5 novembre 2011

La géographie pour les 5-7 ans, par Pauline Kergomard


CHAPITRE XVII

LA GÉOGRAPHIE


L'enseignement de la géographie est absolument détourné de son but descriptif.  – La géographie, ce sont les climats, la flore, la faune. – La géographie est intimement liée aux leçons de choses. – Le sable dans la cour. – Le sable dans la classe. – La géographie par les constructions. – Nécessité de l'orientation au début.

J'ai gardé la géographie pour la fin. Est-ce le cas de dire : « aux derniers, les bons » ? Presque… si l'on s'inspirait, pour l'enseigner aux enfants, de la simple définition placée au commencement de tous les livres de géographie dont on se sert dans les écoles.
« La géographie est la description de la terre. »
Ce principe établi, voyons un peu ce que l'on en fait.
« La terre est ronde ; elle a la forme d'une boule immense ; l'eau couvre les trois quarts de sa surface. »
C'est encore de la description. Je continue. « La terre est divisée en cinq parties : l'Europe, l'Asie, l'Afrique » etc. « L'Europe se divise en 16 contrées principales, dont 4 au nord qui sont la Suède... », etc.
« La France se divise en 86 départements… »Il y a longtemps que ce n'est plus de la description. « L'école maternelle est dans le département de la Creuse (je choisis la Creuse parce que c'est le point central), dont le chef-lieu est Guéret ; les sous-préfectures sont Aubusson, Bourganeuf, Boussac... »Arrêtons-nous ici. Les enfants s'y arrêtent longtemps ; ils y restent ; ils s'y ankylosent. Mais la «description » ? Sur cette terre qui est ronde il y a des pays qui sont brûlés par le soleil et où la végétation est prodigieuse ! les arbres y sont énormes, les fleurs y ont des couleurs éclatantes et un parfum pénétrant. Il y a d'autres pays où le soleil ne parvient pas à fondre la glace amoncelée en montagnes, il n'y a pas de fleurs, pas de fruits. Dans les premiers pays, toujours l'été, un été brûlant ; dans les seconds, l'hiver, un hiver glacial. Il y a des pays où l'on n'a jamais trop chaud et jamais trop froid, où l'on passe, presque sans s'en apercevoir, d'une saison à l'autre ; où l'on a de beaux arbres, de belles fleurs, de bons fruits presque aussi beaux et aussi bons que dans les pays brûlés, où l'on peut, comme dans les pays froids, patiner et faire des boules de neige.
Notre France est un de ces heureux pays. Elle est belle et elle est bonne.
Ici (et la directrice a devant elle un tas de sables c'est dans la cour, ou, si c'est dans la salle, une table creuse pleine de sable : un de mes rêves non encore réalisés), ici c'est la montagne, riante au pied, couverte de forêts, où vivent les lapins, les chevreuils, les sangliers et quelques loups aussi ; tout en haut, c'est la gorge, où ne croissent que les noirs sapins ; de cette montagne, les eaux s'écoulent en cascades, qui sautent de rocher en rocher, s'éparpillent en ruisseaux dans la plaine, et se réunissent en larges rivières, qui arrosent le pays et font tourner les roues des usines où travaillent vos papas. Là c'est la rivière ; puis c'est la plaine, où les troupeaux de vaches paissent l'herbe verte ; la plaine où croissent le blé qui vous nourrit, les cerises succulentes que vous aimez tant, le lin et le chanvre dont vos chemises sont faites.
Là encore, c'est la mer aux flots salés, sans cesse soulevés en vagues qui se poursuivent sans relâche, et sans relâche aussi viennent se briser sur la côte. Ici la côte est toute plate, couverte de sable fin ou de galets : c'est la plage, la grève ; là elle est toute creusée et hérissée de grands rochers qui forment des caps ; plus loin elle s'élève droite, presque comme une muraille, c'est la falaise (et la directrice continue sa construction).
Ensuite, il y a des villes, où beaucoup d'hommes vivent et travaillent ensemble. Voici la plus grande, Paris (quelques pierres ou des cubes simulent les maisons mieux encore, elle place des maisons de papier confectionnées par les enfants eux-mêmes à l'heure du pliage), Paris, au bord de la Seine, qui part de ces hauteurs et descend de plus en plus jusqu'à l'Océan ; voici Marseille, au bord de la Méditerranée, bleue comme le ciel dans les plus beaux jours ; puis Lyon, Bordeaux… il y en a d'autres encore, moins grandes, mais bien situées aussi, entourées de belles campagnes.
