CHAPITRE XIV
LES RÉCITS HISTORIQUES
L’enseignement de l’histoire est peut-être celui qui donne le moins de
résultats dans les écoles primaires. – Pourquoi ? – Les facultés que l’histoire
met en jeu. – L’histoire est-elle à la portée des enfants de l’école maternelle
? – Quelles qualités doit avoir la directrice pour enseigner l’histoire ? –
Bayard. – Etienne Marcel et du Guesclin. – Turgot et La Tour d’Auvergne. –
Palissy et Michel de L’Hôpital. – La féodalité. – Jeanne d’Arc. – La Patrie. –
Conclusion.
Le règlement du 2 août a fait une part à l’enseignement
de l’histoire. « Les premiers principes d’éducation morale devront inspirer aux
enfants le sentiment de leur devoir envers leur patrie. » « Les récits porteront
sur les grands faits de l’histoire nationale. »
L’enseignement de l’histoire est, sans doute, celui qui
présente le plus de difficultés, car c’est la partie du programme qui a jusqu’ici
donné le moins de résultats dans les écoles primaires. L’histoire serait-elle
donc moins intéressante que la grammaire ou que l’arithmétique ? Non,
certainement ! Mais prenez un livre d’arithmétique, quel qu’en soit l’auteur,
vous y apprendrez les diverses combinaisons d’unités, la théorie des opérations
fondamentales. Les vérités scientifiques que contiendra le livre pouvant être
présentées d’une façon plus ou moins claire, il sera plus ou moins agréable à
consulter ; mais il n’y a jamais qu’une manière de former les nombres, on ne
les compose que par l’addition et la multiplication, on ne les décompose que
par la soustraction et la division. L’arithmétique, en un mot, est une science
précise qu’il est facile de débiter par tranches, – permettez-moi cette
expression vulgaire. – De tel à tel âge on en apprend ceci, de tel autre à tel
autre on en apprend cela, et un instituteur qui ne saurait que ce qu’il doit
enseigner à ses élèves, mais qui le saurait bien,
pourrait le leur bien enseigner. On peut donner, par exemple, une excellente
leçon sur les fractions décimales sans savoir extraire la racine carrée d’un
nombre ; comme aussi, dans un tout autre ordre d’idées, on peut dire tout
ce qu’il y a à dire sur le chêne sans
avoir jamais entendu parler du palmier.
On ne me fera pas, je l’espère, l’injure de penser que
j’engage les instituteurs à se contenter, pour tout bagage scientifique, de ce
qu’ils doivent enseigner à leurs élèves ; non ! Je veux seulement
établir ceci : c’est qu’il y a des études qui demandent plus ou moins des
facultés de l’individu, tandis que l’histoire les exige toutes :
intelligence, raisonnement, comparaison, esprit critique, mémoire et
conscience, mais conscience surtout, et que c’est parce qu’on ne lui a pas
donné tout cela qu’elle s’est montrée avare et que les résultats sont presque
nuls.
L’histoire, trop souvent regardée comme un tableau chronologique
ou comme un simple récit, est autre chose qu’un récit, autre chose qu’un
tableau chronologique. Les faits qu’elle raconte, les hommes qu’elle met en
scène, il faut pouvoir les comprendre, les discuter, les juger. Des faits dont
on ignore et les causes et les résultats ne sauraient intéresser ; des hommes dont
le caractère, les mœurs, les habitudes, la civilisation sont inconnus sont
comme des espèces d’énigmes dont le mot est indéchiffrable. Malheureusement, les
débuts ont paru si arides que presque personne n’a cherché à deviner ces
énigmes, et que l’enseignement de l’histoire a été frappé de stérilité. Avec
une peine infinie, les enfants ont appris qu’à Hugues Capet a succédé Robert le
Pieux, à Robert le Pieux Henri Ier ; que la première Croisade a été
prêchée en 1095 ; quelques-uns ont été jusqu’à mettre dans une case de leur
mémoire que la Révolution française a pour date 1789, et que Napoléon Ier
s’est fait proclamer empereur en 1804, et ils sont restés froids.
Ils sont restés froids, surtout, parce qu’il leur
était impossible de placer les faits et les hommes dans un cadre approprié.
Comment comprendre, par exemple, la vraie grandeur de
Charlemagne, celle qui consiste dans son rôle de civilisateur, s’ils ignorent
que personne en France à cette époque – sauf quelques moines – ne savait lire ?
