La première qualité du langage, c’est la propriété des
termes, et l’on est en droit de l’exiger de l’ouvrier et du paysan aussi bien
que du littérateur et du philosophe. Pourquoi cette qualité est-elle devenue si
rare ? Ce n’est pas seulement parce que beaucoup de gens traitent de matières qu’ils
savent imparfaitement. C’est aussi parce que leur esprit n’a pas été dressé,
dans l’enfance, à des habitudes suffisantes de rigueur et de netteté. Nous
parlerons bientôt des exercices de pensée.
Mais puisque nous en sommes sur le
langage, veut-on savoir d’où provient le jargon bien connu de tous aujourd’hui,
grâce à nos vaudevillistes et à nos dessinateurs comiques, qui est attribué d’ordinaire
aux soldats, mais qui se retrouve dans la bouche de beaucoup de Français ayant
reçu la demi-instruction de l’école primaire ? Ce qui le caractérise, ce sont
les expressions employées à faux, les formes grammaticales hasardées, la constante
impropriété des termes et le mélange des mots empruntés au style soutenu
côtoyant des expressions triviales. Il y faut voir le produit d’un enseignement
incomplet et indigeste, qui néglige de faire parler l’enfant et qui lui bourre
la tête de mots mal expliqués.
Toutes les fois que la lecture amène un terme
difficile, l’instituteur doit multiplier les exemples pour le faire comprendre,
et s’assurer par des interrogations qu’il a été entendu de tous.
Je suppose que
cette phrase se présente : « L’éducation doit avoir égard aux besoins
respectifs du corps et de l’âme. » C’est le moment, non de définir le mot « respectif »,
ce qui serait long et difficile, mais de le faire saisir aux enfants grâce à
une quantité de phrases où vous le ferez entrer. – Ces trois corps de logis ont
leurs jardins respectifs. – Les élèves se rangeront autour de leurs moniteurs
respectifs. – Le juge a concilié les prétentions respectives des plaideurs. »
C’est ainsi que notre écolier finira par comprendre l’emploi du mot. Si jamais
il devient officier, il n’écrira pas dans son rapport, comme ce commandant de
la Commune de Paris : Positions toujours respectives.
Michel Bréal, Quelques mots sur l'instruction publique en France, 1872
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