6 novembre 2011

L'enseignement du chant pour les 2 à 7 ans, par Pauline Kergomard

CHAPITRE XII

  L’ENSEIGNEMENT DU CHANT


Le chant en Belgique, en Suisse, en Angleterre, en Allemagne. – Si nous voulons que les enfants aiment le chant, faisons-les chanter. – Les directrices ne sont pas musiciennes. – Une lacune de l’examen du certificat d’aptitude à la direction des écoles maternelles. – Il faudrait un instrument dans l’école. – Pourquoi  les enfants doivent chanter. – Comment leur enseigner à chanter. – Les  paroles. – L’article du règlement. – Pour que les mères chantent, faisons chanter les enfants.

Un élément de vie pour l’école, c’est le chant. En Suisse, les enfants des écoles maternelles chantent à deux parties d’une manière charmante, une des directrices conduisant le groupe des soprani, l’autre celui des contralti. En Angleterre, – et je ne crois pas que nos voisins d’outre-Manche aient jamais passé pour avoir le génie de la musique, – le chant, à deux parties aussi, est très bien nuancé ; on s’en occupe avec la sollicitude que mérite une des parties les plus essentielles, du programme. En Belgique… Mais voici une lettre qui me parle justement de ce qu’on fait en Belgique.

« J’ai vu en Belgique, m’écrit une de mes amies, des usines admirables au point de vue industriel, mais qui m’ont surtout intéressée par l’élévation morale des ouvriers. La musique a sa bonne part dans ce résultat. Toutes les usines ont des Sociétés philharmoniques, qui comptent jusqu’à 70 membres, et ceux des ouvriers qui ne jouent d’aucun instrument apprennent au moins la musique vocale.
« En Allemagne, j’ai eu la chance d’entendre de la musique populaire, et j’en ai été frappée et émue.
« Certes, je ne crois pas que les Français arrivent de longtemps à une telle perfection musicale, mais entre tout et rien il y aurait sans doute place pour quelque chose. Nos pauvres paysans, les ouvriers de nos usines seraient moins grossiers s’ils avaient, pour combattre le cabaret, la ressource de former dans chaque hameau des réunions musicales, qui seraient toujours faciles à organiser, si les enfants recevaient à l’école primaire les premières notions de la musique. Pourquoi le gouvernement, qui fait tant pour l’instruction du peuple, n’a-t-il pas encore rendu l’enseignement de la musique obligatoire comme celui de la lecture ? »
Ma correspondante vit parmi les ouvriers d’une usine considérable, elle s’occupe d’eux et de leurs enfants, elle a organisé des classes du soir et a essayé à plusieurs reprises de fonder un orphéon ; mais l’ignorance musicale absolue de ceux qu’elle réunissait l’a obligée de s’arrêter, à bout de forces.