Pourraient-ils se figurer, ces petits enfants du XIXème siècle, que
personne ne sût lire, si on ne leur dit pas qu’il n’y avait pas de livres à
cette époque, et que quelques manuscrits copiés à grand’peine coûtaient des
sommes considérables.
Comprendront-ils mieux que l’on ait honoré Louis VI du
titre de Père des communes s’ils n’ont
pas une idée de la féodalité ?
Et puis on a eu le grand tort, dans les écoles, de s’attarder
au passé, de raconter toujours aux enfants les batailles du moyen âge, de les
mettre en rapport exclusivement avec des hommes qui diffèrent trop sensiblement
de ceux qu’ils connaissent aujourd’hui ; on a eu le tort, surtout, de ne leur
parler que des héros de la guerre, au lieu de leur parler des héros de la paix,
des hardis navigateurs qui ont découvert des terres inconnues, des travailleurs
obstinés, des chercheurs qui ont changé par leurs inventions successives les
conditions de la vie matérielle, des penseurs et des écrivains qui ont agrandi
jusqu’à l’infini le champ de la vie intellectuelle, des artistes qui nous ont
appris à aimer le beau, des enthousiastes qui nous ont donné l’exemple du
dévouement.
Tout le mal est venu des précis ; tout le mal est venu
de ce qu’on a fait travailler la mémoire seulement, alors que les facultés les
plus nobles de l’intelligence devaient être mises enjeu.
Pour apprendre l’histoire, c’est-à-dire pour la
comprendre, pour l’aimer, je dirai presque pour s’y passionner, je ne connais
qu’une méthode : lire. Lire, en prenant des notes s’entend. Mais il ne s’agit
pas de lire un seul auteur, de le lire jusqu’à mémoire complète des termes qu’il
a employés, de le lire jusqu’à satiété. Non ! il faut lire plusieurs
auteurs, lire et comparer. Celui-ci a insisté sur tel détail, celui-là sur tel
autre. L’un se complaît à la description des batailles, l’autre préfère la
peinture des mœurs, un troisième étudie surtout les caractères. Tel historien juge
les faits par leurs résultats politiques, c’est-à-dire par l’influence qu’ils
ont eue sur les rapports des gouvernements avec le peuple, ou sur les rapports de
la France avec les peuples étrangers ; tel autre les envisage surtout par
leurs résultats sociaux, c’est-à-dire par l’influence qu’ils ont sur les lois
et les mœurs de la nation ; tel autre encore, au point de vue philosophique, c’est-à-dire
par leur influence sur les idées. Mais cette influence politique, sociale,
philosophique fait partie intégrante de l’histoire ; on ne peut connaître l’histoire
si l’on ne s’en est pas rendu compte ; on ne peut enfin l’enseigner si l’on ne
s’est fait une conviction, et la
conviction est la récompense acquise aux seules études sincères et
approfondies.
Mais alors… l’histoire n’est pas à la portée des enfants
de l’école maternelle ? En principe, non.
Faut-il la supprimer ? En principe, oui.
Mais dans la pratique ? Tout dépend de la directrice. Possède-t-elle
bien son sujet ? a-t-elle un tact assez sûr pour bien choisir ses leçons ?
a-t-elle le don d’émouvoir ?
J’appelle « posséder » son sujet, savoir non seulement
le fait en lui-même, mais les circonstances qui l’ont produit et ce qui en est
résulté. S’il s’agit d’un homme, le placer dans son milieu, le seul où il puisse paraître vivant, le seul aussi qui
permette d’expliquer ses sentiments et ses actes.
Je me trouvais, un jour, dans une école soigneusement
sectionnée ; plusieurs personnes s’intéressant à l’éducation des petits enfants
m’accompagnaient. Dans la division des grands, – ils avaient six ans pour la
plupart – le nom de Bayard revenait à chaque instant. Les enfants, très
vivants, très développés, racontaient ses hauts faits, son dévouement à son
roi, ses fières paroles au traître Bourbon, sa mort. Leur mémoire fonctionnait
merveilleusement.
