'il veut imprimer à la leçon. Que les leçons soient d'abord plus ou
moins décousues, c'est ce qu'il est peut-être impossible d'empêcher mais peu à
peu il faut qu'il leur donne une certaine unité[16]. »
Nécessité d'un plan
suivi. - Il ne
faut pas seulement que chaque leçon de choses ait son but défini. Il faut aussi
que les leçons de choses qui se succèdent soient liées et pour ainsi dire
subordonnées les unes aux autres. Les leçons de choses ne seraient qu'un chaos de
conversations stériles et de bavardages sans profit, si elles étaient
décousues, si elles allaient à l'aventure dans le vaste champ qui leur est
ouvert.
« Les leçons de choses doivent être
faites dans un esprit systématique, chacune tendant à son objet propre, mais se
rattachant par des relations palpables à celle qui a précédé et à celle qui va
suivre, de sorte que l'élevé soit amené à saisir les rapports des choses et mis
en état de les associer dans sa mémoire. Rien de plus inutile que des leçons de
choses sans suite et sans ordre[17]. »
Préparation des
leçons de choses. -
Ce qui n'est pas moins nécessaire, c'est que chaque leçon soit préparée avec
soin. Rien ne doit être livré au hasard dans ces entretiens familiers, et il
faut que le maître soit d'autant plus prêt sur toutes les parties de son sujet
que l'imprévu d'une question posée par les élèves pourrait le surprendre et le
déconcerter.
« Les leçons de choses
demandent une préparation si sérieuse, [302] une connaissance si approfondie du
sujet, tant de tact et d'esprit, enfin une collection si judicieusement formée
d'objets divers, que cet enseignement ne pénètre pas encore dans les classes. On
en parle bien à l'école, quelques instituteurs même se flattent d'y réussir
mais jusqu'à présent on ne peut guère leur tenir compte que de l'intention[18]. »
Ordre à suivre dans
l’étude des qualités des objets. - Madame Pape-Carpantier tenait beaucoup à ce que, dans
l'observation des qualités des choses, on s'astreignit à un ordre invariable,
dérivé, d'après elle, de la marche naturelle que l'esprit suit dans ses perceptions.
Il faudrait, à l'en croire, procéder toujours de la même manière et appeler successivement
l'attention de l'enfant sur la couleur, la forme, l'usage et la matière ou les
éléments constitutifs de l'objet étudié.
M. Bain n'est
pas du même avis :
« Pour faire une leçon de
choses, dit-il, on recommande le plus souvent an maître d'indiquer d'abord
l'apparence ou les qualités sensibles d'un objet, et d'en faire ensuite
connaître les usages. Il vaudrait mieux commencer par indiquer ces usages, en
choisissant ceux qui se présentent le plus naturellement, parce qu'un usage est
une qualité en action, et que notre intérêt à connaître les objets est d'abord
éveillé par l'action qu'ils exercent. »
Et, prenant
pour exemple le verre, M. Bain fait remarquer qu'il est inutile de dire aux
élèves que le verre est dur, lisse, transparent, ce qu'ils savent déjà très
bien. Ce qui les intéressera au contraire, ce qui les instruira, ce sera de les
amener à réfléchir sur les usages du verre, peut-être aussi sur les
circonstances diverses de sa découverte, sur son histoire.
Musées
scolaires. - Les
leçons de choses exigent l'organisation dans l'école de petits musées
scolaires, où l'instituteur trouve à sa portée les objets qui servent de
texte à la leçon.
