A Mossoul, les forces spéciales irakiennes se préparent à reprendre le dernier carré de l’EI (27.06.2017)
L’après-Etat islamique ne sera pas forcément plus simple» (09.07.2017)
Par Veronika Dorman et Aude Massiot — 9 juillet 2017 à 20:36
Des policiers et des civils célèbrent la libération de
Mossoul, dimanche. Photo Ahmad al-Rubaye. AFP
L’anthropologue Hosham Dawod souligne que la reconstruction
de Mossoul et du pays sera longue et compliquée.
Après presque un an de combats, la reprise de Mossoul à
l’organisation Etat islamique (EI) par l’armée irakienne laisse entrevoir un
Etat ébranlé, un paysage politique divisé, qui pourrait faire rapidement
basculer, de nouveau, le pays dans le chaos, explique Hosham Dawod, chercheur
au CNRS et spécialiste de l’Irak.
Qu’est-ce que la reprise de Mossoul signifie pour
l’organisation Etat islamique et son avenir ?
C’est une défaite majeure, elle a perdu sa capitale
historique et symbolique. On ne peut pas pour autant dire que le jihadisme est
terminé. Il se métamorphosera, s’adaptera. Il faudra encore beaucoup de temps
pour en venir à bout, à condition d’apporter de bonnes solutions politiques, en
Irak et dans la région. C’est ce qui fait défaut aujourd’hui.
L’EI a-t-il été militairement défait dans l’ensemble de
l’Irak ?
Il reste certains bastions importants dans le désert, des
vallées, des lieux reculés, des bases arrières. Mais l’EI n’a plus de grandes
villes en Irak. Ses ressources économiques ont été largement réduites.
L’organisation, traquée un peu partout, n’a pas perdu pour autant sa capacité
de nuisance et reste redoutable, avec énormément de savoir-faire et des réseaux
qui fonctionnent encore, des ressources financières, des armes, et des hommes
dévoués, prêts à se donner la mort en tuant le maximum de personnes. Mais après
les défaites sur le terrain, l’EI va sûrement être obligé de changer.
Jusqu’alors, il était une organisation territoriale, avec la visée de devenir
un Etat, doté d’institutions et d’une forme primaire d’administration. Les jihadistes
sont de nouveau réduits à une armée de l’ombre. Beaucoup de combattants vont
rentrer chez eux, aux Philippines, en Tchétchénie, en Libye, où ils
travailleront à développer le terrorisme régional, en projetant le mode
opératoire de l’EI, qui n’est pas un réseau avec des branches et un centre de
décision international.
La reprise de Mossoul va-t-elle renforcer l’autorité du
gouvernement irakien actuel ?
Certainement, mais le pouvoir reste très divisé. Le Premier
ministre, Haïdar al-Abadi, avoue que les trois ans de reconquête des 35 % de
territoires conquis par l’EI ont été très difficiles, dans un contexte
économique dramatique, tandis que la communauté internationale reprochait à
Bagdad de mal gérer ses dossiers internes. Malgré tout, l’Irak, qui n’avait
plus d’armée, avec des militaires mal formés et corrompus, s’est relevé de ses
cendres. Le pays a réussi, avec l’aide de ses alliés, surtout les Etats-Unis,
non seulement à regagner la quasi-totalité de son territoire, mais aussi à
former une armée très bien entraînée, devenue une des meilleures de la région.
Mais les effectifs ne sont pas suffisants.
Que va devenir Mossoul, en grande partie détruite ?
Il y a peu de moyens pour la reconstruction. L’argent
n’arrivera pas demain. Et quand bien même, comment l’employer dans cette
situation hostile ? Aujourd’hui, Mossoul est libérée, c’est vrai, meurtrie, et
gérée par diverses forces, quelquefois en concurrence. Il y a des corps de
l’armée irakienne qui ne sont pas toujours bien coordonnés entre eux. La force
sunnite sur place essaye parfois de jouer solo, parfois de se rapprocher du
gouvernement irakien, ou encore de l’armée turque, ou bien ils n’obéissent
qu’aux Américains. Quant au gouvernorat, il est largement discrédité auprès de
la population de Mossoul, dont plus de 60 % se trouve à l’extérieur de la
ville.