Cette ignorance explique l’erreur dans laquelle elle est tombée au sujet du programme ; car je n’ai pas à dire ici que l’enseignement du chant est obligatoire dans les écoles primaires, obligatoire aussi dans les écoles maternelles.
En effet, en France on ne chante pas, ou l’on chante mal, ce qui est pire ; les écoles primaires cependant sont en progrès. Mais les écoles maternelles !
Les enfants ne chantent pas, ils crient. Ils crient – juste ou faux, d’après leurs dispositions, mais faux le plus souvent – en frappant des pieds de toute leur force ; la directrice donne du claquoir, de toute sa force aussi. C’est une bataille où la mélodie et l’harmonie sont complètement vaincues.
Est-ce parce que le Français n’a pas l’instinct musical, comme on le dit parfois à la légère ? Est-ce parce qu’il n’est pas né musicien ? L’enfant se façonne avec une facilité merveilleuse, d’après le milieu dans lequel il vit. Voulez-vous qu’un enfant soit musicien, faites-lui un milieu musical.
         Après nos désastres de 1870, on a prétendu que nous avions été vaincus par la géographie. Nos ennemis connaissaient, en effet, notre pays mieux que nous ne le connaissions nous-mêmes, et l’on a dit : « Les Français ne sont pas nés géographes ». Nous avons tous répété cette assertion, mais nous ne nous sommes pas contentés de la répéter, nous avons travaillé. Aujourd’hui, nos enfants de sept ans en savent plus sur la géographie que leurs pères bacheliers. C’est la branche de l’enseignement qui, dans les écoles primaires, a fait le plus de progrès. Tous les jours, nous entendons dire d’un enfant « Il est né géographe ». Dans vingt ans, tous les Français seront nés géographes, eux aussi, et il aura suffi, pour produire ce résultat, d’avoir de bons maitres de géographie.
Les fillettes de la Haute-Loire qui, à six ans, font de la dentelle, ne sont pas nées dentellières ; mais, dès qu’elles ont pu tenir une bobine, on leur en a mis une dans les mains, puis deux, puis trois ; si, au lieu de bobines, on leur avait donné un violon et un archet, si on leur avait enseigné à jouer du violon comme on leur a enseigné à faire passer une bobine sur l’autre et à fixer la maille avec une épingle sur leur carreau, elles seraient aujourd’hui violonistes comme elles sont dentellières.
Si nous voulons que les enfants aiment le chant, faisons-les chanter. Le tout petit enfant a des facultés d’assimilation merveilleuses, une ouïe d’une sensibilité extrême, et la preuve, c’est la facilité avec laquelle il apprend à parler. Un enfant de trois ans arrive à comprendre deux personnes dont l’une lui parle toujours dans une langue, et l’autre dans une autre. Un de mes petits amis, âgé de quatre ans, parle le français, l’anglais et l’allemand, parce qu’on lui a parlé ces trois langues depuis qu’il est au monde. Or qu’est-ce que le langage, sinon une musique ?
Si nous voulons que l’enfant chante, j’y reviens, il faut le faire chanter ; mais, avant de le faire chanter, il faut lui faire entendre de la musique ; c’est donc par les directrices des écoles maternelles qu’il faut commencer l’éducation musicale.