Ces musées
devront être en grande partie constitués par les élèves eux-mêmes : [303]
« On demande aux enfants, par
exemple, d'apporter le lendemain des feuilles de deux arbres qu'ils n'ont
jamais pensé peut-être à distinguer, le poirier et le pommier, le pin et le
sapin, ou telles espèces de peuplier ou bien c'est telle pierre, tel minéral,
tel échantillon de bois, tel produit manufacturé qui se trouve dans la contrée,
mais qui manque au petit musée
scolaire : il doit toujours manquer quelque chose à un musée
scolaire, et je ne serais pas fâché si l'on me disait que chaque génération
scolaire est obligée de le reconstituer, pour ainsi dire à neuf, par ses
propres recherches le grand profit à tirer de petits musées de leçons de
choses, ce n'est pas de les avoir, c'est de les faire[19]. »
Le musée
scolaire, dit dans le même sens M. Cocheris, est l’œuvre du temps, et il
doit contenir surtout des échantillons de l'industrie locale et des spécimens
des produits naturels qui développent la richesse du pays[20]. »
On se plaint
quelquefois, non sans raison, que les musées
scolaires aient pris, dans certaines écoles, des proportions exagérées. Il
ne s'agit pas en effet de réunir une collection de curiosités, ou d'établir un
musée de luxe, d'inutilités, destiné à frapper l'imagination des visiteurs de
l'école ; il s'agit de recueillir, pour en faire usage, les objets qui
peuvent réellement servir à l'instruction de l'enfant. Le meilleur musée n'est
pas celui où se pressent sous d'élégantes vitrines le plus de spécimens, c'est
celui dont on se sert le plus.
Mais en
général, dans nos écoles, les musées
scolaires ou n'existent pas, ou existent à peine à l'état embryonnaire.
« Les musées
scolaires ne se développent que lentement. Quoi de plus facile pourtant que
de recueillir tout près de soi, chez l’épicier, le pharmacien, le grainetier,
le droguiste, dans les champs et les jardins, les éléments d'une collection
utile ? Les musées
scolaires manquent ; les collections de
Deyrolle sont inconnues[21].
Quand ils existent, on ne sait pas en faire usage : [304]
« Les échantillons disparaissent généralement sous une épaisse couche de
poussière. »
Principaux défauts à
éviter. - Mais ce
qui importe encore bien plus que les conditions matérielles de la leçon de
choses, conditions fournies par les musées scolaires, c'est la manière dont
l'instituteur entend cet exercice.
A raison même de la liberté qui caractérise ce mode d'enseignement,
la leçon de choses est d'une application délicate; et un grand nombre de
défauts, d'inconvénients possibles doivent être signalés et évités.
Superfluité des
leçons de choses. -
Les leçons de choses telles qu'on les pratique quelquefois sont assurément
superflues. Elles prodiguent un temps précieux, comme le fait remarquer M.
Bain, à des choses que les enfants savent déjà ou qu'ils peuvent apprendre d'eux-mêmes,
par leurs observations personnelles, par leurs conversations avec leurs parents
ou avec leurs camarades. On se rappelle les exercices fastidieux que Pestalozzi
imposait à ses élèves devant la vieille tapisserie de la salle d'école : Il y a un trou dans la tapisserie. Le trou
de la tapisserie est rond, etc. Combien de leçons de choses qui ne sont
ainsi qu'un stérile bavardage, où l'on apprend aux enfants avec force répétitions
que la neige est blanche, que l'encre est noire, que le verre est transparent,
que l'oiseau a deux pattes et une tête, que le cheval a deux yeux, deux
oreilles et quatre jambes, etc. ?
Les mots sans les
choses. - La leçon
de choses mal comprise a pu parfois devenir un pur exercice verbal. Pestalozzi,
un des premiers qui s'en soient servis, l'employait comme un moyen d'enseigner
le sens exact des mots. Ses exercices d'intuition étaient surtout des exercices
de langage. Assurément il est bon et utile d'associer aux exercices
d'observation l'apprentissage de la langue. Mais il faut bien se garder, à propos
de l'objet qu'on montre à l'enfant, et sous prétexte d'en analyser les
qualités, de prononcer devant [305] lui des mots techniques, des mots savants,
dont il est incapable de comprendre le sens. Comme on l'a dit, « une seule
recommandation résume toutes les autres: Que
la leçon de choses ne dégénère jamais en une leçon de mots. »
Abus de la perception
sensible. - Un
pédagogue américain, M. Wickersham, fait remarquer avec raison que « le système
des leçons de choses tend à retenir l'instruction dans le concret, alors que
l'enfant est déjà en état de saisir l'abstrait[22]. »
« Les éléments de tous les genres
de connaissances doivent être enseignés au moyen des objets mais il s'en faut
que le but supérieur de l'étude soit de familiariser l'esprit avec les choses
matérielles. L'enseignement par les choses, s'il est poussé trop loin, rabaisse
l'éducation. Dès que l'enfant a appris à compter à l'aide d'objets sensibles,
il doit commencer à compter sans leur secours dès qu'il a été habitué à saisir
les formes matérielles, il doit être exercé à considérer les formes idéales. »
La leçon de
choses n'est évidemment qu'un moyen pour s'élever plus haut; c'est, en quelque
sorte, un passage qu'il faut traverser pour aller plus loin, mais où il serait
imprudent de stationner trop longtemps.