Mais le grand défi aujourd’hui, ce sont les règlements de
comptes, dont certains datent d’avant l’EI. Pas un jour sans que l’on ne trouve
dans la rue un corps avec les mains ligotées, deux balles dans la tête : des
gens soupçonnés d’être des membres de l’EI, ou d’en avoir été complices. Il y a
aujourd’hui entre 45 et 50 groupes armés parmi les sunnites, uniquement de
Mossoul, soit près de 20 000 à 30 000 personnes lourdement armées. L’après-EI
ne sera pas forcément plus simple.
Comment imaginez-vous l’évolution des rapports de force
entre Iran et Etats-Unis en Irak ?
Ce sont les deux forces les plus puissantes dans le pays.
Sous l’administration Obama, il y a eu un retrait réel des forces américaines,
presque une acceptation tacite du rôle iranien dans le pays. Avec Trump, la
situation change brutalement et substantiellement. La plupart des généraux dans
son administration ont servi en Irak et considèrent avoir beaucoup investi pour
constituer une armée irakienne, aujourd’hui malmenée par l’Iran. Ils arrivent
donc avec beaucoup de rancœur et vont vouloir jouer un rôle plus important.
Mais les Américains ont peu d’alliés politiques sur place, à part les Kurdes,
et une relation de «je t’aime moi non plus» avec les sunnites. Haïdar al-Abadi
pourrait réussir à concilier les différentes parties impliquées au niveau
national. Il cherche encore une formule magique à l’irakienne, ce ne sera pas
facile, et très certainement pas pour demain.
Veronika Dorman, Aude Massiot
Mossoul : dans les ruines laissées par Daech (29.06.2017)
Par Luc Mathieu, Envoyé spécial à Mossoul Photos William
Daniels — 29 juin 2017 à 20:26
Dans le vieux Mossoul, dimanche. Photo William Daniels pour
Libération
Si la reprise de la mosquée Al-Nouri marque un tournant
symbolique du conflit, les combats se poursuivent entre des jihadistes aux
abois et une armée épuisée.
Quand le vent se lève, la vieille ville de Mossoul
disparaît. Le ciel gris et brûlant, les murs sales des maisons ravagées, la
poussière des gravats, plus rien ne se distingue, tout se mêle. Seule ressort
parfois la puanteur de cadavres oubliés. Les forces irakiennes ont avancé jeudi
et dévoilé un paysage post-apocalyptique. Elles ont gagné quelques centaines de
mètres sur l’Etat islamique. Cela paraît peu. Mais dans des venelles d’un mètre
et demi de large où chaque pas risque de déclencher une mine artisanale, où
chaque porte peut receler un piège, c’est beaucoup. L’avancée est aussi
symbolique. Les forces spéciales se sont emparé de ce qu’il reste de la mosquée
Al-Nouri et d’Al-Hadba, son minaret penché recouvert de mosaïques, le «bossu»
comme le surnomment les Mossouliotes. Les jihadistes l’ont dynamité le 21 juin.
Ils ne voulaient pas que les soldats puissent parader et faire des selfies
devant le minbar où Abou Bakr Al-Baghdadi, le calife autodésigné, a fait sa
seule apparition publique. C’était le 3 juillet 2014, l’Etat islamique était au
faîte de sa puissance. Jeudi, l’armée irakienne a commencé à déminer les ruines
de l’édifice. «D’ici quatre à cinq jours, nous aurons atteint le Tigre. La
victoire est une question de jours. Daech n’est plus qu’un pain de glace qui
fond sous le soleil», souffle le général Sami al-Arthy, à la tête de deux
divisions des forces spéciales irakiennes.