Et puis... ce beau pays de France que nous aimons tant, parce que nous y sommes nés, parce que nos pères l'ont cultivé, parce que c'est un généreux pays que le monde entier admire, la France n'est pas le seul pays que l'on aime à connaître. Si nous traversions ces hautes montagnes qu'on appelle les Alpes, nous arriverions en Italie ; si nous marchions de ce côté-ci (vers le nord), nous arriverions au bord d'un petit bras de mer, que l'on traverse en une heure et demie pour se rendre en Angleterre ; et elle leur parle de l'Italie et de ses hivers plus doux que les nôtres, des Italiennes au costume pittoresque ; de l'Angleterre et de son industrie qui rivalise avec celle de la France.
La géographie, c'est la flore et la faune : les fleurs, les fruits, les animaux ; elle est intimement liée aux leçons de choses. C'est de la mer qu'on extrait le sel qui ajoute sa saveur à celle de tous nos aliments ; pour avoir du café, il faut aller en Arabie, dans les îles de la côte orientale de l'Afrique, puis dans nos îles de là mer des Antilles (la Guadeloupe, la Martinique) ; le thé nous vient de la Chine ; nous n'en avons pas chez nous ? pourquoi ? C'est que le soleil, qui mûrit nos olives sur les bords de la Méditerranée, n'est pas assez chaud pour le caféier, pour l'arbre à thé. Le cheval vit dans tous les pays, mais le lion ne vit que dans les déserts brûlants ; le rossignol se plaît sur nos arbres, mais l'oiseau-mouche aux superbes couleurs est un des bijoux des contrées les plus chaudes de l'Amérique ; et l'autruche, dont les belles plumes ornent les chapeaux des femmes, l'autruche dont les œufs pèsent 1 kilogramme, naît en Afrique et dans l'Inde.
C'est le pays des fleurs, c'est le pays des fruits, c'est le pays des animaux qui intéressent les enfants ; ce n'est pas la ville qu'habite un préfet, un sous-préfet ou un juge de paix.
Ce pays, il se le figure quand il l'a modelé lui-même, quand il en a élevé les montagnes et étendu les plaines, quand il a fait serpenter un ruisseau dans ses vallées, qu'il a planté des arbres en miniature dans les endroits où il y a des forêts, et qu'il a élevé des maisons dans les endroits où il y a des villes.
C'est pour cela qu'à la place de la carte, à laquelle les enfants ne comprennent rien, je demande du sable, non seulement dans la cour, mais dans les salles d'exercices : c'est très pratique. Un jour, à Berne, dans un de ces jardins d'enfants comme il y en a encore trop dans beaucoup de pays, un jardin d'enfants où il y a beaucoup d'enfants mais pas de jardin, je me demandais ce que les pauvres petits pouvaient faire toute la journée dans une salle située au premier étage et où le soleil n'entrait qu'avec beaucoup de discrétion, lorsque la directrice me montra son matériel.
Il y avait là, entre autres choses intéressantes, des boîtes d'une trentaine de centimètres de longueur sur quinze ou vingt de largeur (la dimension ne fait rien à l'affaire), pleines de sable légèrement humide. Chaque enfant prit la sienne et l'exercice commença. On creusa des lacs, on éleva des montagnes, on fit des jardins anglais avec des rivières microscopiques serpentant autour des massifs (ces rivières étaient formées par de petites lamelles de zinc). Dans une autre école plus pauvre encore, il n'y avait pas de boîtes : chaque enfant avait devant lui, sur la table, son tas de sable, qu'il travaillait avec une espèce de couteau à papier.
Après bien des efforts infructueux, j'ai fini par acclimater le sable dans une école maternelle de Marseille. La veille de la distribution des boîtes, le préau était morne, il était lamentable. Quelques heures après la bienheureuse distribution, je revins pour en voir les résultats. C'était un pays enchanté. Les yeux des enfants brillaient ; de petits rires clairs traversaient la salle comme des chants d'oiseaux. Et quel accueil on me fit ! « Reste encore, madame ! » « Tu reviendras, madame ? »
Et qu'on ne me dise pas que je démarque les Allemands, parce que j'engage les directrices à imiter un procédé employé dans une école de la Suisse allemande. Le sable ! un procédé allemand ! Lorsqu'il y a bien, bien des années, j'allais avec ma mère sur la plage et que je forais des puits dans le sable humide, et, que j'élevais des forteresses, et que je creusais des lacs que la vague écumante venait remplir, est-ce que je faisais alors de la méthode allemande ? Ah! si ma mère avait insisté pour que mes puits fussent absolument « cylindriques », pour que mes briquettes fussent coupées à « angles droits », pour que les pignons de mes châteaux forts fussent des« triangles » vraiment « équilatéraux », peut-être eussions-nous fait de la méthode allemande. Mais, en cet heureux bon vieux temps, les enfants n'étaient pas abreuvés de géométrie, et, sous prétexte de faire l'éducation de leur œil, on ne travaillait pas à étouffer leur spontanéité intellectuelle, leur imagination, leur esprit. Nous entendons bel et bien aujourd'hui faire de la méthode française.