Que les leçons de
choses ne sont pas un cours régulier. – L'erreur d'un grand nombre d'instituteurs a été de
considérer les leçons de choses comme une matière spéciale du programme des
études, et par suite d'y apporter les habitudes ordinaires de l'enseignement, la
régularité d'un cours suivi. La leçon de choses, pour être vraiment conforme
aux principes qui l'ont inspirée, doit rester libre, souple, variable et
mouvante, comme les jeunes esprits auxquels elle s'adresse. Trop souvent elle a
dégénéré en interrogations monotones, en nomenclatures sèches et uniformes.
« On ne doit pas souhaiter, dit M.
Buisson, de voir la leçon de choses commencer et finir à heure fixe. Qu'elle se
fasse tantôt à l'occasion de la leçon d'écriture ou de lecture, tantôt à [306] propos
d'une dictée, d'une leçon d'histoire, de géographie, de grammaire, etc. Qu'elle
se fasse en deux minutes au lieu de vingt, elle n'en vaudra que mieux. Souvent
elle consistera, non pas en une série de questions numérotées, mais en une
question vive, précise et nette, qui provoquera une réponse semblable ; souvent
ce sera un croquis au tableau noir qui vaudra mieux que toute une description.
Un jour, la leçon de choses sera une visite à un établissement industriel, à un
monument historique on bien une promenade topographique, ou une course dans les
bois, une chasse aux insectes ou aux plantes. »
M. Buisson étend
peut-être un peu trop, comme la plupart des pédagogues, le sens de la leçon de
choses et la confond à tort avec l'esprit général d'un enseignement intelligent
et attrayant. Mais, cette réserve faite, il faut être de son avis et considérer
la leçon de choses, non comme un enseignement systématique qui serait emprisonné
dans des cadres immuables, mais comme une forme d'instruction infiniment
variable et s'adaptant toujours aux circonstances.
Programmes actuels. - Le programme officiel ne parle
guère des leçons de choses que pour les écoles maternelles, en y rattachant les
connaissances sur les objets usuels et les premières notions d'histoire
naturelle[23].
Le programme
des écoles primaires proprement dites est muet sur les leçons de choses; mais
il est pourtant évident qu'il les recommande implicitement, puisque, dans
l'exposé des motifs qui précède l'énumération des différentes matières de
l'enseignement, la vraie méthode est définie en ces termes[24] :
« En tout enseignement le
maître, pour commencer, se sert d'objets sensibles, fait voir et toucher les
choses, met les enfants en présence de réalités concrètes… [307]
« L'enseignement primaire est
essentiellement intuitif, c'est-à-dire qu'il compte avant tout sur le bon sens
naturel, sur la force de l'évidence, sur cette puissance innée qu'a l'esprit humain
de saisir du premier regard et sans démonstration, non pas toutes les vérités,
mais les vérités les plus simples et les plus fondamentales. »
La méthode des leçons
de choses. - En un
sens, la méthode des leçons de choses peut être entendue comme synonyme de
l'art qui doit animer toutes les parties de l'enseignement et s'efforcer de les
rendre vivantes et pratiques.
Avec quel enthousiasme Mme Pape-Carpantier, en 1868, parlait
de la méthode nouvelle !
« Mais qui fait donc la valeur
des leçons de choses ? A quoi tient qu'elles sont si réputées, si hautement
recommandées, et qu'elles sont en effet si profitables?
« Ah! cela tient à une grande loi
terriblement méconnue, qui ne veut pas qu'il y ait de patient en éducation, qui veut que l’élève y soit un agent actif,
aussi actif que le maître ; qu'il soit son collaborateur intelligent dans
les leçons qu'il en reçoit, et que, selon l'expression du catéchisme, il
coopère à la grâce.
