Le sectionnement. - Comment on sectionne. - Les petits et la femme de
service. - Les petits sacrifiés. - Les locaux ne sont pas conformes au nouveau
règlement. - Il faut se montrer industrieuses. - Occupations des petits. –
Dessin. - Construction. - Exercices
manuels. - Pliage. - Cailloux. - Piquage, tressage, parfilage. - II faut
chanter pour les petits. - Le langage maternel. - Il faut apprendre à bien
penser pour apprendre à bien parler. - Les images. – Celles qu'il faut choisir.
- Comment se servir de l'image. – La méthode doit être vivifiée par l'esprit. -
Un des procédés qui ankylosent la pensée. - Les exercices de mémoire. – Il faut
savoir parler avant d'apprendre à lire.
« Dans les écoles maternelles publiques,
les enfants seront divisés en deux sections, suivant leur âge et le
développement de leur intelligence. »
Les directrices ont trop souffert de la
difficulté insurmontable qu'il y a à garder ensemble, à occuper, à intéresser
en même temps un nombre considérable d'enfants (la dernière statistique relève
une moyenne de 126 enfants par école ; un nombre considérable d'écoles en
ont de 200 à 350 ; beaucoup en ont 400 ; il y en a de 500, de 700 ! (Morlaix),
de 1100 (Nice) ; les directrices ont, dis-je, trop souffert pour n'avoir pas applaudi
à cet article du programme du 2 août 1881.
Chose étonnante beaucoup cependant n'en ont
pas profité, et un très petit nombre seulement l'ont fait d'une façon
judicieuse.
Il y a des cas - je le reconnais - où c'est
tout à fait impossible : c'est lorsqu'il n'y a qu'une seule maîtresse.
Mais l'État, qui a décidé le sectionnement, ne peut pas vouloir que le premier
article reste lettre morte, car cet article non exécuté annihile tous les autres.
Quant aux municipalités, elles ont tout à gagner à mettre leurs écoles en
règle. Lorsqu'elles ne le font pas, je crois que c'est plutôt par négligence que
par mauvaise volonté; elles dorment encore sur l'ancienne garderie,… ce qui
donnerait à penser qu'elles ont le sommeil dur.
Le plus souvent, il y a deux maîtresses
dans l'école, et cependant celle-ci n'est pas sectionnée dans le sens du
règlement ; quelques bébés marchant à peine, ne parlant pas, restent avec
la femme de service ; tous les enfants et les deux maîtresses sont ensemble, se
gênant mutuellement. En ce cas, les directrices objectent presque toujours leur
local mal approprié. Certes ! neuf fois sur dix, le local, plus ou moins
conforme au règlement des salles d'asile, n'est pas conforme à celui des écoles
maternelles, mais c'est le cas d'être industrieuses. Il y a des personnes qui savent
se faire honneur d'une fortune modeste ; il y a des femmes qui, avec quelques
mètres d'une étoffe de peu de valeur, savent se faire un costume qui les pare ;
il y a des directrices qui savent tirer parti d'un local défectueux.
Le préau couvert – et il y en a presque
toujours un - doit servir de seconde salle, et, dans les beaux jours, la cour
ou le jardin doit être utilisé pour le plus grand bien des enfants.
Mais il y a une autre manière de sectionner
que je trouve aussi mauvaise que celle dont j'ai parlé tout d'abord; elle est
ainsi pratiquée :
1° Les tout petits qui savent à peine
parler, à peine marcher;
2° Ceux de trois à quatre ou cinq ans dans
la salle d'exercices, meublée de gradins et de tables, et y recevant des leçons
sur toutes les parties du programme
3° Les grands,
ceux de cinq et six ans, dans la troisième salle, que nous appellerons la
classe, parce que, malheureusement, c'est une classe et pas autre chose.
Donc, avec ces trois sections, nous nous trouvons
en présence d'un établissement comprenant la crèche - très mauvaise crèche,
parce qu'elle n'est pas installée en crèche – et une école à deux classes.
Le cœur et la raison protestent contre cet
ordre de choses, contre cette éducation de l'enfant (élevage eût été un mot plus juste) en dehors des conditions normales,
et je me sens, chaque jour, plus invinciblement entraînée à le placer ou à le
laisser dans son milieu, où il se développe, au lieu d'aider à lui créer un
milieu factice où il s'étiole.
Dans les écoles maternelles non sectionnées
et dans les écoles maternelles mal sectionnées, les petits sont toujours dans de
mauvaises conditions d'éducation physique et morale, soit qu'ils soient mêlés
dans la salle d'exercices avec leurs camarades plus âgés – qui sont eux-mêmes
placés dans des conditions plus que contestables - et associés à leurs
exercices, soit qu'on les garde dans un local séparé. Dans le premier cas, en
effet, ils sont soumis à une discipline absolument contraire à leur développement;
dans le second cas ils sont privés des bénéfices qu'apporte aux plus petits la
vie passée avec de plus grands. Il est incontestable que, dans la famille, le
second enfant s'élève plus facilement que le premier, parce qu'il profite de
l'acquis de celui-ci. Quelque soit le dévouement, le génie même de la mère, il
y a, malgré tout, bien loin d'elle à son enfant; entre pairs, au contraire,
l'échange est tout naturel, et l'aîné y gagne tout autant que le plus jeune.
Tous les prétextes sont bons pour tenir les
pauvres petits dans des conditions mauvaises. S'il n'y a qu'une directrice,
elle considère comme son devoir strict de s'occuper des plus grands, de ceux «
qui peuvent apprendre » ; s'il y a une adjointe, elle aide à s'occuper des
grands, et les petits sont encore sacrifiés. Cependant la femme de service peut
avoir toutes les qualités du monde, mais il lui en manque une indispensable
pour la tâche qu'on lui impose. N'ayant pas été cultivée, elle ne peut donner ce
qu'elle n'a pas reçu. Elle garde les enfants. En les gardant, elle leur parle
un français… de sa façon, quand elle ne leur parle pas le patois de la région;
elle les laisse manger… comme on mange dans le milieu où elle a toujours vécu;
elle les nettoie… superficiellement; elle les mouche… avec leur tablier, c'est-à-dire
qu'en ce cas l'école continue les traditions des familles non cultivées, avec
cette aggravation que la pauvre femme, dans l'impossibilité d'occuper les
enfants, et se croyant obligée de les tenir
sages, – puisqu'on est à l'école -
exige que les malheureux soient assis sur les bancs, où ils s'étiolent.
Les petits sacrifiés !... mais c'est
un crime !...
Dans la famille, c'est le « petit qui est
l'objet de la sollicitude attendrie, non seulement des parents, mais de la sœur,
mais du frère aîné. Si ce « petit », au lieu d'être fort et bien venant, est
chétif et frêle, sa mère multiplie et affine ses soins; si son intelligence est
paresseuse, elle s'efforce de l'éveiller; si son cœur paraît manquer
d'expansion, elle le réchauffe par ses caresses. Une école maternelle où le «
petit » est une sorte de quantité négligeable usurpe son titre.
Qui donc s'occupera de cette séduisante
section des petits, dans l'école maternelle sectionnée d'après le règlement,
c'est-à-dire dans celle où la première section sera composée d'enfants de 2 à 4
ou 5 ans, et la seconde d'enfants de 5 à 7 ? L'adjointe, un jour sur deux. Et la directrice ? J'allais dire deux
jours sur un, mais on m'aurait objecté que j'ignore le pont aux ânes. La
directrice et l'adjointe doivent s'en occuper chacune à son tour, soit tous les
deux jours, soit l'une le matin, l'autre le soir.
Et voici pourquoi.
L'adjointe qui donnerait tout son temps aux
petits ne s'initierait qu’à la moitié de sa tâche future. Spécialisée avec les
uns, elle serait tout inexpérimentée avec les autres, le jour où elle
deviendrait directrice elle-même; d'autre part, comme il faut d'autant plus de
culture et d'expérience à l'éducatrice que l'enfant à diriger est plus petit,
la place de la directrice est auprès d'eux. Si elle ne leur donne pas, au moins, la moitié de son temps, elle
laisse de côté la partie la plus importante de son devoir; elle se prive de la
part la plus honorable de sa fonction; elle renonce à des joies de l'ordre le
plus élevé.
Cela dit, tâchons d'entrer dans la
pratique.
L'application du règlement, en ce qui
concerne les deux sections, réclamerait tout de suite une installation
nouvelle. Mais une école, c'est comme Paris, cela «ne se bâtit pas en un jour»,
et nous tâcherons – en attendant mieux – de nous contenter de ce que nous
avons.
Du préau couvert, nous allons faire la
salle des petits; la salle d'exercices actuelle deviendra celle des plus
grands, avec cette restriction, que ce qu'on appelle la « classe » pour les
enfants des deux sections est une invention barbare, qu'elle doit être considérée
comme le « pis-aller », comme l' « accident », et que le jardin et la cour
doivent être 1' « habitude ».
Occupons-nous des petits. Que leur
ferons-nous faire?
Ah ! il s'agit d'abord de les laisser
s'ébattre (la question du jeu libre a été traitée à l'article Éducation), puis de diriger leurs jeux
et leurs mouvements de manière à rendre ces jeux et ces mouvements profitables
au développement normal de leurs forces.
Ils feront « des exercices gymnastiques
gradués, des mouvements, des marches, des évolutions et des jeux, dirigés par
la maîtresse ».
Très bien mais à une condition : c'est
que, dans chacun de ces exercices, chaque enfant sera un être indépendant de
son voisin, ayant sa liberté d'allures et, par conséquent, sa responsabilité,
au lieu d'être l'un des rouages inconscients d'un mécanisme plus ou moins
compliqué, une espèce d'automate se mouvant au bruit martelant et ininterrompu
du claquoir.
Cela veut dire qu'ils ne marcheront plus
soudés les uns aux autres par les épaules, que le chef de file ira droit devant
lui, au lieu de marcher à reculons, qu'on ne saluera pas à chaque instant les
murailles, que les enfants ne se salueront pas comme des polichinelles dont on
tire la ficelle, que marcher en cadence ne sera plus synonyme de marcher
lourdement, que chaque pas devra être le résultat d'un mouvement franchement
accentué de la jambe en avant, et non le piétinement sur place, que chaque
mouvement, en un mot, concourra à donner de la force, de l'élasticité, de la
grâce aux membres.
Dans cette section des petits, les
directrices donneront les ardoises tous les jours; ceci est encore une innovation
pour beaucoup de localités. Jusqu'ici, eneffet, on pensait toujours que
l'enfant était trop petit pour qu'on lui mît entre les mains une ardoise et un crayon,
- à moins que ce ne fût pour écrire des chiffres – tandis qu'on le croyait
toujours assez grand pour subir un enseignement abstrait.
« Notre école maternelle » change tout
cela. Elle agit en mère de famille. Or que fait une mère de famille quand son
enfant oisif devient difficile à amuser, qu'il la tracasse, qu'il l'empêche de
travailler elle-même?
Elle lui donne un crayon et du papier, ou
un crayon et une ardoise, et lui dit :
« Dessine et laisse-moi tranquille »
Donnez tous les jours des ardoises aux plus
petits; dans les premiers temps ils y feront des barbouillages informes, puis
viendront des animaux monstrueux, des paysages où les moutons seront plus grands
que la ferme; mais peu à peu, si l'on fait naître et si l'on stimule en eux
l'esprit d'observation, on verra les objets prendre tournure, les petits
artistes s'extasier devant leurs œuvres, et nous-mêmes nous serons étonnés des
résultats obtenus par ces bambins.
