26 juin 2017

Raymond Aron avait raison, hélas ! (02.07.2017)

Raymond Aron avait raison, hélas !
Par Philippe Douroux — 2 juillet 2017 à 17:27 (mis à jour à 17:45)
Raymond Aron à Paris, en janvier 1947.
Raymond Aron à Paris, en janvier 1947. Photo Roger Berson. Roger-Viollet 
Au siècle dernier, il valait mieux avoir tort avec Sartre que raison avec lui. Que reste-t-il du philosophe mort en 1983 ? Quelle serait sa lecture de l’élection de Trump ou de Macron ? Celui qui pensait que l’histoire était faite par les hommes se définissait par cet entre-deux politique : «Ni réalisme pur ni moralisme absolu.» Un décalque de notre époque ?

  Raymond Aron avait raison, hélas !
Il faut tendre l’oreille pour entendre la voix de Raymond Aron en 2017. Elle semble partout présente et en même temps inaudible. Omniprésente dans un monde où les grandes puissances et les grandes théories qu’elle portait ne parviennent plus à structurer un monde passé de l’état solide à l’état gazeux sans passer par l’état liquide, elle reste inaudible. Raymond Aron a quelque chose à dire, mais on ne l’entend pas.

Homme de grande taille, mince, aux oreilles décollées et surdimensionnées, comme pour attraper tous les bruits du monde, il avait une élégance classique faite de costumes gris, de cravates sans fantaisie, de chemises blanches, de pochettes immaculées et de boutons de manchette. Dans les années 60-70, il servait à latéraliser la société française. Jean-Paul Sartre était à gauche, il était la droite. L’un a fondé Libération, l’autre éditorialisait au Figaro, puis à l’Express.

Pas d’école mais des héritiers

Né en 1905, avec le siècle du socialisme émergent et du capitalisme triomphant, il a occupé une place singulière dans le paysage intellectuel jusqu’à sa mort, en 1983. De la publication de la Sociologie allemande contemporaine, en 1935, à ses Mémoires, en 1983, il a expliqué le monde en s’opposant à Sartre et à l’école marxiste. Il refusait une conception alors hégémonique de l’histoire sous-tendue par une logique implacable ; il professait une histoire faite par les hommes avec un penchant pour les grands hommes capables de gouverner par «gros temps», disait-il. De Gaulle, qu’il avait rejoint à Londres en 1940, aurait dû être le prince qu’il aurait conseillé, mais il n’aimait pas la manière dont le fondateur de la Ve République concevait l’autorité.

Raymond Aron n’aimait pas les «ismes», parce qu’il les trouvait inopérants, incapables de rendre compte de la réalité, toujours dépassés par les ruses de l’histoire faites de chaos successifs. Le socialisme de Blum l’avait attiré, mais le Front populaire l’en avait détourné. Les idées le séduisaient, mais le chemin pour y parvenir n’était pas «raisonnable», pour utiliser un mot aronien. Le libéralisme de Hayek et de l’Ecole de Chicago lui paraissait aussi trop dogmatique. Il lui préférait Keynes, qui laissait l’Etat au cœur du jeu politique.

La télévision, passée du noir et blanc à la couleur au milieu des années 70, avait avec lui un bon client pour expliquer que le partage planétaire en deux sphères d’influence, Moscou et Washington, était plus complexe et instable. Le paysage de la pensée française d’alors épousait le même dualisme, coupé en deux pôles irréconciliables. C’était Aron contre Sartre, son copain de l’Ecole normale supérieure. Le compagnon de Simone de Beauvoir pouvait compter sur le renfort d’une escouade de philosophes ou de sociologues comme Gilles Deleuze, Félix Guattari, Louis Althusser, Pierre Bourdieu, qu’il épaula dans sa carrière, ou Michel Foucault. Ils explicitaient le marxisme ou le postmarxisme quand lui voulait faire vivre un «humanisme de la raison», pour reprendre l’expression de Perrine Simon-Nahum, philosophe et coéditrice des œuvres complètes de Raymond Aron. Un peu seul, il avait déjà du mal à se faire entendre.