« Vous voyez comme ils savent bien ! me dit la directrice,
à qui j’avais contesté le sujet choisi. En effet. Mais croyez-vous que ce
petiot qu’on élève maintenant-en républicain, et qui a pu entendre parler des
rois avec quelque sévérité, pensez-vous que ce petiot s’explique l’enthousiasme
de Bayard pour François Ier ? Comprend-il, cet enfant, qui ne peut, quoiqu’on en pense, s’élever à l’idée de
la Patrie, comprend-il qu’en ce temps-là le roi la personnifiait ? Peut-il se
rendre compte des guerres auxquelles le héros a été mêlé ? »
Ma conviction pénétrait difficilement dans l’esprit de
la directrice ; elle s’était habituée à croire que son monde comprenait. Je m’adressai
alors au plus éveillé de la classe « Connais-tu Bayard ? l’as-tu vu ? lui as-tu
parlé ? – Non. – Et ton papa, l’a-t-il vu ? – Il ne me l’a pas dit. – Cela ne m’étonne
pas, car il y a plus de cent ans, vois-tu, que Bayard est mort, et plus de deux
cents ans, et plus de trois cents ans. – Alors ! c’était avant la création du
monde », s’écria l’enfant, qui savait si
bien l’histoire du Chevalier sans peur et sans reproche.
Le choix n’était pas mauvais cependant. Mais le portrait
n’était pas dans le cadre.
Savoir choisir !...
Voici, par exemple, deux hommes qui ont vécu à la même
époque, Etienne Marcel et du Guesclin. Du Guesclin est un guerrier dont la vie
est une série d’actes et dont l’enfance
mouvementée intéresse un auditoire de six ans. Cet homme de guerre est non seulement
loyal, mais généreux. Tout cela est à la portée des enfants, si l’on sait s’y
prendre.
Que leur dire d’Étienne Marcel ? Qu’il a mis son chaperon
sur la tête du dauphin Charles ? Eh oui ! On ne manque jamais de raconter cet
incident. Mais pourquoi l’a-t-il mis ? Quelles circonstances ont fait pendant
un instant d’Étienne Marcel le protecteur du régent ? Ce sont là des questions
de politique absolument incompréhensibles pour les enfants de l’école maternelle,
et dont on ne parle même que sobrement à ceux de l’école primaire.
Je choisirais du Guesclin, et je laisserais de côté Étienne
Marcel.
Un autre exemple, voulez-vous ? Turgot et La Tour d’Auvergne,
contemporains aussi.
Une directrice de bonne volonté, comprenant jusqu’à un
certain point la difficulté d’intéresser les enfants aux idées économiques de
Turgot, a essayé devant moi, un jour, de leur expliquer le budget de l’État en
prenant pour point de départ celui de la famille. Mais le budget de la famille
dépasse absolument le niveau intellectuel d’un enfant de cinq ans ! A cet âge,
un de mes fils était persuadé que le boucher, le boulanger, l’épicier et le
marchand de nouveautés me fournissaient l’argent en même temps que la viande,
le pain, le sucre et les étoffes. Ne me rendaient-ils pas en monnaie beaucoup
plus que je ne leur donnais en pièces d’or ou d’argent ?
La Tour d’Auvergne criant : « Qui veut dîner me suive!
» traversant une rivière à la nage, culbutant les Espagnols et régalant ses
troupes d’un festin préparé par l’ennemi, est à la portée de l’intelligence enfantine.
La Tour d’Auvergne, reprenant l’uniforme à l’âge de cinquante ans pour exempter
le fils de son ami, fait tressaillir le cœur de l’élite de l’école maternelle.
Je choisirais La Tour d’Auvergne, je laisserais de côté
Turgot.
Bernard Palissy, luttant pour la découverte de l’émail,
intéresse les enfants ; le chancelier de L’Hôpital, luttant pour la tolérance,
les laisse froids : ils sont à la hauteur du fait et non à la hauteur de l’idée.