Il est absolument logique, d'ailleurs, que
l'enfant dessine avant d'écrire. Le dessin est concret; une maison représente
vraiment une maison; l'écriture, au contraire, est abstraite; ce n'est que
conventionnellement qu'un a
représente un son plutôt qu'un autre.
Quand les enfants auront assez dessiné, -
les directrices, comme les mères, savent que les enfants ont bientôt assez de
chaque chose - ils bougeront. Quand ils auront bougé et assez bougé, quand ils
se seront détendus, ils recevront des cubes et des bâtonnets. Mais il ne
s'agira pas de leur parler d' « arêtes », de « surfaces rectangulaires », de «
lignes parallèles », d'« angles obtus », il faudra simplement les engager à
élever des colonnes, à construire des maisons, des ponts, à placer des rails de
chemins de fer, d'ailleurs ils le feront d'eux-mêmes.
Quoi encore ? Du tissage, du pliage, du
parfilage, tous ces petits exercices manuels qui ont donné jusqu'ici de si bons
résultats dans les écoles maternelles des pays étrangers, et que nous avons si
complètement négligés, après en avoir d'abord mal expérimenté quelques-uns, et
après en avoir fait servir quelques autres à une quasi-exploitation de
l'enfant. Personne n'ignore, en effet, que dans les anciennes colonies, pendant
que les garçons étaient oisifs, le tissage était la base, les assises et le
couronnement de l’éducation des filles et que, dans certaines exercent des industries
spéciales broderie, filet, dentelle, les enfants des salles d'asile étaient
astreints toute la journée au trvail manuel, machinal, et devaient fournir quotidiennement
une tâche rémunératrice pour leurs parents, voire même pour la directrice, dans
des cas très exceptionnels, j'aime à le penser.
En présence de cette exagération ou de
cette exploitation immorale et inhumaine de l'enfant, et de la difficulté de
constater les délits, les amis de l'enfance avaient demandé la suppression des
« travaux » manuels.
C'était se priver d'un élément précieux
d'éducation et de discipline.
L'enfant naît actif; nous devons fournir
des aliments à son activité. L'enfant naît maladroit, n'ayant ni la rectitude
de l'œil qui permet de calculer les distances, ni la sûreté de mouvement qui
dirige sans hésitation vers les objets, ni l'agilité des doigts, conquête de l'habitude.
Remarquez un bébé à qui l'on demande – cela arrive tous-les jours – un morceau
du bonbon qu'il mange. Ce n'est qu'après plusieurs essais infructueux, ce n'est
que parce qu'on l'y aide, qu'il arrive à l'approcher des lèvres de celui qui le
lui a demandé.
La rectitude de l'œil, la sûreté des
mouvements, l'agilité des doigts, l'esprit d'arrangement, le goût s'acquièrent
par l'éducation. L'école maternelle a le devoir de les éveiller, de les
développer. Pour cela, elle a des procédés : le dessin et les exercices manuels.
Nous avons déjà parlé du premier, sur lequel nous aurons certainement à
revenir; occupons-nous maintenant des seconds.
Mais, parmi les travaux manuels, encore
faut-il choisir. Les uns sont pratiques pour les tout petits, les autres ne le
sont pas (la couture et le tricot, par exemple; on les avait même proscrits de
la section des grands, où ils seront de nouveau accueillis, je l'espère…).
En inscrivant les exercices manuels au
programme, la commission a entendu qu'ils n'auraient pas un but exclusif, mais
qu'ils devaient concourir à la culture générale. De même que l'enseignement
intellectuel se propose d'aider à l'éclosion des bons germes; et non de charger
les enfants d'un bagage scientifique trop lourd pour eux, de même les exercices
manuels ont pour but, non pas de faire ourler des mouchoirs et de faire tricoter
des bas, mais de faire l'éducation de l'œil et des doigts, l'éducation du goût,
et d'amener progressivement l'enfant de la copie
à l'invention.
Les garçons ont, comme les filles, droit à
cette éducation. On doit la leur donner en commun à l'école maternelle. Les
petits doigts que l'on y exerce deviennent adroits pour attacher les bottines,
pour nouer une cravate, pour boutonner des manches; ils réussissent à recouvrir
un livre, à attacher à un tuteur la plante que son poids courbait vers la
terre, à tailler un crayon, toutes choses également utiles aux enfants des deux
sexes. Plus tard, chacun utilisera l'habileté de ses doigts pour ses
occupations spéciales.
LE PLIAGE
Le pliage est un élément éducatif trop
méconnu, regardé comme un jeu sans valeur, et par conséquent fort peu employé
dans une trop grande quantité de nos écoles maternelles. Il favorise cependant
le développement intellectuel, et il occupe et intéresse l'enfant en lui
mettant dans les doigts une chose qu'il transforme lui-même.
Tout le monde devrait connaître la manière
de procéder. L'enfant, ayant entre les mains un carré de papier, le plie en
deux. Ah! le carré n'est plus carré, c'est un rectangle ou carré long. Beaucoup de choses autour de lui ont la
forme rectangulaire, de même que beaucoup sont carrées. Il y a, par exemple, son
mouchoir de poche et son ardoise. Il comparera. Plié en deux, le rectangle
redeviendra carré; les coins abaissés de ce carré donneront des triangles :
c'est de la géométrie palpable.
Mais, je vous en prie, mes chères
lectrices, ne vous attardez pas à la géométrie ! Le morceau de papier carré
intéressera surtout l'enfant quand il représentera son mouchoir de poche; le
rectangulaire, son ardoise; le triangulaire, le pignon de la maison. Faites-lui
faire des cornets qui ne s'appelleront cônes
qu'accidentellement ; et exercez-le à faire des pochettes, des salières,
des bateaux, des cocotes qui seront des pochettes,
des salières, des bateaux, des cocotes. L'invasion de la géométrie et de la philosophie,
l'invasion de la synthèse et de l'analyse, l'invasion de la méthode qui, techniquement, part du concret pour arriver
à l'abstrait, l'invasion de l'esprit allemand, en un mot, dans nos écoles
maternelles, m'effraye et me désole. Il y a peu de jours, je montrais à un
enfant un seau, très bien dessiné par la directrice sur un tableau noir, et je
voulus lui faire nommer l'anse de ce seau. « C'est une ligne courbe », me
répondit-il, et je n'ai jamais pu lui faire nommer l'anse. J'ai fait cette expérience
deux fois dans la même journée, dans deux écoles différentes, et deux fois j'ai
obtenu le même résultat. Représentez-vous ces mêmes enfants jouant au sable, et
disant à un camarade Prends le seau par la ligne courbe. Comme cela est
ridicule !
Quoi ! l'intelligence claire et vivante de
nos petiots, leur facilité d'assimilation et d'appropriation, leur imagination
brillante, toute cette charmante poésie naturelle à l'enfance seraient
condamnées à passer sous la toise géométrique, à s'emboîter sans rémission dans
le rail horizontal! Un bambin appellerait un mât de cocagne une ligne
verticale, et un tambour un « cylindre » ! Devant une montagne neigeuse, au lieu
d'être saisi, ému par la grandeur du spectacle, charmé tout au moins par les
jeux de la lumière sur la neige, il serait surtout frappé par là forme et
s'écrirait : « Oh ! le beau cône tronqué ! » En présence de la mer
écumeuse, il verrait seulement le sens horizontal des vagues! Oh! ne commettons
pas un crime de lèse-patriotisme qui serait en même temps un crime de
lèse-humanité ! Restons Français!
La pratique de ce modeste pliage est, j'en
conviens, plus difficile qu'on ne le pense, et je ne suis pas étonnée, pour ma
part, que beaucoup de directrices se soient laissé décourager.
Ceux qui en ont fait un article du
règlement se souvenaient d'avoir confectionné dans leur enfance des bateaux et
des porte-monnaie en papier; des souvenirs plus récents leur rappelaient leurs
enfants faisant aussi des porte-monnaie et des bateaux, et ils ne doutaient pas
que ce qu'ils avaient fait eux-mêmes, ce que leurs enfants avaient fait, ne pût
être obtenu dans les écoles maternelles. Ils n'oubliaient qu'une chose, - on
oublie souvent bien des choses quand on fait de la pédagogie en chambre, et je
suis du nombre des oublieurs : - c'est que la quantité d'enfants réunis
dans les écoles maternelles centuple toutes les difficultés.
Est-ce à dire qu'il faut renoncer au pliage
? Non, certes ! mais pour le pliage il faut procéder, comme pour tous les
autres articles du règlement, avec méthode ; il faut aller du simple au
composé, du plus facile au moins facile. Essayer de prime abord de faire faire
des bateaux, des porte-monnaie, des cocotes, c'est commencer la construction
par la charpente, c'est se créer des difficultés presque insurmontables et
toujours décourageantes.
Commençons donc par le commencement.
La directrice a-t-elle le matériel approprié
? Il consiste, vous le savez, en carrés de papier un peu fort, de diverses
couleurs, dont le cent se vend 50 centimes. Mais admettons que la municipalité
ait reculé devant cette petite dépense; la directrice préparera elle-même des
carrés de papier. Rien de plus simple. Une feuille de papier quelconque
représente en général un rectangle ou carré long. En abaissant le petit côté
sur le grand côté, on obtient :
1° Un triangle rectangle;
2° Un nouveau rectangle ou carré long plus
étroit que le premier.
On détache ce petit rectangle, en suivant
bien exactement la base horizontale du triangle; on dédouble le triangle, et
l'on a un carré parfait.
Ce carré obtenu, la première leçon
consistera à en faire compter les quatre côtés, à faire constater qu'ils sont
bien tous les quatre de même grandeur - ce qui se fait en appliquant
successivement chacun des quatre côtés sur l'un d'entre eux - et à faire
comparer ce carré à tout ce qu'il y a de carré dans la classe.
Le mouchoir de poche de l'enfant - disons,
en passant, qu'il faut que l'enfant ait un mouchoir dans sa poche - sera un
excellent point de comparaison.
Ce carré de papier posé sur l'ardoise
pourra être reproduit au crayon par l'enfant, qui en suivra les contours.
C'est assez pour une fois. Je suis même
persuadée que le quart d'heure réglementaire aura été dépassé. A ce sujet, je
voudrais persuader aux directrices qu'elles doivent avoir de l'initiative et
que, sans se laisser aller à des infractions graves contre le règlement, elles
ont plutôt à l'interpréter qu'à le suivre à la minute et à la seconde. Qu'elles
écourtent la leçon qui, sensiblement, fatigue les élèves; qu'elles s'attardent
un peu à celle qui les captive. A changer trop souvent et trop brusquement
d'exercices et d'ordres d'idées, les enfants s'énervent; ils me font, parfois, l'effet
de ces pauvres écureuils enfermés dans des cages tournantes : ils
tournent, tournent sans cesse. L'essoufflement intellectuel est dangereux.
J'en reviens à mon carré de papier. La
seconde leçon consistera à le faire plier en deux parties égales. Ce n'est pas si facile qu'on pourrait le
croire, et il faudra y revenir plusieurs fois pour les mains inexpérimentées,
prendre les enfants par groupes, ne pas permettre qu'il y en ait un dans le
nombre pour lequel le temps ait été perdu.
Ce carré plié en deux parties égales est-il
resté carré ? Comptons les côtés il y en a encore quatre. Mesurons ces quatre
côtés. Ah! ils ne sont plus de même grandeur ; il y en a deux grands et deux
petits vis-à-vis l'un de l'autre. A présent le morceau de papier est plus long
que large, ou plus large que long. C'est un carré
long. Les savants l'appellent un rectangle.