Philosophe par goût, sociologue par appétence, économiste par envie de comprendre, celui qui a fait connaître Tocqueville au grand public n’a pas eu d’école à proprement parler dans son sillage, mais plutôt des héritiers, François Furet, Claude Lefort, André Glucksmann, Annie Kriegel pour les morts, Jean-Claude Casanova, homme de cabinet ministériel de droite et homme d’influence, ou Pierre Manent, philosophe et garde-barrière vigilant de la pensée aronienne sur son versant conservateur, pour les vivants.

Pour entendre la voix des aroniens d’aujourd’hui, il faut aller au rendez-vous que cette bande un peu disparate se donne régulièrement quand le Centre Raymond-Aron sonne le rassemblement. Ils se sont retrouvés fin juin pour dire en quoi leur maître à penser avait à dire sur l’époque. Il y avait là les enfants, Jean-Claude Casanova ou Pierre Manent, et beaucoup de petits-enfants, chercheurs en sciences politiques, philosophes ou sociologues. Pour tous désormais, le monde est plus complexe et ne répond pas aux injonctions de la pensée marxiste. Pour Bénédicte Renaud-Boulesteix, philosophe aronienne, adopter une approche «prudente» des événements, c’est déjà être aronien : «Le pragmatisme aronien donne droit à l’inédit et l’imprévisibilité de l’histoire et des passions humaines. Il s’exprime par la prise en considération d’une réalité telle quelle.»

Quand le monde devient fou, avec un président des Etats-Unis multipliant les tweets insensés, mieux vaudrait donc faire appel à Aron. En quoi est-il utile aujourd’hui ? Gwendal Châton, jeune chercheur, insiste sur «la rugosité du réel» par opposition aux théories trop lisses. Et conclut son Introduction à Raymond Aron (La Découverte, mars 2017) en écrivant : «Il cherche à se laisser bousculer par l’irruption de l’événement, sans jamais s’effrayer devant la difficulté de choix politiques toujours enchâssés dans "les combats douteux".» «Les combats douteux», l’expression estampillée Aron impose de préférer Machiavel, l’homme des petits pas, à Kant, le planificateur de l’histoire en marche. Bénédicte Renaud-Boulesteix défend l’entre-deux aronien : «Ni réalisme pur ni moralisme absolu.»

Un moment aronien

Pierre Manent cerne l’époque dans laquelle nous nous trouvons : «Nous sommes dans un "moment aronien" dans la mesure où nous sommes dans un "moment politique". Tandis que fléchissent les piliers qui tenaient le monde dans un certain "ordre", les divers "agents" trouvent une latitude d’action inédite. Le "système international" entre dans une fluidité et une hétérogénéité qu’il n’avait pas connues depuis longtemps.» L’analyse des déterminants économiques ne permet pas de comprendre ce qui se produit sous nos yeux, mieux vaut s’en tenir à une observation patiente des faits et gestes des acteurs de l’histoire. «Nous observons que le sort commun reste toujours aussi dépendant des actions - raisonnables ou non - des hommes d’Etat», insiste Manent.

Pour les contingences, les surgissements, on peut sans difficulté évoquer l’irruption d’un Donald Trump ou d’un Emmanuel Macron comme cristallisation de moments aroniens. En France, si le nouveau président de la République a suivi l’enseignement de Paul Ricœur, le philosophe qui explicitait le fossé impossible à combler entre une pensée inspirée par la raison tendant vers l’absolu et l’action publique pataugeant dans l’approximation, il a en revanche loupé son rendez-vous avec Aron. On pourrait appliquer à l’élu ce que la philosophe Perrine Simon-Nahum dit du penseur : «Si Aron est difficilement classable dans les catégories actuelles, c’est que les catégories actuelles sont dépassées, épuisées.» On entend la musique du ni de droite ni de gauche, le refrain sur la lutte des classes est supplanté par le «et en même temps» macronien. On le voit avec l’Assemblée nationale recomposée, les grandes idéologies se décomposent quotidiennement pour donner naissance à des groupuscules de plus en plus minuscules qui veulent tous relancer le socialisme, la gauche, la droite libérale, constructive ou nationale. Voilà bien un paysage aronien-macronien.