Dans la poussière de la vieille ville, à côté de son blindé
noir frappé d’une tête de mort, Nasser, 23 ans, soldat dans les forces
spéciales, ne dit pas autre chose. «Dans dix jours, deux semaines peut-être,
c’est réglé. On sent que les hommes de l’Etat islamique n’ont plus le moral,
qu’ils ne pensent plus qu’à s’échapper. Ils ne savent plus se battre alors
qu’il y a encore trois semaines, ils étaient des combattants redoutables.» La
bataille a anéanti le vieux Mossoul. Pas une maison ne semble avoir été
épargnée. Des toits se sont écroulés, laissant des blocs de béton pendre comme
des guirlandes, seulement retenus par leurs armatures métalliques. Des voitures
calcinées aux carcasses tordues disparaissent sous la chaussée. Des cratères
creusés par des frappes aériennes ont aspiré camionnettes et bulldozers. Quand
les avions de la coalition ne bombardent pas et que les combats cessent, un
silence profond se répand, imperméable aux bruits de la vie qui a repris dans
les autres quartiers.
Tréteaux de fer
Jeudi, comme à chaque progression de l’armée irakienne, des
habitants sont apparus au détour des ruelles. Exténués, sales, regards tristes
ou joyeux de croiser des militaires. Ils n’ont que quelques sacs et sont
entourés d’enfants. Une vieille femme a les yeux dans le vague. Seuls ses deux
fils qui la soutiennent l’empêchent de s’écrouler. Devant une maison écrasée
par un bombardement il y a dix jours, un homme reste à côté de deux sacs de
plastique noir d’où s’écoule une odeur de mort. «Ce sont les restes de mes
parents, on vient de les sortir», dit-il calmement. Un autre attend à ses côtés
que les secouristes de la Défense civile extraient le cadavre de son père. Il
reste une douzaine de corps sous les décombres.
La bataille de Mossoul n’est pas finie, mais les soldats
sont épuisés. Ils marchent lentement, s’accroupissent dès qu’ils le peuvent à
l’ombre d’un mur éboulé ou d’un blindé. Ceux des forces spéciales n’ont en
réalité jamais cessé de combattre depuis 2014. Ils ont mené les assauts à
Samarra, Tikrit, Ramadi, Fallouja, Hit, Baji et désormais Mossoul. Le califat
irakien est presque annihilé, mais l’enchaînement des combats les a usés.
Dans la cour d’une maison de la vieille ville au toit à
moitié arraché, Ahmed, 29 ans, s’est avachi dans un vieux canapé. Il est 15
heures et la chaleur pèse comme un sac de ciment sur les épaules. Il fait près
de 50 degrés. «Le plus dur n’est pas tellement la fatigue physique, mais celle
liée à la perte d’amis au combat, dit-il. Si je ne compte que depuis le début
de l’offensive dans l’ouest de Mossoul, j’en ai perdu quatorze. Mon frère aussi
est mort durant un combat.» Il sort son smartphone et montre les photos où il
pose en riant avec chacun d’eux. «Au fond, ma vie se résume à la guerre.» Comme
la plupart des autres soldats, Ahmed porte les cicatrices de ces offensives qui
n’en finissent pas. Il est sorti il y a un mois de l’hôpital après l’explosion
d’un mortier qui l’a blessé aux deux jambes et à un bras. Dans la cour de la
maison, l’un de ses copains montre son bras, transpercé par cinq balles qui ont
laissé des cercles sombres sur la peau et une longue cicatrice. «J’ai aussi été
touché au ventre par un éclat», dit le jeune soldat.
Depuis le début de la bataille de Mossoul, les blessés sont
rapidement soignés dans de petits centres d’urgence qui se déplacent au gré de
la ligne de front. Ils sont ensuite transférés dans des hôpitaux. Cette semaine,
l’un des plus avancés est installé à côté de la mosquée Abou Zyan, à environ
500 mètres de la vieille ville, dans deux anciens ateliers. Il n’y a ni porte
ni fenêtre et des machines-outils sont encore installées au fond, trop lourdes
sans doute pour être pillées.