Reprenez votre exercice de comparaison. Le
mouchoir de poche est-il aussi un rectangle ? Non; mais la porte, mais la
classe elle-même, mais la table, mais l'ardoise sont des carrés longs.
N'est-ce pas assez pour la seconde leçon,
peut-être même pour la troisième, car, en somme, que s'agit-il d'obtenir? C'est
que les enfants arrivent à plier leur morceau de papier en deux parties
rigoureusement égales, qu'ils le fassent sans difficulté, peu à peu, même avec
grâce. C'est charmant, les petites mains adroites!
Mais ce carré long, produit par un carré
plié en deux et qui a la même forme que l'ardoise, que la porte, que la classe,
etc., tout le temps que les deux moitiés du carré sont appliquées l'une sur
l'autre, ne pourra-t-il nous donner, en le dépliant un peu, quelques figures
intéressantes ?
Écartez les deux côtés du carré long et
dressez-le sur la table; voici la niche du chien, ou une tente de soldat, ou la
toiture de la maison.
Mais oui, la toiture : la preuve,
c'est que voici la cheminée! et la directrice, armée d'une paire de ciseaux,
fait, en partant de la ligne de faîte du toit, une entaille verticale, puis une
horizontale à angle droit, puis une troisième entaille parallèle à la première
entaille; elle relève le rectangle ainsi obtenu. C'est bien le tuyau de la
cheminée, et les enfants sont joyeux !
Ce carré, ce carré long» nous fourniront
une masse d'objets.
Pliez d'abord votre morceau de papier en
deux, comme tout à l'heure; pliez ensuite en deux chacune des moitiés ainsi
obtenues, non pas l'une sur l'autre, mais l'une opposée à l'autre, de façon que
leurs bords se rejoignent; écartez les feuillets formés par les plis, dressez
votre papier sur la table : c'est un paravent à quatre feuilles.
Autre chose, avec le carré ou avec le carré long :
1° Pli au milieu dans le sens de la
longueur ;
2° Chacun des bords rabattus sur le pli du
milieu (pas l'un sur l'autre, mais, comme tout à l'heure, de façon qu'ils
viennent se rejoindre vis-à-vis) ;
3° Redressez les deux parties abaissées de
chaque côté, effacez le plus possible le pli du milieu, et vous avez la table du réfectoire.
En attendant mieux, mettons sur la table la
serviette roulée et maintenue par son rouleau. La serviette, c'est encore un
carré ou un rectangle. Le rouleau, c'est un rectangle plus étroit, dont les
deux petits côtés ont été fixés ensemble par un pli double, comme pour un
ourlet.
Prenez un rectangle de même longueur que
celui qui a fourni la table, mais moins large de moitié, faites les mêmes plis
que ci-dessus.
Mais ce banc n'est pas réglementaire il
nous faut un banc à dossier.
Reprenons le rectangle. Il faudrait le
plier en cinq parties égales, ce qui est trop difficile pour les en-fants c'est
alors qu'il faut appeler le procédé à notre aide. Plions-le en six, supprimons
la sixième partie, et dressons ainsi notre petite machine.
1er
feuillet, pied du banc;
2ème,
siège;
3ème,
dossier;
4ème
et 5ème, appui du petit meuble.
La
même combinaison du rectangle partagé en cinq parties (par le procédé empirique
de tout à l'heure) donnera la guérite du soldat le feuillet du milieu donne le
fond; de chaque côté du fond, les deux panneaux ou murailles, puis la porte
ouverte à deux battants. Un carré de papier placé au-dessus forme toiture.
Je pourrais multiplier les exemples. Mais
je voulais seulement donner aux directrices quelques indications. Il me reste à
leur montrer maintenant le parti que l'on peut tirer du pliage.
C'était dans une école maternelle située au
sommet d'une ville pittoresque, comme il y en a tant dans notre « doux pays de
France » ; les maisons ont escaladé la colline et se cachent dans la
verdure, leurs fenêtres sont grandes ouvertes sur la vallée charmante où la
rivière déroule, entre deux rangées de saules et de peupliers, son ruban
d'argent moiré par la brise.
Il faisait chaud; les enfants manquaient
d'entrain.
« Si nous les faisions chanter pour les
réveiller un peu? »
La directrice donne le signal, et voilà
tout le petit monde chantant :
Au bivouac où
tout sommeille
Le clairon va
retentir, etc.
Le chant fini, on se rassied, et, fidèle à
mes habitudes d'investigation intellectuelle, je demande si les enfants ont
bien compris ce qu'ils ont chanté…
Hélas ! « ce bivouac où tout sommeille » ne
leur avait rien dit du tout,… oh! mais… du tout.
Que faire ? Le temps s'alourdissait de plus
en plus; une leçon abstraite risquait de transformer l'école maternelle en un «
bivouac où tout sommeille »…
« Si nous faisions du pliage ? »
Le pliage était, il faut l'avouer, peu en
honneur dans cette école, quoiqu'elle fût pourvue – luxe inusité – d'une provision de carrés de papier.
« Que ceux qui veulent jouer avec moi
s'approchent ! » dis-je ; et, sans attendre de réponse effective, bien sûre
d'ailleurs qu'on viendrait peu à peu (ce qui arriva en effet), je pliai en
trois parties égales un carré de papier, et je dressai devant moi la table ainsi
obtenue. La moitié d'un autre carré de papier, également pliée en trois parties
égales, me donna un banc, que je plaçai auprès de ma table. Tout en causant
avec mon petit monde, qui peu à peu se pressait autour de moi, je découpai avec
mes ongles un plat rond, que je plaçai sur la table, et je le remplis de
boulettes de papier, chargées de représenter les pommes de terre.
On tira au doigt mouillé qui serait le
maître et la maîtresse de maison; la bonne fut elle-même désignée par le sort,
puis la première série d'invités, et l'on procéda au partage des pommes de
terre.
« Si les autres faisaient de la musique,
pendant cetemps? »
Aussitôt les enfants entonnent
Au bivouac où
tout sommeille
Le clairon va
retentir, etc.
Instinctivement je prends un carré de
papier, je le plie en deux parties égales, puis, écartant les deux extrémités
restées libres, je campe la tente sur
la table.
« Voyez-vous ceci ? c'est une maison de
soldat; une tente. Cette tente est en
papier; les vraies sont en toile. Ces maisons-là sont faciles à transporter. Quand
les militaires vont en voyage, ils les roulent, les emportent, et, quand ils
veulent se reposer, se mettre à l'abri, ils les dressent dans la campagne.
« Faisons une deuxième tente, une
troisième, etc.
- Mais les soldats, où sont-ils ?
- En voici un.
« Mon soldat, c'est tout simplement un
rectangle de papier que je plie en deux parties égales dans le sens de la
longueur, ce qui me donne un nouveau rectangle de même longueur, mais plus
étroit.
« Faites la même opération que moi, et
mettez des lettres, A, B dans le sens de la longueur (côté du pli), C, D encore
dans le sens de la longueur du côté opposé.
« A peu près au tiers de la longueur (côté
du pli) placez une cinquième lettre, E.
« Partant de E et vous dirigeant vers C,
faites une déchirure oblique, que vous arrêtez un peu avant d'arriver au bord.
« Cela vous donne une espèce de triangle en
papier;relevez-le, vous avez le capuchon de la capote militaire. » (C'est
absolument le procédé qui donne les capucins
de cartes.)
Vous savez l'amour des enfants pour les «
semblants », vous comprenez leur joie.
« D'autres soldats d'autres soldats »
Et je faisais d'autres soldats, en effet,
lorsqu'un petit raffiné dit d'un air tant soit peu dédaigneux : « Ils
n'ont pas seulement de fusils! » »
C'est vrai pourtant, qu'ils n'avaient pas
de fusils!Mais, quand on est bien lancé, on ne s'arrête pas pour si peu. Je
coupai une petite bande de papier, je la roulai entre le pouce et l'index,
j'assujettis mon rouleau (mon allumette) par un pli à l'un de ses bouts, puis,
prenant un de mes « soldats », je fis avec mon ongle deux petites entailles,
l'une au-dessus de l'autre, près du bord de la capote, à droite; je fis entrer un
bout de mon rouleau par l'entaille supérieure et le fis ressortir par
l'entaille inférieure … le fusil se dressa tout fier…
Mon soldat était au complet.
Quand tous les soldats furent armés et
placés en ligne, on cria « En avant !... Marche !... »
Mais ils se fatiguent, les soldats. La
journée est finie, ils ont sommeil,… où dormir ? Vite, les maisons de toile,
les tentes. Elles sont dressées en un clin d'œil. C'est le campement des
soldats, leur bivouac.
Nous enlevons aux soldats leurs fusils,
leurs armes, nous les désarmons.
Après avoir vainement essayé de placer les
fusils en faisceaux, nous les mettons
en ordre le long des tentes, nous couchons nos soldats, qui tombent de sommeil,
et les enfants chantent tout doucement pour ne pas les réveiller – des paroles que
maintenant ils comprennent :
Au bivouac où
tout sommeille,
Le clairon va
retentir.
Les autres exercices manuels (piquage, tressage,
etc.) mériteraient, eux aussi, des chapitres spéciaux ; si j'ai donné la
préférence au pliage, c'est d'abord parce qu'il est dédaigné, ensuite parce
qu'il est, de tous les exercices manuels, le plus propre à faire naître et à alimenter
la causerie.
Une fois sur la piste, il n'y a qu'à
vouloir ; chaque jour amène une découverte.
Je me trouvais dans un des départements les
plus pittoresques, mais aussi les plus pauvres de France. L'école maternelle –
pas pittoresque du tout – était misérable. Une seule salle, basse, sombre,
carrelée, humide; un corridor étroit, froid et noir; une cour suspendue à la
montagne, battue par le vent du nord. Les enfants étaient assis dans la classe,
le long dumur; je touchai la main à tous ils étaient glacés.
Que pourrions-nous bien faire pour
réchauffer ces pauvres petits ? Sauf les tableaux de lecture et quelques
ardoises, il n'y avait rien.
La pauvreté rend ingénieux ; j'envoyai
la femme de service et quelques-uns des enfants chercher des cailloux sur la
route. « Apportez-en beaucoup, leur dis-je, un plein panier. »
Quand ils revinrent avec une ample
provision, je fis vider le panier au milieu de la classe; j'appelai tout mon petit
monde. « Il faut trier les cailloux ; nous mettrons les gros dans ce coin,
les tout petits dans celui-ci, et les moyens dans celui-là. En voici un que
j'appelle gros; un autre que
j'appelle petit, et un troisième que
j'appelle moyen; il est plus petit que
les gros et plus gros que les petits. » Ce n'était pas « malin », comme on dit
vulgairement, aussi le travail se fit-il vite et bien. Quelques bébés mirent
bien un peu de désordre dans le triage, mais notre exercice y gagna en frais
éclats de rire.
Le
triage achevé, je partageai mon monde en deux groupes : « Nous allons
maintenant placer nos cailloux, les gros,
les uns à côté des autres, pour faire une ligne aussi droite que possible.
Puisqu'il y a deux groupes, cela fera deux lignes droites; chacun à son tour
placera son caillou, même les bébés s'ils travaillent mal, les grands
répareront leurs fautes. » Vous voyez d'ici les deux lignes censées parallèles
qui bientôt traversèrent la salle, toujours sombre, mais où les enfants,
agissants et heureux, n'avaient plus froid.
Le même exercice fut renouvelé avec les
petits cailloux, puis avec les moyens.