« Ce qui fait la valeur des
leçons de choses, ce qui les rend aimables et efficaces, c'est qu'elles sont
conformes à cette loi; c'est qu'elles font appel aux forces personnelles de
l'enfant, qu'elles mettent en jeu, en mouvement, ses facultés physiques et
intellectuelles, qu'elles satisfont à son besoin naturel de penser, de parler,
de se mouvoir et de changer d'objet. C'est qu'elles parviennent à son esprit
par l'intermédiaire de ses sens, qu'elles se servent de ce qu'il sait, de ce
qu'il aime, pour l'intéresser à ce qu'il ne sait pas ou n'aime pas encore,
parce qu'elles sont pour lui, en un mot, le concret, et non l'abstrait[25].
[1] Mademoiselle Chalamet, Ecole maternelle, p.96.
[2] Madame Pape-Carpantier, Conférences faites à la Sorbonne en 1867.
[3] Science de l’éducation, p. 184.
[4] De l’éducation, p. 137.
[6] Wickersham, Methods of instruction, p.141.
[7] Johonnot, Principles
and Practice of teaching, p. 84.
[8] D’après M. Braun (op.
cit., p. 309), les leçons de choses portent généralement : « 1° sur
la nature ; 2° sur l’homme ; 3° sur la vie sociale ; 4° sur
Dieu. »
[9] Mademoiselle Chalamet, op. cit., p. 97.
[10]
« Les leçons de choses, dit Johonnot, ne doivent jamais être tirées d’un
livre. Le nom seul de cet exercice semblerait rendre inutile un avertissement
de ce genre ; mais il s’est trouvé des maîtres assez profondément stupides
(sic) pour obliger leurs élèves à apprendre
par cœur les modèles de leçons de choses donnés dans les manuels. »
[11] Mademoiselle Chalamet.
[12] Science de l’éducation, p.190.
[13] Wickersham, op. cit., p. 144.
[14] Johonnot, op. cit., p. 87.
[15] Les pédagogues belges
veulent que les leçons de choses exercent le plus de sens possible, même
l’odorat et le goût. L’instituteur, dans les leçons d’intuition, ne se
contentera pas de montrer ; il fera, selon les cas, ouïr (le son d’un
métal), palper (le poli ou le poids), flairer (les plantes), goûter (les fruits),
l’objet proposé à l’examen des élèves (Traité
de méthodologie, par Achille V., p. 156).
[16] Il faut, dit M. Bain,
faire le plan d’une série de leçons arrangées de telle sorte que chacune
d’elles préparer la suivante : il faut se guider, à mesure qu’on avance,
sur ce qu’on a déjà enseigné. »
[17] Johonnot, op. cit., p. 92.
[18] Rapports et inspection générale, 1879-1880, p.210.
[19] « Nous
ne condamnons pourtant pas l’emploi des collections tontes préparées, comme par
exemple la collection Dorangeon (publiée chez Delagrave), à la condition que le
maître en use librement. »
[20] Rapports, etc.,
1879-1880, p.20.
[21] Ibid. , p. 3.
[22] Methods of instruction, p. 158.
[23] (I)
Voyez les programmes annexés à l’arrêté du 27 juillet 1882. Voyez aussi le
programme spécial des leçons de choses de la classe enfantine, qui répartit
mensuellement les sujets de ces leçons. Ce programme, emprunté en grande partie
au travail publié par M. Cadet dans le Dictionnaire
de pédagogie (article Leçons de choses, 2ème Partie), n’est
d’ailleurs qu’un exemple, une indication.
[24] L’arrêté du 27 juillet parle expressément de
« leçons de choses » pour les commencements des sciences physiques.
[25] Conférences pédagogiques faites à la Sorbonne. Paris, 1861, 2ème
partie, p. 73.