Les infirmiers ont installé cinq brancards sur des tréteaux
de fer. Les cartons de compresses, seringues et perfusions s’entassent le long
des murs. Des grappes de mouches bourdonnent autour de petites flaques de sang.
Chaque jour, les blessés se succèdent, emmenés par de vieilles ambulances aux
suspensions défoncées qui pilent devant les anciens ateliers. «Les blessures
les plus courantes sont dues à des éclats de mortiers, de mines artisanales et
de grenades. Il y a aussi des blessures par balle, mais c’est moins fréquent»,
explique un infirmier. Les cadavres sont enveloppés dans une couverture puis
déposés dans des sacs mortuaires. La guerre contre l’Etat islamique a décimé
les rangs de l’armée irakienne. Les forces spéciales ont perdu 40 % de leurs
effectifs, blessés ou tués, depuis le début des combats, selon le Pentagone.
«Seul Dieu a des yeux»
La guerre ne sera pas pour autant terminée avec la fin de la
bataille de Mossoul. Avant même le début des derniers assauts contre la vieille
ville, l’Etat islamique a répliqué à sa manière, brutale et rapide. Dans la
nuit de dimanche à lundi, une soixantaine de jihadistes ont attaqué deux
quartiers de l’ouest de Mossoul, libérés il y a quelques mois, Tanak et
Yarmouk. Ils ont investi le premier, avancé vers le second. Les habitants ont
fui en quelques heures. Les autorités irakiennes ont d’abord blâmé des
«cellules dormantes». La réalité est plus inquiétante. Les jihadistes
n’attendaient pas cachés à Mossoul dans des caves ou des maisons abandonnées.
Ils venaient de beaucoup plus loin, de Tall Afar, à la frontière syrienne,
l’une des dernières villes irakiennes qu’ils contrôlent encore. «Ils ont marché
durant une partie du trajet et ont réussi à passer nos lignes. Ils avaient des
informateurs qui leur ont dit comment éviter les check-points et parvenir
jusqu’à Mossoul. Tout était prêt pour eux quand ils sont arrivés», explique le
général Haider Fadhel des forces spéciales. Au moins un soldat a été tué lors
de l’assaut. Aucun civil n’aurait perdu la vie, selon l’armée irakienne.
Un jihadiste a été capturé. Il a 11 ans. Les autres ont tous
été tués, selon le général. «La plupart avaient des vestes explosives. Nous en
avons abattu quelques-uns», affirme-t-il. Le cadavre poussiéreux de l’un d’eux,
barbe et cheveux longs, pantalon court, était accroché tête en bas lundi matin
au poteau cassé d’un feu tricolore. «Ce sont les habitants qui l’ont mis là,
pas nous», expliquait un soldat en faction. Quelques heures plus tard, le corps
avait été décroché. Il gisait juste à côté sur un terre-plein. Des enfants lui
jetaient des cailloux, lui défonçant le crâne. Des adolescents criaient :
«C’est un Pakistanais ! Non, un Afghan !» «C’est un Tadjik», hurlait un autre.
Un homme d’une quarantaine d’années répétait : «Seul Dieu a des yeux et sait ce
qui s’est passé.»
Le jour même, l’armée s’est déployée dans plusieurs
quartiers de l’ouest de Mossoul, à plusieurs kilomètres de la vieille ville et
de ses combats. En milieu d’après-midi, une vingtaine de soldats ont investi le
quartier de Tal Ruman. Ils frappent aux portes métalliques des maisons. La
plupart s’ouvrent. Ils pénètrent dans la cour, le salon, jettent un œil dans la
cuisine, montent vers les chambres, observent les portes à l’arrière. «Regardez
ce que vous voulez, et partout», dit un propriétaire bedonnant en offrant des
graines de tournesol. Les inspections ne durent que quelques minutes. Au coin
d’une rue, deux blindés sont arrêtés. Des soldats ouvrent le coffre d’un Humvee
noir. Un homme pieds nus en tee-shirt blanc est allongé. Il a une vingtaine
d’années et l’air terrifié. Un militaire lui met une claque et le sort en le
tirant par une oreille. Le jeune est poussé jusqu’à un commandant qui joue avec
une petite barre de fer. «Je n’ai rien fait, je n’ai rien fait», répète l’homme
en gardant la tête baissée. «Quoi que tu aies fait, quoi que tu fasses, si
jamais c’est pour Daech, tu es mort», crie le commandant. Un peu à l’écart, un
soldat aux yeux bleus dit : «On le pousse un peu mais c’est pour lui faire
peur. On veut qu’il travaille pour nous.» L’homme est ramené au Humvee où il
récupère son sac. Il est libre. Il s’éloigne aussi vite qu’il le peut.