Mes deux lignes, c'était le tracé du chemin
de fer. Il y en a un dans la contrée; les enfants comprenaient.
Alors nous avons placé nos cailloux trois
par trois, trois petits, trois moyens, trois gros puis plusieurs groupes de
chacun; puis chaque groupe de trois s'est composé 1° d'un petit, d'un gros et
d'un moyen; 2° d'un petit et de deux gros; 3° de deux petits et d'un gros; 4°
de deux petits et d'un moyen; 5° d'un petit et de deux moyens, etc.
Le temps passe vite quand on travaille et
qu'on s'amuse; les parents arrivaient pour chercher leurs enfants; j'ai promis
de revenir dans l'après-midi; je voulais montrer à la directrice, sinon tout le
parti qu'elle pourrait tirer de ce matériel scolaire inattendu (car les
cailloux peuvent donner lieu à une quantité considérable d'exercices), mais au
moins quelques combinaisons nouvelles.
L'après-midi, nous avons fait de jolis
festons avec nos cailloux; il fallait encore un peu compter pour cela. Par
exemple les cailloux en ligne oblique de gauche à droite en descendant (le
cinquième en bas, destiné à former la pointe du feston), et 4 cailloux en
oblique de gauche à droite encore, en remontant.
Le feston obtenu, nous avons passé au
dessin grec 5 cailloux horizontaux, 4 verticaux formant l'angle droit, 4
parallèles aux verticaux, 4 horizon-taux, etc.
Feston et dessin grec peuvent et doivent
servir à apprendre méthodiquement les nombres deux, trois, quatre, cinq, etc.,
puis à l'addition, puis à la sous-traction, puis à la multiplication, puis à la
division. Ainsi notre premier dessin nous donne 5 + 4 + 4. Si nous retranchons
une des branches du feston, nous avons 13 - 4 = 9. Si nous en retranchons une seconde,
nous avons 9 – 4 = 5.
Notre feston se compose de 3 fois 4
cailloux plus 1 = 12 + 1 = 13 cailloux.
Si nous partageons notre feston en trois
parties, il y aura 4 cailloux pour chaque part, plus 1.
Nous avons fait des ronds aussi, puis des
carrés, et puis la façade d'une maison ; nous avons terminé par un « bonhomme
».
En cherchant bien, nous finirions par nous
passer des municipalités qui nous refusent le matériel scolaire et puis, qui
sait ? elles comprendront peut-être que nos efforts nous donnent droit à un
matériel moins rudimentaire.
Les municipalités ont, il est vrai, une
circonstance atténuante : elles ne sont pas tenues d'être pédagogues.
Souvent les choses que nous leur demandons leur paraissent puériles. Il faudrait
les persuader. J'avais, il y a cinq ans, demandé des cubes au maire d'une
grande ville du Midi. Des cubes, et beaucoup d'autres choses en même temps. Et
le maire m'avait promis : c'est si difficile de refuser!
L'année suivante, en repassant dans la même
ville, je constatai avec regret que la promesse était restée à l'état de
promesse.
Je réitérai ma demande. Le maire me promit
de nouveau.
Mon arrivée est signalée une troisième
fois. – Encore moi ! – Or rien n'a été donné de ce qui m'a été promis; il
faut bien faire quelque chose cependant, ne fût-ce que pour me faire patienter…
Le maire commande des cubes, et, chose merveilleuse, il en commande beaucoup.
Ces cubes ont été reçus à l'école, juste au
moment où j'y arrivais. Le maire m'accompagnait. Il a vu d'abord les enfants se
précipiter en désordre sur les morceaux de bois, que j'avais fait déposer dans
le préau; puis il les a vus se grouper selon leurs goûts et se servir des cubes
selon leurs aptitudes ceux-ci faisant un escalier, ceux-là élevant des
colonnes, d'autres alignant des rails de chemin de fer ; et, les larmes aux
yeux, il m'a dit « Si j'avais su le parti qu'on pouvait tirer de ces morceaux
de bois, il y a longtemps qu'ils seraient ici ».
LE CHANT
Le nouveau règlement, qui parle du chant, ne dit pas que les enfants de la
première section doivent être exercés à chanter, et nous croyons qu'il a
raison. Des enfants de trois ans peuvent-ils apprendre des chants ? y en a-t-il
dans le registre de leurs voix ? y a-t-il des paroles qu'ils puissent
apprendre?
Il est vraiment difficile de l'admettre.
Cela veut-il dire que la petite section
doive être privée de chant?
Oh ! non, certes ! Qu'avons-nous dit dès le
début ? Que la directrice était la mère d'un grand nombre d'enfants. Eh bien,
elle fera pour ce grand nombre d'enfants – permettez-moi de me citer ici en
exemple – comme je faisais autrefois pour les miens quand ils étaient petits.
Le plus jeune grimpait sur mes genoux, l'aîné s'asseyait à mes pieds, et ils me
disaient « Mère, chante-nous ! » Et je leur chantais tout mon répertoire, et
ils étaient heureux !
Aujourd'hui les rôles sont renversés; quand
je suis bien fatiguée, je leur dis « Chantez-moi! » Et ils chantent pour moi!
Les enfants de la seconde section
chanteront pour la directrice, qui aura chanté pour eux quand ils étaient dans
la première, et ils chanteront aussi pour les tout petits, qui ne peuvent pas
encore chanter.
LE LANGAGE MATERNEL
Que mettrons-nous encore au programme des
tout-petits ? Eh ! mon Dieu, la chose par laquelle il aurait fallu commencer,
ou au moins ce qui est inséparable de tout ce qui précède : la langue maternelle, le français. Car il est de toute évidence
que, pour que les directrices puissent se mettre vraiment en communication avec
leur petit personnel, il faut qu'il les comprenne, il faut qu'il leur parle.
Faire parler les plus petits ! faire parler ceux qui ne savent pas parler ! C'est une œuvre si
difficile qu'il faut n'y avoir jamais réfléchi pour oser l'entreprendre sans
études préalables. On n'a cependant pas l'air de se douter de cette difficulté;
et la preuve, c'est que dans nos écoles maternelles, même dans les meilleures,
dans celles où, grâce à un nombre suffisant de maîtresses, les enfants ne sont
pas confiés à la femme de service, dans ces meilleures écoles, c'est toujours
la maîtresse la plus inexpérimentée qui est exclusivement chargée de la section
des petits. La pauvre enfant serait, sans doute, capable de faire faire aux
plus grands les exercices que nous avons indiqués plus haut; mais a-t-elle étudié les petits ? S'est-elle rendu
compte des possibilités intellectuelles de ces êtres balbutiants ? Connaît-elle
la mobilité invraisemblable de leurs impressions ? L'idée qui traverse l'esprit
de l'enfant n'y laisse pas plus de traces que la nuée qui traverse le ciel n'en
laisse sur l'eau mouvante. Qui saura jamais le chemin parcouru par
l'imagination enfantine dans le lumineux pays des mirages, pendant que nous nous
évertuons à faire reconnaître à ces pauvres petits des choses qu'ils n'ont
jamais vues ou qu'ils n'ont jamais regardées, parce qu'elles n'ont encore aucun intérêt pour eux. Nous leur
montrons les cornes recourbées d'une
vache, ses pieds fendus, tandis
qu'eux suivent du regard la mouche qui vole, la vapeur légère qui monte dans
l’éther !
La parole étant l'expression de la pensée,
pour parler il faut d'abord penser. Nous enseignerons aux enfants à bien penser, pour qu'ils arrivent à bien parler.
Peut-être croit-on que l'enfant pense
naturellement. Eh oui! il pense naturellement, comme il parle naturellement,…
pourvu qu'on le mette en état de penser, comme on le met en état de parler en
lui faisant entendre les sons et les paroles qu'il devra peu à peu prononcer.
L'ouïe le met en possession du langage.
Mais supposons une chose impossible, - impossible,
parce qu'elle serait monstrueuse : - un petit enfant que l'on tiendrait
immobile dans une chambre noire et que l'on amènerait par le procédé habituel, c'est-à-dire
en lui parlant, à reproduire des mots et des phrases. Pourrait-on dire de lui
que la parole est l'expression de sa pensée ? Son intelligence irait-elle au
delà de ce qu'il aurait entendu, puis reproduit ? Non certainement, car la
pensée est faite de ce que l'on voit comme de ce que l'on entend; elle est
faite de ce que l'on touche, de ce que l'on sent, de ce que l'on goûte; elle
est faite surtout de ce dont on jouit et de ce dont on souffre, elle est faite
de pleurs et de sourires… Pour penser, il faut vivre.
Si nous voulons apprendre à penser à
l'enfant, il faut donc le mettre dans un milieu favorable au développement de
son être tout entier; il faut le mettre en état de penser. Il ne saurait être
question ici de leçon spéciale de pensée, de même qu'il ne devrait pas être
question, non plus, de leçon spéciale de langage à un moment déterminé de la
journée ; cette leçon de pensée,
non inscrite sur le programme, doit planer au-dessus, l'entourer, l'envelopper,
s'infiltrer au dedans. On ne donnera pas plus à l'école maternelle de leçon de
pensée que de leçon de vie; mais on aidera l'enfant à penser comme on l'aide à
vivre, et cela durera… toute la journée, tous les jours.
En ce moment nous sommes donc loin du procédé; nous parlons méthode, nous
généralisons, nous élevons. Le procédé, c'est-à-dire la mise en œuvre de la méthode,
viendra en son temps. Eh bien, notre méthode consiste tout simplement à mettre
les enfants dans des conditions telles, qu'ils puissent faire leur métier
d'enfants et qu'ils soient heureux. Ceci n'est pas ce qu'on pourrait appeler de
la « phrase », de la « littérature ». C'est de la pédagogie. Voyez plutôt.
Entrons dans une de ces écoles maternelles
comme il y en a encore trop en France. Nous voici dans le grand préau, nu et
triste. Les enfants arrivent, s'assoient ; ils sont là pour être sages, pour être silencieux et
immobiles. Ils ont l'air ennuyé, somnolent; beaucoup même s'endorment.
Parmi eux, un grand nombre ne savent pas encore parler : apprennent-ils, au
moins, pendant ces longues séances d'oisiveté ? Et pourquoi ne parlent-ils pas ?
Ils ne parlent pas parce qu'ils ne le peuvent pas, parce qu'ils sont dans des conditions
antipathiques à leur nature,… parce qu'ils ne vivent pas. Tant qu'ils resteront
dans ces conditions-là, il sera impossible à la directrice la mieux intentionnée
de leur donner l'éducation normale à laquelle ils ont droit.
Transportons-nous maintenant dans une école
maternelle telle que nous la rêvons. Le préau s'appelle la salle de jeux; on n'y voit pas les enfants assis les uns contre les
autres, sans mouvements possibles, oisifs, ennuyés, « sages » ; ils sont
groupés selon leurs goûts et leurs aptitudes; ils font du bruit, ils vivent.
Notre méthode de bonheur est mise en
œuvre; les enfants sont heureux. Ils vont penser et parler.
Vous donnez une balle à un bébé de deux
ans, et vous lui dites : « C'est une balle
». Il répète « Balle ! balle ! » Il s'en sert à sa manière, ne sachant pas encore
la lancer; mais il l'aime, sa balle, il la défendra contre ses camarades. C'est
sa propriété. Chaque fois qu'elle lui échappe, elle roule ; il la suit des
yeux, puis s'élance vers elle ; impossible, pour lui, de rester en place tant
qu'il jouera avec sa balle.