Alors, si la pensée de Raymond Aron s’impose, comment se fait-il qu’on ne l’entende pas ? Ou si peu. Il faut en revenir à la querelle avec Sartre, son condisciple, qui n’a rien d’anecdotique. On la résume parfois à une dispute de penseurs centrés sur leur ego. Perrine Simon-Nahum articule l’opposition entre les deux hommes autour de leur conception philosophique de l’histoire. Elle cite Alain Boyer pour évoquer son maître à penser : «Philosophe de l’histoire sans philosophie de l’histoire.» Pour l’auteur de la Nausée, elle estime qu’il «a passé sa vie à tenter d’articuler une ontologie de l’existence à la conception marxiste et téléologique de l’histoire». En vain. Critique suprême de Sartre : le chantre de la libération de l’homme a fini par construire un antihumanisme dans lequel l’homme ne dispose pas de liberté réelle d’agir. Avec le recul, les choix d’Aron apparaissent évidemment préférables. Il dénonce la colonisation de l’Indochine, plaide pour une Algérie indépendante ou, en tout cas, détachée, dénonce le système totalitaire de l’URSS et la Révolution culturelle maoïste qui séduisaient tant alors les intellectuels en Occident.

A côté de son temps ?

Si Raymond Aron a eu souvent raison, comment se fait-il qu’il ne soit pas entendu ? On peut relire Libération et Serge July. «On cherche la force à concept, l’accoucheur d’un monde nouveau, le père d’une pensée capable de comprendre l’inintelligible. On cherche en vain», écrit le cofondateur de Libé dans un éditorial sur deux colonnes, un format réservé aux grands événements, paru dans Libération au lendemain de la mort de Raymond Aron, le 17 octobre 1983. Il reprochait à celui qui avait évité «à la pensée de droite de sombrer dans la connerie» d’être passé à côté de son temps en ne voyant pas émerger un courant libéral-libertaire, finalement pas très éloigné de sa philosophie. Oui, le polémiste du Figaro avait éructé contre les «enragés» de Mai 68, mais il avait su analyser la crise de l’autorité, et donc la crise politique, que traversaient les sociétés occidentales dans la Révolution introuvable (Fayard, 1968). La gauche fera un bout du chemin pour aller vers Aron, mais sans jamais combler le fossé. Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, vigie de la gauche démocratique, évitera toujours de construire le pont de trop avec les aroniens. Et, finalement, ce sont les penseurs les plus éloignés de Raymond Aron qui trouveraient aujourd’hui un point d’accord solide et profond ? En renonçant à la violence révolutionnaire comme outil nécessaire pour bousculer l’ordre établi, les radicaux comme Jean-Luc Mélenchon, Frédéric Lordon, Chantal Mouffe ou Alain Badiou pourraient affirmer, qu’ils le veuillent ou non, que Raymond Aron avait raison !

On peut finalement tenter une sortie aronienne - «et en même temps» disent les macronistes comme un mantra propre à effacer tout désaccord - en reprenant l’édito de Serge July du 18 octobre 1983 : «L’hommage le plus stupide rendu à Aron consiste à dire qu’il a eu raison contre Sartre. La rigueur commanderait au minimum d’ajouter "Hélas".» Raymond Aron a eu raison historiquement contre Sartre et ajoutons «hélas». Ce que contient ce «hélas» est cette limite du possible qui est tout au bout de la pensée de Raymond Aron : le raisonnable.


Philippe Douroux

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