Luc Mathieu Envoyé spécial à Mossoul Photos William Daniels
A Mossoul, les forces spéciales irakiennes se préparent à reprendre le dernier carré de l’EI (27.06.2017)
Les forces antiterroristes s’apprêtent à donner l’assaut sur
le secteur de la mosquée Al-Nouri, détruite à l’explosif par les djihadistes.
Le Monde | 27.06.2017 à 12h12 • Mis à jour le 27.06.2017 à
14h52 | Par Hélène Sallon (Mossoul (Irak), envoyée spéciale)
Dans le quartier de Mouchahada, à Mossoul, le 26 juin. Les forces
spéciales irakiennes font une reconnaissance par drône de la zone de la mosquée
Al-Nouri, qu'ils s'apprêtent à attaquer.
Le socle d’Al-Hadba, reconnaissable à ses motifs
géométriques, apparaît à plusieurs dizaines de mètres dans le trou que les snipers
des forces antiterroristes irakiennes ont creusé dans un mur. C’est tout ce
qu’il reste de « la Bossue », ce minaret penché du XIIe siècle emblématique de
Mossoul, après que l’organisation Etat islamique (EI) a fait exploser le
complexe de la mosquée Al-Nouri, le 21 juin au soir. La destruction de la
mosquée, dont seul trône encore le dôme vert, a ôté un peu de sa saveur à
l’offensive qui s’annonce contre le dernier carré de l’EI à Mossoul.
Chefs militaires et politiques irakiens s’imaginaient déjà
prier là où le « calife » autoproclamé Abou Bakr Al-Baghdadi, a fait sa seule
apparition publique en juillet 2014. Les soldats placés en première ligne
pensaient immortaliser leur victoire d’un selfie après une bataille longue et
meurtrière, débutée en octobre. Mais, la mission reste inchangée : il leur
reste à reconquérir à pied chaque immeuble qui les sépare encore de la rive
droite du Tigre. Ils ont peut-être échappé au pire. « Quand nos troupes sont
arrivées face à la mosquée, Daech a cru, peut-être à cause de la
désorganisation dans ses rangs, qu’on y était entrés. A leur radio, on les a
entendus dire : “Les rafidin [terme péjoratif désignant les chiites] sont
entrés dans la mosquée, faites-la exploser” », raconte le lieutenant-colonel
Salam Jassem Hussein, de la première division des forces antiterroristes.
Bataille qui ne veut plus finir
Rentré d’une formation aux Etats-Unis, un grade en plus à
l’épaulette, le charismatique officier a retrouvé son bataillon à temps pour
participer à l’offensive sur la vieille ville. Après avoir enfoncé les
premières défenses ennemies en cinq jours, les troupes d’élite marquent une
pause, le temps que l’armée et la police fédérale avancent à la même hauteur
sur leurs flancs. Le lieutenant-colonel Salam profite de ce répit pour faire le
tour des postes avancés. Après six mois d’absence, il retrouve des compagnons
d’armes, le visage marqué par une bataille qui ne veut plus finir. Il constate
l’absence de ceux qui, nombreux, ont été tués ou blessés dans les combats et
découvre les visages des nouvelles recrues venues les relever.