Quand je prononce ou quand je lis ces deux mots, « méthode française », il me semble voir une clarté. C'est la méthode de la raison, du bon sens ; c'est l'indépendance, la personnalité intellectuelle vivifiées encore par ce fonds de bonne humeur, de vivacité d'esprit naturel qui est le propre de notre tempérament national.
Favoriser d'abord le développement physique, la santé du corps étant le plus sûr garant de celle de l'esprit ; laisser faire aux enfants leur métier d'enfants, pour que, devenus hommes, ils puissent faire leur métier d'hommes ; leur enseigner à voir ce qu'ils regardent ; à se rendre compte de l'ensemble et des détails, et à en rendre compte dans leur langage ; à comparer les choses entre elles ; exciter la curiosité de savoir par des leçons courtes, claires, vivantes, sur des sujets concrets avec exemples à l'appui ; se garder de l'abstraction, qui, ne pouvant être comprise, ne peut intéresser et habitue par degrés les enfants à l'indolence intellectuelle ; ne se servir de la mémoire que pour graver dans l'esprit les choses que l'intelligence s'est assimilées ; faire explorer aux enfants le domaine de la vérité, de manière à leur laisser la joie de la découverte n'arriver à la définition – que devra retenir la mémoire – que lorsqu'ils auront pu la déduire eux-mêmes ; provoquer leurs observations, leurs objections ; encourager leurs saillies ; cultiver leur imagination par la description des beautés de la nature, différentes de celles qu'ils voient tous les jours et qu'on leur aura préalablement fait apprécier ; faire éclore dans leur cœur les germes de bonté, de générosité, d'enthousiasme qu'il renferme, par des histoires réelles ou non, mais toujours probables et appropriées à leur âge ; faire naître le sentiment du beau par la vue des belles choses, le goût de la musique par des chants bien choisis ; rendre les doigts habiles par l'habitude du travail manuel ; se garder toujours de faire produire à l'intelligence des fruits hâtifs. Voilà ce que j'appelle la méthode française.
Nous voilà bien loin des préfets et des sous-préfets. Puisque nous en avons éloigné les enfants, ne les en rapprochons plus. Quand ils seront à l'école primaire, ils apprendront la géographie politique, et ils la comprendront d'autant mieux qu'ils auront fait la géographie pratique et la géographie descriptive dont nous venons de parler. Ils auront surtout acquis le goût de la géographie ; or, quand on a le goût, il est rare que la science ne soit pas donnée par surcroît.
J'ajoute en terminant qu'il est de toute nécessité que les enfants apprennent à s'orienter. Rien de plus simple. Chaque matin, en commençant les exercices, on leur demandera « de quel côté est le soleil ? »Chaque soir, en les terminant, on posera la même question. Ces deux points bien établis, le nord et le sud sont facilement déterminés. Toutes les fois que l'enfant parlera d'un pays ou d'une ville, il devra savoir de quel coté il faut se diriger pour s'en approcher. 

L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle. 

I- Education
1. L'école maternelle - 2. Le local - 3. Qu'est-ce qu'une école maternelle ? - 4. L'école maternelle éducatrice - 5. L'école maternelle mixte - 6. L'éducation, ensemble de bonnes habitudes - 7. Education morale 

II- La section des petits
8. Eléments éducatifs dont dispose l'école maternelle

9. Le sectionnement

Voir aussi l’article « Maternelles (Ecoles) » de P. Kergomard dans le dictionnaire Buisson de 1911 : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3142)

III- La section des grands 
10. Encore et toujours l'école maternelle éducatrice 


PAR

Mme P. KERGOMARD

INSPECTRICE GÉNÉRALE DES ÉCOLES MATERNELLES

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie, PARIS, 1886 

  Version complète ou chapitre par chapitre : 

http://michel.delord.free.fr/kergomard-educmater.html


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