Quand le choix est fait, – choix qui ne peut être que relativement bon dans la plupart des cas,
– la manière de présenter le récit prend une importance capitale. Peut-on
risquer par exemple à l’école maternelle une leçon sur la Féodalité ? Non, sous
forme de leçon ; mais une directrice qui comprend bien cette époque de notre
histoire peut montrer à ses petits élèves une de ces charmantes maisons de
campagne qui s’élèvent un peu partout dans notre riche pays de France, et
mettre en regard de cette construction hospitalière une image représentant un
château fort ; elle leur décrira alors cette habitation sombre et lugubre,
entourée de fossés profonds, située sur une hauteur presque inaccessible. On se
cachait là dedans, parce qu’on avait peur, et l’on avait peur parce qu’on était
méchant ; de là les horribles guerres perpétuelles. En ce temps-là, le peuple
était serf, attaché à la terre, quasi esclave. « Les ouvriers ne travaillaient
pas librement comme vos papas, leur dira-t-elle ; ils travaillaient pour les
nobles, qui étaient leurs maîtres. »
Si les enfants ne doivent pas avoir le cœur étreint en
accompagnant Jeanne d’Arc sur la route hérissée de dangers qui la conduisit de
sa chaumière à la cour de Charles VII ; s’ils ne sont pas haletants d’émotion quand
elle fait son entrée à Orléans, bannière déployée ; s’ils ne ferment pas
les yeux pour ne pas voir les flammes de son bûcher s’enrouler autour d’elle, je
demande qu’on ne leur parle pas de Jeanne d’Arc.
Si, grâce aux descriptions de la directrice, cet être abstrait,
la Patrie, ne peut prendre corps ; si l’imagination des enfants ne s’élance
pas, comme l’oiseau bleu des contes de fées, à la découverte du doux et splendide
pays ; s’ils doivent rester froids, s’ils doivent réciter, en chœur : «
Oui, nous aimons notre Patrie ! » comme ils récitent en chœur la table de
multiplication, je demande qu’on ne leur parle pas de la Patrie.
La Patrie,
pour ces petits enfants, ce n’est pas, ce ne peut pas être le pays de
Charlemagne et de du Guesclin, celui de la Féodalité et, de la Renaissance, celui
des guerres de Religion et de la Révolution française. La Patrie, pour eux, c’est
le pays des cerisiers aux fruits rouges et de la vigne aux grappes vermeilles.
C’est le pays où le brillant soleil ne. Brûle pas, où le froid ne raidit pas
les membres et permet de faire des boules de neige. C’est le pays où les papas
travaillent de bon cœur et où les mamans ont des trésors de tendresse.
Dans les autres pays, il y a aussi de bonnes et de belles
choses, car le soleil luit pour tout le monde. Partout les papas travaillent
pour leurs enfants ; partout les mamans ont des trésors de tendresse, mais notre
doux pays de France est, de tous les bons pays, le … « plus bon » pays.
Nous concluons, expérience faite, que l’on doit être très sobre de récits d’histoire de
France à l’école maternelle.
source de l'image : http://his.nicolas.free.fr/Ressources/Biblio/ListeIllustrations.php?radical=HdF1960_&num=30&titre=LE+CHEVALIER+BAYARD
Histoire de France
cours elementaire
Auteur : E. Billebault
cours elementaire
Editeur : Editions de l'école
Publiée en 1960
- 02 - Vercingétorix, chef des gaulois
- 04 - Sainte Blandine
- 05 - la Gaule chrétienne
- 08 - Charlemagne
- 16 - la Croisade
- 18 - Bouvines
- 19 - Saint Louis
- 22 - Crecy et Calais
- 24 - Jeanne d'Arc
- 30 - Le chevalier Bayard
- 34 - Henri IV et Sully
- 35 - Richelieu
- 40 - Turenne et Vauban
Bayard fait François Ier chevalier |
Illustrations tirées du livre Histoire de France pour les cours élémentaires en 1960
L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle.
I- Education
I- Education
1.
L'école maternelle - 2. Le local - 3. Qu'est-ce qu'une école maternelle
? - 4. L'école maternelle éducatrice - 5. L'école maternelle mixte - 6.
L'éducation, ensemble de bonnes habitudes - 7. Education morale
II- La section des petits
8. Eléments éducatifs dont dispose l'école maternelle
9. Le sectionnement
Voir aussi l’article « Maternelles
(Ecoles) » de P. Kergomard dans le dictionnaire Buisson de 1911 : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3142)
11. La lecture (numérisé par Michel Delord)
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
12. L'enseignement du chant
13. L'enseignement du dessin
14. Les récits historiques
15. Leçon de choses
16. Le calcul (numérisé par Michel Delord)
17. La géographie
18. Résumé
source image : http://www.amazon.fr/Pauline-Kergomard-Alain/dp/2912470226/ref=sr_1_2?s=books&ie=UTF8&qid=1320492026&sr=1-2
PAR
Mme
P. KERGOMARD
INSPECTRICE
GÉNÉRALE DES ÉCOLES MATERNELLES
LIBRAIRIE
HACHETTE ET Cie, PARIS, 1886
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