Dans le quartier de Mouchahada, à Mossoul, le 26 juin. Les
forces spéciales irakiennes en observation du secteur de la mosquée Al-Nouri
qu'ils s'apprêtent à attaquer.
Dans le patio d’une vieille bâtisse ottomane à portée des
snipers et des obus de l’EI, de jeunes soldats, les traits fatigués et tendus,
l’accueillent, admiratifs. On échange sur le front, puis l’un d’eux prend la
parole pour formuler une requête au nom de tous. « Notre position est l’une des
plus dangereuses. On a encore perdu deux hommes. On a des soldats expérimentés
mais aussi des jeunes recrues qui n’ont eu que six mois de formation et ne
savent pas tous bien se servir des armes. Certains sont soutiens de famille ou
ont un frère tombé en martyr. On voudrait être postés plus loin du front »,
demande le soldat.
« Si j’avais assez d’hommes, je ferais davantage tourner les
effectifs pour desserrer la pression sur chacun d’entre vous, mais ce n’est
plus le cas. C’est une guerre sans commune mesure qui appelle des mesures
exceptionnelles. Nous sommes confrontés à une nouvelle forme de bataille. (…)
Nous apprenons beaucoup de cette bataille. Même les Américains, les Français,
les Italiens viennent ici pour apprendre. Vous devez rester soudés comme une
famille », répond le lieutenant-colonel Salam pour remonter le moral des
troupes.
L’officier et ses hommes se remettent en chemin. Dans les
venelles à angle droit, ils tendent l’oreille à chaque pas qu’ils entendent. Un
obus de mortier s’écrase à quelques mètres d’eux. Ils s’engouffrent dans la
maison d’une autre compagnie. De jeunes soldats les attendent dans un confort
spartiate. Des matelas sont posés à même le sol. Les boîtes en polystyrène des
rations de nourriture gisent dans la cour. Il leur manque des ventilateurs et
de l’eau fraîche. Ils doivent ramener, à pied, de la base arrière les pacs
d’eau et les blocs de glace. On leur promet qu’une voie d’approvisionnement
sera bientôt ouverte pour les Humvees, les Jeeps blindées.
Décor lunaire
En lisière de la vieille ville, un bulldozer s’affaire déjà à
ouvrir la route. De sa lame, il écarte les carcasses de voiture et les éboulis
des maisons bombardées qui bloquent les ruelles. Le lieutenant-colonel Salam a
laissé là son véhicule blindé noir pour s’enfoncer à pied dans le dédale de
ruelles, escaladant des monticules de débris dans l’odeur putride des corps
décomposés de combattants de l’EI et de civils, ou s’engouffrant dans les
passages frayés entre les murs des maisons aux patios arborés et aux murs
pastel. Dans un décor lunaire de maisons éventrées, d’anciens palaces et
édifices religieux se dressent presque intacts.
Des balles sifflent au-dessus des têtes. Une frappe aérienne
s’abat non loin dans un fracas. Les hommes rejoignent le sous-sol d’une maison,
où un écran retransmet les images en noir et blanc d’un drone. L’engin évolue
autour du complexe de la mosquée Al-Nouri. Quinze combattants djihadistes ont
été repérés près de la rue Farouk. L’œil de la caméra glisse sur les toits
plats de la vieille ville. Le pilonnage pendant trois mois de ces strates
superposées d’édifices anciens et de constructions plus récentes, en parpaings
grossiers, se voit nettement à l’image.
Des silhouettes apparaissent furtivement, à pied ou à
mobylette, avant de disparaître derrière des habitations ou des bâches tirées
au-dessus des ruelles. Une frappe est ordonnée. L’image se sature d’un nuage de
fumée. « Il n’y a plus de civils dans cette zone et les combattants sont
vraiment en petit nombre, dit le lieutenant-colonel Salam, tentant d’imaginer
ce qu’il ferait à leur place. Ils n’attaquent pas. Ils attendent qu’on le
fasse, ce qui veut dire que c’est fini. Certains attendent même la mort. »
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