Or, à quelques pas de lui, d'autres enfants
jouent avec des cubes, ou des lattes, ou des dominos, et ces objets restent où
on les pose. Notre bébé s'aperçoit bientôt que certains objets roulent, et que d'autres ne roulent pas; il lui serait
impossible, d'abord, de formuler cette vérité mais cela viendra.
Maintenant, si, au lieu de lui mettre la
balle dans les mains, vous la faites rouler jusqu'à lui ; si, au lieu de lui
donner la pomme qui est dans son panier, vous employez le même procédé,
l'enfant associe tout naturellement l'action de rouler à la forme ronde, et il
dit la balle roule, la pomme roule, la bille roule, etc. Le caoutchouc de la balle fléchit sous la
pression du doigt ; la pomme cuite s'écrase ; la bille, la boule des
quilles résistent… Il doit y avoir des mots pour exprimer cela. « La balle de
caoutchouc est molle », « la pomme cuite est molle » « la bille est dure », «
la boule des quilles est dure ». Dans le jardin, les roses épanouissent leurs
corolles fières et élégantes ; les volubilis escaladent les murs qu'ils
ornent de leurs cornets de gaze délicate ; les dahlias attirent le regard
par leur grosseur et l'éclat de leurs nuances. C'est charmant, les fleurs ! L'enfant
veut les saisir. Faites-lui sentir une rose : elle a un parfum suave ; un
volubilis il est sans parfum ; un dahlia il a une odeur presque désagréable.
L'enfant qui désire une nouvelle jouissance de l'odorat revient à la rose ; il
a comparé, il a jugé et arrive facilement à dire : « La rose sent bon ; la
rose a une bonne odeur ; le dahlia ne sent pas bon, le dahlia a une mauvaise
odeur », etc.
L'éducation
des sens est donc la base du développement de l'être. L'enfant voit, il touche,
il goûte, il sent, il entend, et, comme il veut se mettre en rapport avec ceux
qui l'entourent, car c'est un être sociable, il apprend peu à peu à nommer ce
qu'il voit : la flamme ; ce qu'il touche : la balle ; ce qu'il goûte :
le fruit ; ce qu'il sent : l'odeur de la rose ; ce qu'il entend : le
bruit de la cloche. Peu à peu, aussi, il associe à chaque nom de chose
l'expression de sa qualité, de sa manière d'être, de sa fonction : « la flamme
est rouge, la flamme brûle » ; « la balle est ronde, elle roule » « le fruit
est mûr, le fruit est sucré » ; « la rose est jolie, la rose embaume » ; « la cloche
est en haut, la cloche sonne ».
Vous le voyez, chères lectrices, l'organe
du sens agit, la pensée naît, la parole est le résultat.
Mais l'enfant, de même que l'homme, n'est
pas tout sensation, il est aussi
sentiment ; le sentiment ne tarde pas à naître de l'éducation telle que je
viens de la décrire, et l'expression du sentiment devient peu à peu familière à
celui qui l'éprouve. Si l'enfant qui, s'approchant du feu en hiver, ressent du
bien-être matériel, dit : « Je me réchauffe », celui que la directrice
prend dans ses bras et dorlote avec les mots charmants que l'enfance nous
inspire, celui-là ressent du bien-être moral, et il dit : « Je suis
content : je t'aime ».
C'est bien entendu. Pour que l'enfant
parle, il faut qu'il pense ; pour qu'il pense, il faut qu'il vive ; or, quand
nous parlons de faire vivre l'enfant, nous n'avons qu'une manière de comprendre
cette expression ; nous voulons dire : le rendre heureux.
Les images sont encore ce que nous avons de
meilleur pour amener l'enfant à parler (je ne dis pas pour le faire parler). Qui n'a entendu l'accent persuasif avec
lequel le petit enfant demande à sa mère le livre d'images ? Qui n'a vu sa joie
quand il a été en possession du livre désiré ? Qui n'a entendu les explications
qu'il se donne à lui-même dans son patois adorable ? Vingt fois, cent fois, il
répète « le dada, le dada » en montrant le cheval, et le « oua-oua » en
montrant le chien ; vingt fois, cent fois, il frappe le chat qui a enlevé une
côtelette et s'écrie « vilain minet ». Vingt fois, cent fois, il passe sa douce
menotte sur la figure de la « dame » qui lui rappelle sa maman, et il fait les
gros yeux et un geste de menace au bébé qui a cassé une assiette.
Pour l'enfant plus développé, pour celui à
qui l'on raconte ou pour celui qui lit, le livre illustré a un charme
incomparable. Ce que le récit, ce que la lecture lui auraient fait seulement
pressentir, il le voit ; la scène illustrée reste gravée dans sa mémoire ;
chacun des héros du petit roman prend corps ; il a sa physionomie, sa grandeur,
ses ridicules. Dans les rues, l'enfant trouve des ressemblances. « Tiens !
untel » (c'est-à-dire quelqu'un ressemblant à un de ses personnages favoris).
En présence du parti inappréciable que la
mère de famille tire des images, il y a lieu de s'étonner que cet élément
éducatif soit si souvent dédaigné, si souvent mal utilisé, si souvent
inefficace dans les écoles maternelles.
Il est vrai que nos écoles sont bien
pauvres d'images. Que possèdent-elles pour la plupart ? La série des animaux
domestiques et des animaux sauvages, quelques scènes de la vie des champs,
quelques portraits et quelques faits historiques. Il y en a beaucoup dans le nombre
qui ne sont pas appropriées aux petits. Le bébé n'a jamais vu d'éléphant,
d'hippopotame, de girafe; il ne peut donc les reconnaître ; l'image ne lui dit
rien, et il ne dit rien de l'image. Mais il connaît et reconnaît les poules,
les chiens, les chats, les lapins ; il connaît surtout les bébés et leurs papas
et leurs mamans. Il y a le bébé qui fait dodo, celui qui mange sa soupe, celui
qui grimpe à cheval sur les genoux de son père, celui qui pleure quand on le lave;
il y a les petits camarades qui jouent à la toupie ou qui sautent à la corde,
ceux qui lancent la balle et ceux qui dansent en rond; il y a la vie en un mot, et tout ce qui représente
des scènes vivantes attire le regard de l'enfant et captive son esprit. Il nous
faut ces images vivantes. Si nous les avons, il faut apprendre à nous en
servir.
Nous posons d'abord en principe que les
images doivent servir aux deux sections. Or, sauf dans les écoles maternelles
pourvues d'un matériel complet, -écoles presque idéales encore, hélas! – les
images sont dans une des salles, et elles y restent. Il y en a qui, accrochées
au mur, sont difficiles à déplacer ; d'autres qui, attachées au compendium, semblent
y être fixées; d'autres encore « se détérioreraient si on les faisait passer
d'une salle dans l'autre », et puis, pour tout dire, on croit que le matériel
est là pour les grands exclusivement. Les petits sont dans une pénurie absolue ;
quelques tableaux de lecture, un boulier-compteur sont en général toute leur
fortune.
Certes, s'il nous était prouvé qu'il est
impossible d'établir l'équilibre, de partager ou plutôt de constituer une
espèce de roulement entre les deux sections, nous demanderions que les images,
les cubes, les lattes fussent la propriété des petits mais ce serait encore une
transaction douloureuse, à laquelle nous ne serons pas condamnées, car rien
n'empêche d'établir cet équilibre, d'effectuer ce roulement, en attendant
l'époque fortunée où chaque section aura son matériel à elle en toute
propriété.
Dans la section des petits, nous
n'élèverons plus l'image sur un porte-tableau, et nous ne nous armerons plus
d'une baguette ; nous n'essayerons plus de détailler, de disséquer la scène que
nous mettrons devant les yeux de l'enfant, parce que nous ne voudrons plus le faire regarder pour le faire parler. Notre expérience nous a
convaincus que, pour que l'enfant voie
une image, il faut qu'elle soit à sa portée ; il faut qu'il la palpe, qu'il la
tourne et la retourne ; il faut qu'elle se révèle à lui, pour ainsi dire.
Est-il d'abord frappé par l'ensemble ? est-il au contraire arrêté sur un détail
infime ? est-ce de détail infime en détail infime qu'il arrive à constituer le tout
? Je m'interroge moi-même, je tâtonne ; les philosophes affirment, je le sais
bien, que l'esprit de l'enfant va du simple au composé mais, comme pas un de
ces petits ne m'a expliqué sa manière de procéder, j'hésite, j'ai des
scrupules. Je me dis que nous tous, éducateurs, nous faisons irruption dans l'esprit
et dans le cœur des enfants comme des chiens dans des jeux de quilles,
renversant, écrasant brutalement ce qu'ils avaient travaillé à y édifier. Nous devrions
marcher sur la pointe du pied, retenir notre haleine, être pénétrés d'une sorte
d'appréhension religieuse, et nous nous établissons en sauvages dans le pays
que nous croyons avoir conquis, alors que nous ne l'avons qu'asservi. Cette
idée me fait passer un frisson. Nous immiscer dans ces âmes délicates sans les
avoir étudiées, comprises, c'est un sacrilège.
Cette étude de l'âme enfantine, entreprise
sur un groupe nombreux d'enfants, nous donnera, sans doute, une base générale
de méthode mais elle nous fera découvrir aussi tant de variétés que nous nous sentirons
forcées de varier nos procédés.
Pour le moment, le point de départ, c'est
de mettre les images entre les mains de l'enfant. Mais nous sommes arrêtés
avant de nous mettre en route. Il n'y a pas d'images dans les écoles
maternelles. Je dis qu'il n'y en a pas, parce qu'il n'y en a pas assez, parce
qu'elles sont trop grandes pour que le petit enfant en fasse sa chose, et enfin
parce que, pour la plupart, elles ne répondent pas besoins actuels du tout
petit. Mais ces images que nous n'avons pas aujourd'hui, nous les aurons demain.
L'image pénètre partout aujourd’hui : dans
les écoles, comme récompenses ; dans nos maisons, comme réclames des grands
magasins. Elle est distribuée dans la rue… Il n'y a pas un enfant, si pauvre
qu'il soit, qui n'en ait entre les mains. Ces images – même les bons points –
se perdent. Il faut les collectionner. Engagez vos petits élèves à vous les remettre,
découpez-en quelques-unes, faites découper les autres par les plus grands, ou
plutôt par les plus habiles, et faites-les fixer avec de la colle sur des
morceaux de calicot, ou mieux encore sur des morceaux de toile grise de la
dimension d'une page d'album. Ce petit travail, fait sous vos yeux, sera un
exercice excellent pour les doigts, pour le goût, pour l'intelligence. Chaque
feuille illustrée passera entre les mains des petits ; les albums se
constitueront peu àpeu. Les enfants, si j'en crois mon expérience, n'en comprendront
d'abord qu'un seul sujet sur un feuillet ; moins encore : un détail
d'un des sujets ; mais ils y reviendront constamment, répétant à satiété ce qui
les aura frappés; puis peu à peu le cercle s'élargira, toute l'image, puis
toutes les images seront autant deconnaissances, autant d'amies fêtées ;
d'abord l'enfant les saluait d'un geste, puis est venu le mot, bientôt ce
seront les phrases, la conversation… Il parle.