Les directrices des salles d’asile n’avaient aucune éducation musicale, et le milieu dont elles sortaient ne leur avait pas inculqué le goût du beau. Aux examens du certificat d’aptitude, on n’avait exigé comme maximum, jusqu’à ces dernières années, que l’exécution de mémoire d’un chant spécial. Aussi ne trouvons-nous pas en ce moment dix directrices sur cent capables de déchiffrer en chantant une phrase musicale. Les chants se transmettent de l’une à l’autre, comme autrefois les légendes ; chacun y apporte sans le vouloir quelque modification ; bientôt ils deviennent méconnaissables. Tant que la nullité en musique ne sera pas un cas d’élimination aux examens, comme la nullité dans toute autre branche, il nous sera impossible d’améliorer l’enseignement du chant.
C’est donc aux écoles normales à aviser. En Suisse et en Angleterre, on fait beaucoup de musique dans les écoles normales, et il y a au moins une pianiste dans chaque école maternelle. En Allemagne, un jeune homme sortant de l’école normale doit jouer sur le violon un nombre déterminé d’hymnes religieuses, un nombre égal d’hymnes patriotiques, un nombre égal d’airs populaires. Le violon est l’instrument par excellence pour les classes, parce qu’il n’immobilise pas le maître sur un point quelconque, qu’il lui permet de s’approcher de tel élève dont la voix n’est pas sûre, de tel autre qui a moins de mémoire musicale malheureusement, le violon a été jusqu’ici, et je ne sais vraiment pas pourquoi, un instrument exclusivement réservé aux hommes. S’il est impossible dé vaincre le préjugé, je voudrais que l’on enseignât l’accordéon aux futures directrices.
Restent pour les institutrices le piano et l’harmonium, et, malheureusement encore, c’est l’harmonium qui a, jusqu’ici, grâce à la modicité relative du prix, obtenu la préférence. Je dis malheureusement, parce que l’harmonium est plus difficile à jouer que le piano; il exige un double exercice, celui du pied et celui de la main. Trois ans d’étude de piano à l’école normale donneraient, j’en suis sûre, des résultats plus satisfaisants que le même temps d’étude sur l’harmonium. Ce n’est pas tout encore, car il faut bien que je fasse le procès complet de cet instrument, que j’aime cependant beaucoup : lorsque l’enfant émet un son faux, le seul moyen de le lui faire rectifier, c’est de lui faire entendre le son juste et de le lui répéter sur l’instrument jusqu’à ce qu’il ait enfin pu le reproduire ; l’harmonium ne se prête pas à cet exercice ; à peine la touche est-elle abaissée, ce n’est plus un son tout simple qu’on entend (je ne me sers pas ici d’expressions techniques, j’essaye seulement de me faire comprendre de celles de mes lectrices qui sont le moins musiciennes), et le petit auditeur est troublé. Sur le piano, au contraire, on peut répéter la note jusqu’à l’infini sans que ce fait se produise.
Donc, étude du chant à l’école normale, étude tout aussi obligatoire d’un instrument, et, simultanément, éducation du goût par de fréquentes auditions de bonne musique. L’instituteur doit être un artiste, et ici j’entends par artiste non pas un individu pour lequel la théorie et la pratique de l’art n’auraient plus de secrets, mais un individu que l’art émeut, que l’art élève moralement.
En écrivant ce dernier paragraphe, il m’a semblé entendre une objection qu’on m’a déjà faite cent fois « Si vous demandez tant de choses aux directrices d’écoles maternelles, le recrutement, déjà difficile, deviendra impossible.
Je suis absolument convaincue du contraire. Plus le niveau intellectuel et moral exigé pour la fonction sera élevé, plus nous trouverons de fonctionnaires jalouses de se montrer à la hauteur. Quand on choisit la carrière de l’enseignement, ce n’est pas pour faire fortune, puisque le budget de l’Instruction publique ne permet de donner aux instituteurs qu’une position modeste ; on la choisit pour être utile, pour exercer une influence morale sur ses concitoyens. Or il n’y a que la supériorité qui donne l’influence morale.
Au point de vue purement pratique, d’ailleurs, un instrument est l’auxiliaire indispensable de la directrice de l’école maternelle, pour conserver sa voix si elle l’a encore, pour y suppléer si sa rude tâche la lui fait perdre.
Arrivons aux enfants qui doivent chanter.
Pourquoi doivent-ils chanter?
Comment leur enseigner à chanter?
Les enfants doivent chanter, parce que le chant est un exercice hygiénique qui régularise le jeu des poumons et la respiration, par conséquent.
Ils doivent chanter, parce que, dans nos écoles maternelles si encombrées d’élèves, le chant est un des meilleurs auxiliaires de la discipline.
Ils doivent chanter, parce que le chant grave dans leur souvenir, d’une manière ineffaçable, la plupart des leçons qu’on leur a faites.
Ils doivent chanter, parce que le chant est un excellent exercice de prononciation.
Mais ils doivent chanter, surtout, parce que le chant est une des expressions les plus naturelles et certainement les plus charmantes des meilleurs sentiments intimes ; parce que la musique prête aux sentiments de tendresse, de bonté, de reconnaissance, de joie, de patriotisme, des accents plus élevés, plus enthousiastes.
Ils doivent chanter, parce que la musique donne du courage aux faibles et exalte celui des forts ; parce que c’est une langue idéale, qui rend plus beau ce qui est beau, et meilleur ce qui est bon.
