13 novembre 2011

Des images pour apprendre à parler, par P. Kergomard


Ce texte est la suite de Leçon de choses.

Revenons aux images qui – de même que les objets – sauveraient les enfants de l’abstraction ; malheureusement la manière dont on les emploie dans nos écoles maternelles leur fait perdre plus des trois quarts de leur valeur : les mêmes images servent aux plus petits comme aux plus grands – ce qui exclut toute gradation, – on montre de loin, aux plus petits, comme aux plus grands, une seule image suspendue au porte-tableau, ce qui rend, pour les premiers, l’exercice complètement inutile. 

Pour les « petits » – c’est toujours par eux qu’il faut commencer, – il est nécessaire d’avoir autant d’exemplaires de la même image qu’il y a d’enfants autour d’une même maîtresse, car chaque enfant doit avoir un exemplaire entre les mains ; il faut que l’image soit pour un instant bien à lui, qu’il la tourne, qu’il la retourne, qu’il la voie d’abord avec les doigts, et qu’il arrive de lui-même à reconnaître l’objet ou l’être qu’elle représente. 

L’image – pour les petits – doit, au début, être très simple. Elle doit représenter un seul objet, un seul animal, choisi parmi ceux qu’ils voient tous les jours. Ces objets sont ceux qui composent le mobilier, la batterie de cuisine, la vaisselle, auxquels on ajoutera peu à peu, pour animer la causerie, un chien, un chat, un âne, un oiseau. Mais que de surprises nous ménagent les enfants ! Leur ignorance de certaines choses qu’on se figure leur être familières est tout à fait invraisemblable. Rien de plus relatif que ces mots : « objets familiers ». Ce que nous voyons tous les jours, ou ce que nous voyons de temps en temps, quelques enfants ne l’ont jamais vu. Ainsi quoi de plus familier, nous semble-t-il, que le «petit mouton» ou le petit agneau paissant dans la prairie ? Depuis qu’il y a des écoles dans les villes et des enfants dans ces écoles, le mouton est le sujet le plus rebattu ; la maîtresse en parle toujours comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance ! Eh bien, le mouton, le vrai, le mouton « en vie », est cependant un mythe pour beaucoup d’enfants. J’ai fait à ce sujet une enquête intellectuelle dans quelques écoles maternelles de Paris.

Dans une classe de soixante enfants de quatre à six ans, un seul avait vu un mouton, et il l’avait vu… à l’abattoir ! Quant à l’étendue verte et fleurie qui défraye tant de poésies et d’historiettes enfantines, c’était seulement des mots pour presque tous ; il a fallu nous contenter de la comparer aux pelouses de nos squares, et à l’herbe poussiéreuse et pelée du talus des fortifications ! La même ignorance, pour des choses différentes, existe chez les petits campagnards ; elle existe, pour des choses différentes encore, chez les indigents Il est donc nécessaire, pour que l’enseignement donné par l’image porte ses fruits, que les maîtresses choisissent toujours la représentation de ce que les enfants ont pu voir dans le milieu qu’ils habitent ; celles qui négligent cette précaution font, malgré l’image, de l’enseignement abstrait. 

A mesure que l’enfant se développe, on devrait lui mettre entre les mains des images plus compliquées, représentant chacune deux ou trois choses ; non pas des choses disparates, mais chacune d’elles placée dans son milieu, à l’endroit qu’elle occupe ordinairement. Si c’est une soupière, par exemple, elle serait sur la table, et une assiette serait placée à côté. Par la même occasion le champ intellectuel s’élargirait, les rapports des choses entre elles s’accuseraient. Pourquoi la soupière est-elle sur la table ? Pourquoi l’assiette est-elle à côté de la soupière ? Que faudrait-il mettre sur la table pour que l’on pût servir la soupe ? Et pour que l’on pût la manger ? 

Si une troisième série d’images représentait le couvert mis, et une quatrième série la famille réunie autour de la table, on aurait ainsi une gradation qui, partie du premier degré de l’échelle matérielle, se serait élevée jusqu’à la vie morale. 