Mais en attendant ces albums, et même
parallèlement avec eux, apprenons à tirer un meilleur parti de nos grandes
images trop petites pour de grandes images
qui seront toujours nécessaires pour l’enseignement
collectif des plus grands et pour certains exercices en commun des petits ;
nous en prenons une, le cheval, si vous voulez ; nous la portons dans la section
des petits et nous la plaçons de manière que les enfants la voient. Nous leur laissons le temps de la regarder,
et je serais bien étonnée que l'un d'entre eux ne s'écriât pas : « un
cheval ! » - C'est un cheval, en effet ; il est beau; il est grand ; il a.
combien de jambes ? et combien d'yeux ? les voit-on tous les deux ? Voyons si
les petits enfants pourraient se placer, eux aussi, de telle sorte que nous ne
vissions qu'un de leurs yeux ? Moi, la maîtresse, je me mets ainsi et vous ne
voyez que mon œil droit (ou gauche). Le cheval a deux oreilles, tous les
chevaux ont deux oreilles. Les enfants aussi ont deux oreilles. A-t-il des bras,
ce cheval ? Non, il n'en a pas ; mais les enfants en ont. Il a une longue queue
et de grands cheveux au cou, - une crinière ; - il a aussi des poils courts sur
tout le corps ; sa queue, sa crinière, tous les poils de son corps sont gris.
Il a une bouche, des naseaux.
Qu'a-t-on mis sur ce cheval ? Une
couverture. Quand il galopera, il aura chaud, et on fera pour lui ce que votre
maman fait pour vous quand vous avez bien couru : elle vous couvre, pour
que vous ne preniez pas froid. Les animaux deviennent malades, ils souffrent
comme les enfants et les hommes ; il faut les soigner. Ceux qui font ou
laissent souffrir les animaux ont mauvais cœur.
Est-ce qu'il galope en ce moment, le cheval
? Non, il est au repos, sur ses quatre jambes. Celui-ci ne peut pas galoper ;
il n'est pas en vie; ce n'est que le portrait d'un cheval. Mais les enfants
peuvent galoper ; ils peuvent faire semblant d'être des chevaux. Voulez-vous
aller un peu au galop ? (dans le préau ou dans la cour) une, deux, trois… Halte !
vous vous fatigueriez trop, mes petits, si vous alliez longtemps de ce train-là.
Prenez le trot... C'est bien. Mais voici une côte (un semblant) : allons
au pas ; puis rentrons à l'écurie.
Laissez alors les enfants libres pendant
quelques minutes ; peut-être quelques-uns parleront-ils du cheval, tandis
que d'autres préféreront le regarder sans rien dire.
Une image d'histoire de France, maintenant.
Ah ! c'est difficile ; je préférerais autre chose. Mais en ce moment nous
sommes en train de nous montrer industrieuses, nous nous servons de ce que nous
avons. La première image qui me tombe sous les yeux, c'est celle qui représente
François Ier près du lit de Léonard de Vinci (non seulement elle me tombe sous
les yeux, mais j'ai souvent vu des directrices s'en servir). J'ai fait mes
réserves, "n'est-ce pas ? j'aimerais cent fois mieux une image
représentant un groupe d'enfants jouant aux quilles, ou des enfants cueillant
des fleurs ; mais, encore une fois, je me sers de ce que j'ai.
Que voyez-vous, mes petits ? Comme tout à
l'heure, nous leur laissons le temps de se rendre compte ; le travail
intellectuel est plus lent pour eux que pour nous. Ce qu'ils verront d'abord,
c'est un homme dans son lit. Il est au lit, parce qu'il est malade, comme la
maman de Charlot, ou le grand-papa de Marthe, ou encore comme le petit Jacques.
Cet homme étant malade, ses amis sont venus
le voir. Il en a beaucoup. Combien ? Il y a des hommes et des femmes. Sont-ils
bien habillés ? comment ? Cet homme a un chapeau à plumes blanches... Et vous faites
détailler les costumes, en cherchant, autant que possible, des points de
comparaison.
« Si nous jouions au malade, maintenant? »
Et vite, un enfant étendu, le médecin tâtant le pouls, les amis venant faire
une visite.
Pourvu que rien ne soit dicté ni imposé aux
enfants, pourvu qu'ils parlent et agissent d'eux-mêmes, tout ira bien.
Prenons les mêmes images et faisons-les
passer aux grands.
« Voici un cheval ; de quelle couleur
est-il ? Les chevaux d'un tel sont-ils de la même couleur ? Non. Celui-ci est
tout gris : tête, cou, jambes,
croupe, etc. Les longs cheveux (poils,
crins) de sa crinière sont gris
aussi. Voyons ses pieds. A chaque pied il y a un seul doigt, terminé par un
ongle énorme : c'est le sabot.
Si le cheval usait son sabot, il ne pourrait plus marcher sans souffrance. Pour
l'empêcher de l'user, on y cloue un fer : le fer à cheval.
« Y a-t-il des dents dans la bouche du
cheval ? Oui, des dents toutes plates, comme nos dents du fond ; elles écrasent
la nourriture du cheval, comme les meules du moulin écrasent le grain en le
réduisant en farine. La nourriture du cheval, c'est l'herbe, l'avoine.
« Pendant qu'il est en vie, le cheval nous
est bien utile : il nous porte ; il traîne les charrues, les charrettes,
les voitures. La femelle s'appelle jument,
elle donne à téter à son petit, le poulain.
Avec les crins du cheval on fait des brosses; sa peau tannée devient du cuir
très épais et très résistant; sa chair est bonne à manger. »
Il y a bien d'autres choses à dire du
cheval, et la directrice a le champ libre; on lui recommande surtout la vérité,
la précision, la simplicité.
Voyons maintenant les adieux de François Ier
à Léonard de Vinci, qui nous tirent l'œil dans un si grand nombre d'écoles.
Les enfants ayant détaillé l'image comme je
l'ai indiqué, la directrice peut dire que le mourant est un peintre qui a fait
des tableaux admirables. « Ces tableaux, on les conserve comme des trésors dans
les musées des grandes villes à Paris, à Londres, à Rome. Ce peintre était un
Italien; il s'appelait Léonard de Vinci. L'homme au chapeau à plumes blanches,
c'est un roi de France : François Ier, qui vivait il y a bien
longtemps, il y a trois cent cinquante ans. Trois cent cinquante ans, c'est
beaucoup d'années; ily a des arbres qui ont cet âge, mais les hommes ne l'atteignent
jamais. Personne dans votre village n'a connu François Ier ; les
grands-pères de vos grands-pères même ne l'ont pas connu.
François
Ier aimait les belles choses : les belles étoffes, les beaux
bijoux, les beaux palais, les statues, les tableaux, et il faisait le possible
pour faire venir en France les artistes (c'est-à-dire ceux qui faisaient ces
belles choses). Il avait attiré dans notre pays Léonard de Vinci, dont il
aimait beaucoup les tableaux, et, quand ce peintre mourut, il vint près de son
lit pour lui faire une dernière visite.»
Il semble qu'il n'y ait vraiment qu'à
vouloir pour que tout redevienne simple, pour que tout redevienne humain ! et
cependant que de routine encore ! que de mort intellectuelle ! Plus je vois
d'écoles maternelles, plus je vois surtout d'écoles relativement bien dirigées :
plus je suis convaincue que nous sommes encore bien loin de la vérité, plus je me
promets de chercher encore, plus je cherche.
Bien souvent je crois avoir trouvé. Cela
m'arrive quand je cause avec des enfants, quand je vois leur regard s'allumer,
quand leur curiosité s'éveille, quand leur rire éclate, quand je les sens vibrer,
quand je les vois vivre. Mais, dès qu'il faut écrire ce que je leur ai dit,
pour que cela serve à d'autres, les formules prennent, malgré moi, la forme
dogmatique ; il semble que la sève s'arrête. Ma pensée, exprimée par une autre
qui n'a pas pensé cela ou qui l'a
pensé d'une autre manière, est moins
mouvementée, le défaut de mouvement s'accentue de l'une à l'autre, la paralysie
gagne. Ici c'était la vie, à quelque distance c'est la mort. Pourquoi ? Parce
que j'ai pris dans mon cœur ce que d'autres prennent dans le livre.
L'enfant arrive à l'école parlant à peine,
soit parce qu'il est encore trop jeune, soit parce que, grâce aux différents
patois que l'on parle dans les trois quarts de la France, le langage qu'il a
entendu jusqu'alors et qu'il entend encore soir et matin diffère de celui de la
maîtresse. Il s'agit de lui enseigner sa langue maternelle. Dans la famille,
cela se fait tout naturellement : l'enfant écoute plus qu'on ne le croit,
il pense, et les expressions lui arrivent chaque jour plus nombreuses et plus
justes. A l'école, c'est terriblement difficile, et les résultats sont lents,
parce que la causerie est bel et bien une leçon
sur un sujet qui n'intéresse pas l'enfant, ou sur un sujet qui l'intéresserait
pour peu que l'on voulût entrer dans ses vues, tandis qu'il le laisse froid,
parce qu'on veut le forcer, lui, à entrer dans les vues d'autrui.
Pendant des années, les enfants des salles
d'asile ont répondu par monosyllabes à une question directe, ou tous ont récité
des phrases toutes faites que leur mémoire avait retenues.
« Ce n'est pas cela, avons-nous dit aux
directrices. L'enfant doit penser avant de parler, puisque la parole est
l'expression de la pensée ; ne lui dictez pas ses réponses ; la phrase
qu'il aura faite lui-même vous prouvera seule qu'il a une idée nette, une idée
à lui. Un seul mot, sujet ou complément, n'exprime pas une pensée ; ne vous
contentez pas d'un seul mot. »
Nous avons été compris et obéis…
servilement. Nos conseils, pris au pied de la lettre, tuent toute initiative intellectuelle
chez les enfants. J'en ai des preuves récentes.
J'étais dernièrement dans une école
maternelle que je dirais excellente si je ne la jugeais que sur le dévouement
absolu de la directrice, qui, jour après jour, y épuise ses forces. Livrée à
ses propres inspirations, cette brave et intelligente fille aurait sans doute
trouvé des procédés pour développer ses petits élèves; mais elle a dû obéir à
la méthode autoritaire, implacable,… puis les parents veulent des résultats immédiats,…
puis elle soutient une concurrence aussi implacable que la méthode. Bref, son
école, qui devrait être une bonne école maternelle, est une mauvaise école
primaire.
« Voulez-vous faire causer les enfants ? » demandai-je
à Mlle X… pour faire cesser une dictée au tableau noir qui me désespérait.
Elle fit lever une petite fille de cinq à
six ans (disons en passant que ce seul fait d'être obligé de se lever paralyse
presque toujours la spontanéité de l'enfant; je voudrais qu'à l'école
maternelle on renonçât à cette habitude).
« Comment s'appelle ta petite sœur?
- Julia, répondit l'enfant, en levant vers
nous de jolis yeux bleus qui souriaient aussi gracieusement que ses lèvres.
- Est-ce ainsi que l'on doit répondre ? tu
sais bien que je ne vous permets jamais de répondre par un seul mot. Fais une
phrase. »
Le front de l'enfant se rembrunit. Elle
resta muette.
« Voyons, ma chérie; dis comme moi : Ma
petite sœur s'appelle Julia.
- Ma petite sœur s'appelle Julia, récita
l'enfant.
- C'est très bien. Et quel âge a-t-elle, ta
petite sœur?
– Trois ans.
– Encore ! Tu sais très bien qu'il
faut répondre : Ma petite sœur a trois ans. »
Ce fut fini. La petite sœur de Julia ne
répondit rien ; elle s'assit ; ni ses yeux bleus ni sa bouche ne souriaient
plus.
Et c'est tout naturel. Si j'avais demandé à
la directrice comment elle se nommait, elle m'aurait dit tout simplement son
nom, au lieu de le faire précéder dela formule sacramentelle : Madame, je me
nomme X ou Y ou Z.