COURS DE PEDAGOGIE THÉORIQUE ET PRATIQUE par GABRIEL COMPAYRÉ
1897
Librairie classique Paul Delaplane
1897
Librairie classique Paul Delaplane
48, RUE
MONSIEUR-LE-PRINCE, 48
Scanné et mis en forme par Michel Delord et Gilbert Molinier
Scanné et mis en forme par Michel Delord et Gilbert Molinier
AVERTISSEMENT DE LA PREMIERE EDITION
Nous n'avons pas la prétention d'offrir ici au
public un traité complet d'éducation : notre but est plus
simple et plus modeste. Nous avons voulu seulement, en recueillant nos
leçons professées aux écoles normales
supérieures de Fontenay-aux-Roses et de Saint-Cloud,
rédiger un manuel élémentaire de pédagogie.
Dans ce vaste sujet des principes et de la pratique de
l’éducation, nous n’avons retenu que les notions indispensables,
celles dont ne saurait se passer tout instituteur qui
élève et instruit des enfants.
Les travaux de nos devanciers ont été largement mis à profit dans cet ouvrage. La meilleure manière de les louer, c’est, comme nous le faisons, de les citer presque à chaque page. Nous avons pourtant essayé de ne leur pas ressembler, en deux points surtout, leur sécheresse ou leur prolixité. Trop de manuels de pédagogie, en effet, ne sont que de sèches et arides nomenclatures où l’esprit formaliste règne en souverain, où il multiplie les divisions, les définitions, les distinctions de toute espèce, avec un appareil pédagogique qui semble emprunté aux anciennes logiques. D’autre part, profitant de l'intimité des rapports qui unissent la pédagogie et les sciences philosophiques, d'autres pédagogues ont démesurément enflé les cadres de leur art : ils y font entrer à vrai dire toute la psychologie, toute la morale, la philosophie tout entière. Nous avons cherché un juste milieu entre ces deux excès contraires : notre pédagogie voudrait être à la fois vivante et simple. Elle ne se contente pas d’énumérer un certain nombre de règles abstraites, de formules scolaires : elle remonte aux principes ; mais elle le fait avec le plus de discrétion possible. Dans le fatras des élucubrations modernes, elle élague tout le superflu, pour mettre à part l’essentiel ; elle s’en tient aux notions les plus claires et les plus pratiques. Elle se divise d’ailleurs en deux parties bien distinctes, soit qu'elle étudie l’enfant en lui-même, dans le développement naturel et dans la culture scolaire de ses facultés ; soit qu’abandonnant le sujet de l’éducation elle en examine l’objet, c’est-à-dire l’enseignement et la discipline, les méthodes de l’un, les principes et les règles de l’autre. Dans la première partie, nous avons fait appel à tous les observateurs de l’enfance, en contrôlant et en complétant leurs observations par nos recherches personnelles. Dans la seconde partie, nous avons surtout consulté les hommes du métier, ceux qui par la pratique même ont expérimenté les méthodes d'instruction et les lois de la discipline. Nous avons par exemple dépouillé, pour en extraire tous les conseils pratiques qui y sont comme perdus, les volumineux et intéressants Rapports des Inspecteurs généraux sur la situation de l’enseignement primaire. Assurément la meilleure des pédagogies, comme la meilleure des logiques, est encore celle qu’on se fait à soi-même par l’étude, par l’expérience, par la réflexion personnelle. Surtout il ne s’agit pas de faire apprendre par cœur, de faire réciter, comme le demandent encore quelques auteurs de manuels pédagogiques, un catéchisme pédagogique. Mais, pour aider la réflexion, pour guider l’expérience de chaque nouveau venu dans l’enseignement, le livre n'est pourtant pas inutile, tant s’en faut, ne serait-ce que pour exciter la pensée personnelle. C’est dans cet esprit surtout, moins pour imposer des doctrines que pour suggérer des réflexions, qu’a été écrit ce modeste essai. Nous lui souhaitons de trouver le même accueil que notre Histoire de la pédagogie dont il est le pendant.
Sur le site de Michel Delord :
COURS
DE PEDAGOGIE THÉORIQUE ET PRATIQUE par GABRIEL COMPAYRÉ 1897 Librairie classique Paul Delaplane
48, RUE
MONSIEUR-LE-PRINCE, 48
* * * Scanné et mis en forme en 2004/2006 par Gilbert Molinier et Michel Delord. * * *
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