Comment, demandais-je plus haut, leur enseigner à chanter ?
Oh ! vous m’avez déjà devinée ! vous savez, j’en suis sûre, à fond toute ma méthode. A l’école maternelle, l’enfant doit chanter comme l’oiseau chante ; il ne saurait être question pour lui de théorie.
Il faudra d’abord qu’il aime le chant que vous voudrez lui enseigner. Mais, pour l’aimer, il faut qu’il le connaisse : chantez-le-lui une fois, puis une autre, puis une autre encore, pas coup sur coup au moins, mais de temps en temps, comme récompense.
Les paroles jouent un grand rôle dans l’étude d’un chant. L’enfant devra en comprendre non seulement le sens général, mais le sens de chacun des mots en particulier. Ces paroles seront l’expression de sentiments à lui et non de sentiments factices; elles amèneront une larme dans ses yeux Ou le sourire sur ses lèvres. L’expression juste, les nuances, viendront, dès lors, presque d’elles-mêmes. Un petit enfant qui m’est très cher et auquel je reproche souvent de se tenir voûté me disait un jour : « Quand je chante quelque chose de la France, je me tiens fier ».
Cette assimilation de l’idée, et par conséquent des paroles, une fois obtenue, reste celle de la musique.
Les directrices tentent l’impossible quand elles cherchent à enseigner un chant à tout leur petit monde à la fois ; le résultat plus que négatif que nous constatons dans la plupart de nos écoles maternelles provient de cette faute du début.
Il faudrait choisir parmi les grands un groupe de cinq ou six enfants les mieux doués, ceux qui ont la voix la plus juste, – on  s’en rendrait compte en les faisant chanter individuellement, – et leur enseigner le nouveau chant. Quand ils le sauraient absolument, sans défaillance, quand ils le comprendraient, le sentiraient, le nuanceraient, on ajouterait à leur groupe quelques chanteurs de plus, choisis encore parmi les mieux doués; par adjonctions successives, on arriverait à faire chanter le morceau à tous les enfants, à l’exception de ceux qui ont la voix notoirement fausse. Ceux-ci doivent écouter, écouter encore, et espérer des jours meilleurs.
Quand j’aurai ajouté que l’enfant doit chanter debout, la tête droite, les épaules effacées, et que par conséquent certains (pas tous), certains exercices de
gymnastique faits pendant le chant me paraissent absolument contraires à l’émission naturelle du son et en même temps à l’hygiène, j’aurai dit, je crois, tout ce que je m’étais promis de dire au sujet de l’enseignement du chant à l’école maternelle:
Eh non ! car j’ai laissé de côté l’article du règlement qui a droit à sa place.
« L’enseignement du chant comprend : les exercices d’intonation et de mesure les plus simples ; les chants à l’unisson et à deux parties qui accompagnent les exercices gymnastiques et les évolutions. Les chants sont appropriés à l’étendue de la voix des enfants. Pour ces exercices, les directrices se serviront du diapason. »
Le règlement exprime d’une façon technique ce que j’ai raconté en langage familier. L’intonation et la mesure ont eu leur place dans ce qui précède, sans que je les aie nommées pourtant. Quand on fait émettre un son à un enfant, quand on l’amène à l’émettre juste, s’il ne l’a pas d’abord fait de lui-même, on lui fait faire un exercice d’intonation. Quand on lui fait donner à chaque note sa valeur, c’est un exercice de mesure.
Cependant il y a autre chose sous cette formule. Ces exercices sont gradués ; ce sont des secondes, des tierces, des quartes. Les secondes, les tierces, les quartes, etc., sont les éléments de tous les chants, et il est bon que les enfants s’y exercent. Mais cette étude demande une exactitude absolue. Je tremble quand je la vois entreprendre par des directrices qui n’ont pas d’instrument pour les guider, dont la voix est fatiguée, qui n’ont même pas de diapason.
L’enfant qui chante à l’école apporte ses chants d’oiseau à la maison et il ne les oublie jamais ; après avoir égayé les intervalles des classes, après avoir rasséréné le front soucieux de la mère de famille, ils sèchent les pleurs du nouveau-né.
Pour que les mères françaises chantent auprès du berceau de leurs enfants, faisons de la musique, de la bonne musique à l’école. Certes, la musique est un art d’agrément mais cet art d’agrément a une si haute portée éducatrice qu’il est aussi et d’abord un art de première nécessité.

Pauline Kergomard - L'éducation maternelle dans l'école

L'ouvrage de Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, paru en 1886, a contribué à installer définitivement en France l'idée d'école maternelle. 

I- Education
1. L'école maternelle - 2. Le local - 3. Qu'est-ce qu'une école maternelle ? - 4. L'école maternelle éducatrice - 5. L'école maternelle mixte - 6. L'éducation, ensemble de bonnes habitudes - 7. Education morale 

II- La section des petits
8. Eléments éducatifs dont dispose l'école maternelle

9. Le sectionnement

Voir aussi l’article « Maternelles (Ecoles) » de P. Kergomard dans le dictionnaire Buisson de 1911 : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3142)

III- La section des grands 
10. Encore et toujours l'école maternelle éducatrice 


PAR

Mme P. KERGOMARD

INSPECTRICE GÉNÉRALE DES ÉCOLES MATERNELLES


LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie, PARIS, 1886

  Version complète ou chapitre par chapitre : 

http://michel.delord.free.fr/kergomard-educmater.html

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