« Et toi, dis-je à un petit voisin de
l'enfant interloquée, comment te nommes-tu ? – François. – Aimes-tu bien les
gâteaux? – Oui. Lesquels aimes-tu? Les babas. – Les babas. Comment sont-ils ? –
Il y a du rhum. – Et encore ? – Et du raisin. – Pourquoi aimes-tu les babas ? –
Parce qu'ils sont bons. – Mais les autres gâteaux, aussi, sont bons ; pourquoi
choisis-tu de préférence les babas ?... Aidez-le tous. Que ceux qui aiment les
babas lèvent la main. » Toutes les mains se levèrent, mais personne n'osait
dire pourquoi le baba obtenait ainsi tous les suffrages ; on ne me connaissait
pas encore assez pour se permettre une telle sincérité. - « Eh bien ! dis-je,
moi, je les préfère parce qu'ils sont plus gros… »
Oh ! c'était bien cela pour tout le
monde.
Les éléments de la leçon de langue
maternelle étant désormais rassemblés, rien de plus facile que de les mettre en
œuvre, et les enfants s'y prêtent de fort bonne grâce. « J'aime les gâteaux. »
« Les babas sont les gâteaux que je préfère », ou mieux encore « J'aime les
gâteaux, surtout les babas ». « Dans les babas il y a du rhum et du raisin de
Corinthe. » « Je choisis les babas parce qu'ils sont plus gros. »
De là à composer une petite histoire comme
celle qui suit, il n'y a qu'un pas.
« La maman de François lui a donné deux
sous. Il est allé chez le pâtissier, et il a acheté un baba, un gros baba avec
du raisin de Corinthe et du rhum. Comme il allait mordre dedans, sa petite
cousine Julia est arrivée. « En veux-tu, du gâteau ? lui a dit François. – Oh !
oui », a répondu la fillette, avec des yeux brillants de joie. François a fait
deux parts de son gâteau, et, comme les babas sont gros, il a eu le plaisir de
donner une grosse part à sa cousine. »
Mais, vraiment ! peut-on faire imprimer de
telles leçons ? Prises au moment même, sur
le vif, elles sont évidemment bonnes ; mais parler aux enfants comme dans
les livres ou dans les journaux, les faire parler comme des livres ou des
journaux, exiger des réponses dans une forme déterminée, c'est tuer leur spontanéité.
Des enfants qui récitent et qui écrivent des phrases sous la dictée ressemblent
aussi peu aux enfants qui s'ébattent et babillent, que les oiseaux alignés aux
devantures des empailleurs ressemblent peu à ceux qui font leur nid dans les
buissons fleuris.
Un autre procédé est en train d'ankyloser
davantage l'enseignement de la langue maternelle. C'est celui qui consiste à
écrire sur le tableau noir (c'est la maîtresse qui s'en charge), et ensuite sur
les ardoises, chaque phrase construite par les enfants.
La leçon débute ainsi : « Qu'est-ce
que je tiens à la main ? – Une boîte » (c'est en effet souvent une boîte). La
directrice écrit au tableau noir le mot boîte
et le fait lire aux enfants. « Quelle est la forme de cette boite ? Ronde. » La
directrice écrit le mot ronde. Les
enfants le lisent. « Est-elle ouverte ou fermée ? Fermée. » Le mot fermée s'ajoute sur le tableau aux mots
déjà inscrits. La directrice ouvre la boîte. « Que contient-elle ? – Des plumes
» (ou tout autre objet),
Faisons maintenant une phrase : La boîte est ronde ; elle est fermée ; quand
on l'ouvre, on voit des plumes. Cette phrase est écrite tout entière au
tableau noir ; les enfants prennent leur ardoise et la reproduisent. Ils
sont vingt ; ils sont trente ; ils sont quarante. Ils sont quarante très
souvent. Quand la phrase a été écrite par les plus habiles, il y a une bonne
demi-heure, non, une grosse
demi-heure, que l'exercice dure. Il faut cesser.
Montre en main, j'ai assisté à beaucoup
d'exercices de ce genre. Voici un de mes souvenirs les plus récents. Les
enfants ayant lu le mot arbre, la
directrice leur demande : « Qu'est-ce qu'un arbre ? Où y a-t-il des arbres
? » On arrive, par le procédé cité plus haut, à cette phrase : Il y a des arbres dans la cour. La
phrase est écrite au tableau noir, puis sur l'ardoise ; total : vingt
minutes. Est-ce du langage maternel ? Est-ce de l'exercice d'invention ? C'est
l'un et l'autre, puisqu'il y a eu les éléments de la phrase, puis la
composition de la phrase ; mais c'est surtout un exercice d'écriture, puisque,
sur les vingt minutes qu'a duré la leçon de langage maternel, quinze minutes
ont été consacrées à la transcription sur l'ardoise. En somme, les enfants
n'ont pas parlé.
Comment donc procéder ?
Revenons
à nôtre arbre. C'est une plante.
« De quoi se compose l'arbre ? - D'une
racine. Et encore ? - D'une grosse tige qui s'appelle le tronc. Et encore ? –
De branches, de feuilles. – Et encore ? – De fleurs, de fruits. » Composons
maintenant notre phrase L'arbre a une
racine, un tronc, des branches, des feuilles, des fleurs, des fruits.
« Où y a-t-il des arbres? – Dans la cour,…
dans les jardins,… le long des avenues,… dans les bosquets,… dans les bois,…
dans les forêts,… dans les vergers,… le long des rivières, etc. »
La phrase se trouve toute faite : Il y a des arbres dans la cour, dans les
jardins, le long des avenues, dans les bosquets, dans les buis, dans les
forêts, dans les vergers, au bord de l'eau.
« Quels sont les arbres que vous voyez dans
la cour (ou dans le jardin, ou le long des avenues) ? – Des acacias, un
platane. – A quoi reconnaissez-vous l'acacia ? – A ses feuilles. – Comment sont-elles
disposées ? – Il y a une tige, puis une feuille au bout, puis des feuilles de
chaque côté de la tige. – Sont-elles découpées, dentelées ? – Non. – A quoi
reconnaissez-vous les platanes ? – A leurs feuilles, qui ont trois grands
festons pointus. – Et encore ? – A l'écorce. -
Qu'avez-vous remarqué à l'écorce du platane ? – Elle s'enlève par
morceaux. Il y a dans la cour des acacias
et un platane ; nous les reconnaissons à leurs feuilles et à leur écorce.
« Comment appelle-t-on les arbres qui nous
donnent des fruits bons à manger ? – Des arbres fruitiers. – Où sont, en
général, les arbres fruitiers ? – Dans le verger. – Nommez-moi des arbres
fruitiers. – Les cerisiers, les poiriers, les pruniers, les pêchers. – Quels
sont ceux qui nous donnent d'abord leurs fruits ? – Les cerisiers. – Pourquoi ?
Parce que les cerises ont besoin pour mûrir de moins de chaleur que les autres
fruits. Les arbres fruitiers sont dans le
verger. Les cerises mûrissent les premières. »
Les questions peuvent être multipliées, et
les phrases peuvent s'ajouter aux phrases. Nous ne voyons de limites à cet
exercice que le temps, ou plutôt l'élasticité d'esprit des enfants ; au
premier indice de lassitude, il faut s'arrêter. Alors la directrice écrira au tableau
noir une ou plusieurs des phrases que les enfants ont composées, et, après un
chant et des évolutions ou une course dans le jardin, cette phrase ou ces
phrases seront reproduites sur l'ardoise.
L'enfant qui sait parler – mais celui-là
seulement – doit apprendre des poésies : pour exercer sa mémoire d'abord –
la mémoire est une faculté merveilleuse qu'il ne faut pas laisser s'atrophier –
et aussi pour que la vérité morale que l'éducateur veut inculquer à son petit
élève soit, comme une perle fine, enchâssée dans une élégante et riche monture.
La poésie, c'est le « Bon » revêtu du « Beau ».
Mais c'est très délicat, de leur faire
apprendre des poésies ! non pas à cause d'eux-mêmes, mais parce qu'il n'y a,
pour ainsi dire, pas de poésies enfantines. Notre grand La Fontaine serait bien
étonné d'apprendre qu'il a composé ses fables pour les enfants des écoles
maternelles.
On puise- beaucoup dans les fables, et l'on
a raison ; une fable bien appropriée est un des meilleurs morceaux qu'on puisse
choisir. Le drame est pris sur le vif, dans la nature même ; il est question
d'hommes, mais surtout d'animaux et de plantes qui parlent, comme dans les
contes de fées. Le vers fait tableau, et puis il chante aussi, pour peu qu'on
le fasse chanter. Mais on choisit mal ! Les plus belles fables, le Chêne et le Roseau, les Animaux malades de la peste, etc., échappent
aux enfants, non seulement à cause de la moralité, mais aussi à cause de la
majesté avec laquelle elles sont écrites. La conclusion de la fable le Corbeau et le Renard
Apprenez que tout
flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute,
est
absolument inintelligible pour eux. Il y a, à ce sujet, une étude très
intéressante à faire et qui doit tenter les directrices des écoles maternelles.
Dans La Fontaine, je choisirais le Loup
et l'Agneau, en supprimant les deux premiers vers, le Rat de ville et le Rat des champs, le Loup et la Cigogne, le
Coche et la Mouche, la Cigale et la
Fourmi (pourvu qu'on fasse sentir à l'enfant le révoltant égoïsme de la cigale).
Dans Florian, plus accessible aux jeunes
intelligences, je prendrais l'Aveugle et
le Paralytique, l'Enfant et le Miroir,
la Carpe et les Carpillons, la Guenon, le Singe et la Noix et un
certain nombre d'autres. Et après ? Après il y a quelques fables de
Lachambaudie, et puis les Enfantines
de Ratisbonne, dont un très petit nombre
sont accessibles aux enfants du peuple (sauf à Paris), peut-être, et puis, il
faut chercher, ouvrir vingt recueils.
En tout cas, ce qui est indispensable,
c'est que l'enfant comprenne. Un travail préparatoire très soigné doit précéder
l'exercice de mémoire. Le morceau sera raconté en prose, raconté et même joué
si c'est possible.
Je prends pour exemple la Guenon, le Singe et la Noix. Les enfants feront d'abord
connaissance avec les héros de la fable ; ils verront leur portrait et
puis recevront les notions d'histoire naturelle qui les concernent. Ensuite,
quoi de plus simple que de leur faire faire un jeu, le jeu de la guenon, du
singe et de la noix ? Après le jeu, la directrice lira la fable ; elle fera remarquer
à son petit auditoire que l'idée est toujours la même, en vers et en prose, que
l'expression seule diffère, que c'est plus joli ainsi, plus facile à retenir.
Toutes les poésies ne peuvent pas être
ainsi « mise sà la scène », mais la leçon doit toujours précéder ; en voici
une, un peu longue peut-être, mais que j'ai choisie parce qu'elle me paraît
être bien dans le ton. Elle peut, d'ailleurs, être partagée en trois parties indépendantes
les unes des autres : première partie, les quatre premières strophes,
auxquelles on ajoutera les deux dernières, qui renferment la leçon de morale ;
deuxième partie, les quatre strophes à partir de la cinquième, en ajoutant
encore les deux dernières ; troisième partie, les six dernières strophes. Le
ton en est simple ; il y a peu d'inversions, peu de figures difficiles à
saisir ; presque toutes les expressions font partie du vocabulaire des enfants;
il faudra d'ailleurs s'en assurer. Rien de plus facile : il s'agira de
leur faire rendre compte des idées contenues dans chaque strophe.
TRAVAILLONS
Mes
enfants, il faut qu'on travaille ;
II
faut tous, dans le droit chemin,
Faire
un métier vaille que vaille
Ou
de l'esprit ou de la main.
La
fleur travaille sur la branche ;
Le
lis, dans toute sa splendeur,
Travaille
à sa tunique blanche ;
L'oranger,
à sa douce odeur.
Voyez
cet oiseau qui voltige
Vers
ces brebis, sur ces buissons,
N'a-t-il
rien qu'un joyeux vertige ?
Ne
songe-t-il qu'à ses chansons ?
Il
songe aux petits qui vont naître
Et
leur prépare un nid bien doux ;
Il
travaille, il souffre peut-être,
Comme
un père l'a fait pour vous.
Ce
bon cheval qui vous ramène
Sur
les sentiers grimpants des bois,
Croyez-vous
qu'il n'ait point de peine
A
vous porter quatre à la fois ?
Et
pourtant c'est comme une fête
Lorsqu'il
vous sent tous sur son dos ;
Les
autres jours, la pauvre bête
Traîne
de bien plus lourds fardeaux.
Entendez
crier la charrue
Tout
près de vous, là dans ce champ ;
Voici
l'attelage qui sue
Et
qui fume ausoleil couchant.
Ils
y vont de toutes leurs forces,
Et
de la tête et du poitrail,
Ces
deux grands bœufs aux jambes torses.
Certes
c'est là du bon travail !
Là-bas
le chien court, il aboie
Et
poursuit brebis et béliers…
Croyez-vous
que c'est de la joie,
Qu'il
folâtre sous les halliers ?
Il
va, gronde, battu peut-être,
De
l'un à l'autre en s'essoufflant ;
Il
va, sur un signe du maître,
Rassembler
le troupeau bêlant.
Mais
qui bourdonne à nos oreilles ?
Regardez
bien : vous pouvez voir
Nos
chères petites abeilles
Qui
butinent dans le blé noir.
C'est
pour vous que ces ouvrières
Travaillent
de tous les côtés
Sur
les jasmins, sur les bruyères.
Elles
vont cueillir vos goûters.
Il
n'est point de peine perdue
Et
point d'inutile devoir ;
La
récompense nous est due,
Et
nous savons bien la vouloir.
Le
moindre effort l'accroît sans cesse,
Surtout
s'il a fallu souffrir.
Travaillez
donc, et sans faiblesse :
Ne
plus travailler, c'est mourir.
V. DE LAPRADE.
L'exercice de mémoire sera précédé d'une
petite leçon dans ce genre.
Il pleut au dehors ; le vent souffle et
courbe les arbres ; à l'abri dans l'école, nous plaignons ceux qui luttent
contre la tempête.
A qui devons-nous cet abri ?
Nous le devons au travail des ouvriers carriers, qui ont creusé le sol et en ont
extrait la pierre; au travail des
maçons, qui l'ont taillée ; au travail
des bûcherons, qui ont coupé les arbres dans la forêt; au travail des menuisiers, qui ont scié, raboté le bois ; au travail des mineurs, qui ont extrait le
fer de la terre ; au travail des
fondeurs, des forgerons ; au travail
des charpentiers, des couvreurs, des vitriers, des peintres.
Quand vous rentrerez chez vous à midi, la
soupe fumante sera sur la table. A qui la devrez-vous, cette soupe
réconfortante ?
Au travail
du cultivateur, qui à préparé la terre, semé, soigné et récolté le blé et les
légumes ; au travail du
boulanger, qui a fait le pain ; au travail
du bûcheron, du charbonnier ; au travail
du saunier, qui a recueilli le sel dans les marais salants ; au travail des marins, qui ont traversé
l'Océan pour aller chercher le fruit du poivrier ; au travail de votre mère, qui a épluché, lavé les légumes, surveillé
la cuisson.
Ce matin, des musiciens ont traversé la
ville. Arrivés sur la place, ils ont joué du violon, de la harpe ; les sons de
ces instruments vous ont mis en joie ; vous vous êtes groupés, vous avez dansé.
Ce plaisir, vous le devez au travail du luthier, qui a fait les
violons et les harpes; au travail du
compositeur de musique, qui a inventé les airs ; au travail des musiciens, qui
les ont appris, comme on apprend une
leçon dans les livres, et qui ont rendu leurs doigts souples à force de leur
faire faire la gymnastique.
Vous aimez à recevoir votre petit journal
chaque mois. Les grands le lisent pour eux-mêmes et puis pour les petits; ils
racontent ensuite les histoires à leurs parents.
Ce journal, à qui le devez-vous ? Vous le
devez au travail encore, au travail
toujours : au travail du papetier
et de l'imprimeur ; au travail des
écrivains, qui inventent, puis écrivent les histoires ; au travail des dessinateurs ; au travail
de l'éditeur, qui a réuni dessinateurs, écrivains et imprimeurs et les a aidés
de ses conseils et de son argent, comme le chef d'une administration dirige et
paye ceux qu'il emploie. Vous le devez enfin au travail des employés de la
poste, du facteur.
Les produits de la terre, votre nourriture,
votre logement, votre vêtement, presque toutes vos jouissances, vous les devez
au travail.
Il y a des hommes qui ne travaillent pas.
Ils s'ennuient, ils ne savent que faire d'eux-mêmes ? ils sont mécontents de
tout et finissent par faire des choses coupables. Quand vous entendez parler
d'un querelleur, d'un ivrogne, d'un voleur, vous pouvez presque toujours dire
que cet homme est un paresseux.
Pour qu'un homme aime le travail, il faut
qu'il l'ait aimé étant enfant, que, tout jeune, il ait compris que le paresseux
est inutile à lui-même et aux autres, et qu'il est malheureux.
L'enfant doit travailler dans la maison
pour rendre service à son père, à sa mère, à ses frères et sœurs plus jeunes. A
l'école il doit travailler pour apprendre les belles et bonnes choses qui
embellissent la vie.
L'enfant laborieux deviendra un bon ouvrier
et un honnête homme.
Les animaux travaillent, eux aussi.
L'oiseau fait son nid avec les brins de paille, la mousse et les feuilles qu'il
a recueillis lui-même quand ses petits sont trop jeunes pour manger tout seuls,
il leur donne la becquée.
La fourmi fait pendant l'été ses provisions
d'hiver. Le ver à soie tisse le cocon dans lequel il s'endort et se transforme…
Il y a des animaux que nous faisons
travailler pour nous.
Le cheval nous porte, ou il porte nos
fardeaux, ou il traîne nos voitures.
Les bœufs tirent la charrue.
Le chien garde la maison ; va à la chasse ;
veille sur le troupeau.
L'abeille dépose, dans les ruches que nous
avons préparées, la cire et le miel qu'elle fait avec le pollen et le suc des
fleurs.
Tout travaille ! les arbres grandissent, se
parent de bourgeons et de feuilles au printemps, de fleurs et de fruits en été
et en automne ; les vapeurs de la terre montent vers le ciel et retombent en
pluie ; la terre tourne…
Mes petits enfants, aimons le travail.
Je crois avoir passé en revue tous les
éléments éducatifs dont nous disposons à l'école maternelle pour les enfants de
la première section. Dans cette section de l'école maternelle, il faut
seulement de l'hygiène, de l'éducation, du bonheur.
Mais, dira-t-on, la lecture ?
Pour les petits il ne saurait être question
de lec-ture, parce qu'il n'est pas admissible qu'on enseigneà lire à, un enfant
qui ne sait pas parler. Ce fait invraisemblable existe cependant, il existe partout.
Je sais que les directrices des écoles
maternelles ont fort affaire pour contenter à la fois les personnes ayant
qualité pour leur donner une direction pédagogique, et les parents de leurs
petits élèves, qui, manquant de notions justes sur l'hygiène intellectuelle, se
figurent que leurs enfants n'apprennent rien et perdent leur temps s'ils
n'apprennent pas à lire. Mais il est évident que l'appréciation de ces derniers
ne peut entrer ici en ligne de compte. Les programmes d'enseignement, élaborés
par des personnes compétentes et autorisées, approuvés, après discussion, par
le Conseil supérieur de l'instruction publique, ne doivent, en aucun cas, être
modifiés au gré des parents, pas plus à l'école maternelle qu'à l'école primaire,
pas plus à l'école primaire que dans les lycées.
Le résultat est, d'ailleurs, tout opposé à
l'impatience des parents quant à la lecture. Quelque peu experts qu'ils soient,
je ne puis croire que ce soit au point de vue strict de l'emploi des heures
qu'ils y tiennent. C'est pour que leur enfant sache lire de bonne heure. C'est
pour qu'il entre lisant couramment à l'école primaire, et ils ont raison en ce
point. Mais leur désir est loin d'être réalisé.
Depuis six ans je note avec soin le nombre
d'enfants de six à sept ans sachant lire dans les écoles maternelles, et je
puis affirmer que je n'en ai pas encore rencontré cinq sur cent lisant
couramment et avec intelligence, c'est-à-dire assez familiarisés avec les
combinaisons de lettres pour pouvoir penser à ce qu'ils lisent, au lieu de
penser à déchiffrer les mots, et que je n'en ai pas noté dix sur cent – toujours de
six à sept ans – sachant lire matériellement.
D'où je conclus que les enfants des écoles
maternelles perdent une moyenne de trois ans sur leurs tableaux et leurs livres ;
et malheureusement ce temps perdu pour la lecture n'est gagné ni au point de
vue physique, ni au point de vue intellectuel, ni au point de vue moral.
On ne pèche pas impunément contre la
logique ; or il est absolument contraire à la logique de forcer l'intelligence
à accepter une nourriture qu'elle ne peut s'assimiler ; il est absolument
contraire à la logique d'enseigner à lire à des enfants qui ne savent pas parler.
L'école maternelle n'est pas une école : c'est un établissement
d'éducation et non d'instruction. Qu'est-ce qui élèvera à la dignité d'éducatrices,
de mamans, les directrices qui s'obstinent à rester maîtresses d'école ? Je ne
vois qu'une force capable d'opérer cette transformation. Cette force, c'est l'amour.
L'amour pour l'enfant, l'amour intelligent, actif, expansif, dévoué, l'amour
enthousiaste, mêlé de respect pour cet être à la fois si frêle et si exquis :
c'est là le fondement de la pédagogie à l'école maternelle, le fondement, le
corps de l'édifice et la charpente.Pauline Kergomard - L'éducation maternelle dans l'école
L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle.
I- Education
I- Education
1.
L'école maternelle - 2. Le local - 3. Qu'est-ce qu'une école maternelle
? - 4. L'école maternelle éducatrice - 5. L'école maternelle mixte - 6.
L'éducation, ensemble de bonnes habitudes - 7. Education morale
II- La section des petits
8. Eléments éducatifs dont dispose l'école maternelle
9. Le sectionnement
Voir aussi l’article « Maternelles
(Ecoles) » de P. Kergomard dans le dictionnaire Buisson de 1911 : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3142)
11. La lecture (numérisé par Michel Delord)
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
source image : http://www.amazon.fr/Pauline-Kergomard-Alain/dp/2912470226/ref=sr_1_2?s=books&ie=UTF8&qid=1320492026&sr=1-2
PAR
Mme
P. KERGOMARD
INSPECTRICE
GÉNÉRALE DES ÉCOLES MATERNELLES
LIBRAIRIE
HACHETTE ET Cie, PARIS, 1886
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