Malheureusement ces séries d’images graduées n’existent pas encore ; les essais tentés dans les dernières années n’ont pas été heureux, surtout si l’on considère la classe des petits. Puis la grande image suspendue est toujours en honneur, et à son vice rédhibitoire – celui de ne pouvoir être maniée par les enfants – j’en ajoute un second qui a bien son importance, l’image est presque toujours trop compliquée, et un troisième : nous ne revenons pas assez souvent sur les mêmes. Les enfants les ont-ils vues cinq ou six fois chacune ? Les ont-ils lues cinq ou six fois ? Les ont-ils racontées cinq ou six fois ? Pas toutes, c’est certain. Cependant une image qui n’a été vue que cinq ou six fois, c’est presque une inconnue pour L’enfant ! une histoire qu’il a entendue cinq ou six fois, ne lui dit presque rien ! C’est à la vingtième, à la cinquantième fois, qu’il commence à bien la goûter. C’est à la centième fois qu’il l’aime. Craindre la satiété pour ce genre d’exercice, c’est ne pas connaître l’enfant, c’est ne l’avoir jamais étudié. Il me souvient d’un bébé âgé de vingt-cinq mois, fils unique, sur lequel se concentraient toutes les tendresses du père, de la mère, de la grand’mère, des tantes : toutes les tendresses, toutes les anxiétés mais aussi toutes les espérances, tous les bons soins. Cet enfant, que j’ai suivi, étudié, scruté, enveloppé, beaucoup par attraction irrésistible, mais beaucoup aussi en pensant aux sept cent mille petiots qui encombrent nos écoles maternelles de France, devait presque tout son vocabulaire aux images. Parmi les livres qu’on lui avait donnés, deux avaient alors ses préférences. C’était l’histoire de Jean-Jean Gros-Pataud, une historiette fort mouvementée, vu la maladresse du pauvre héros, et un volume d’animaux. Tous les jours, plusieurs fois, mon petit ami s’emparait de Yean-Yean GosPataud et racontait, dans son adorable jargon, quelques-unes des mésaventures du malheureux, toujours les mêmes, ne s’attardant qu’à celles qui l’avaient frappé au début et dédaignant les autres. Pour les animaux, c’était la même chose ; il y avait surtout le gros buffle (mon petit ami prononçait gos buffe) vers lequel il allait du premier coup, auquel il revenait toujours quand on essayait d’attirer son attention sur un autre animal. Et lorsque les livres étaient fermés, à table, au jardin, en s’endormant, Yean-Yean Gos Pataud et le gos buffe faisaient encore les frais de la conversation que l’enfant entretenait avec les autres ou avec lui-même.

En observant dans quel ordre d’idées restreint se mouvait le charmant petit bonhomme, je déplorais de plus en plus le tourbillon dans lequel nous lançons les petits enfants des écoles maternelles, enfants moins bien doués, moins bien entourés chez eux, et je me persuadais de plus en plus que nous faisons de [la] mauvaise besogne. 

Puisqu’il est entendu – pour qui réfléchit – que l’image suspendue ne vaut rien ou presque rien ; puisqu’il est entendu que l’enfant ne voit l’image et ne la comprend que lorsqu’il l’a entre les mains, il faut adopter le système des albums de toile, ou de percale ou de coutil. La maîtresse taille des bandes d’étoffe, et y colle les images – cette petite opération doit être faite avec beaucoup de soin, surtout aux angles. 

L’adoption des albums dans nos écoles marquera un véritable progrès vers la méthode maternelle ; car il faut le répéter encore, les enfants ne comprennent pas nos leçons. Ce n’est pas par plaisir, ce n’est pas par manie que je reviens constamment sur cette idée ; c’est que chaque jour ma conviction devient plus profonde… parce que chaque jour mon champ d’expériences s’élargit. Il y a quelques années, en effet, je croyais que les difficultés que rencontrent les maîtresses des écoles maternelles, difficultés presque insurmontables dans les pays à patois ou à dialectes, en Gascogne, en Provence, en Bretagne, n’existaient pas ou du moins étaient peu inquiétantes dans toutes les autres parties de la France. Aujourd’hui je pense autrement, non parce que j’ai changé, mais parce que j’ai appris, en voyageant dans toutes les régions de la France. Même à Paris, le peuple parle une autre langue que celle des livres ; même à Tours et à Blois, où se parle le français le plus pur, il a ses locutions à lui et sa prononciation à lui : « AL AJETTE TOUJOURS, A N’PORTE JAMAIS » (elle achète toujours des objets de toilette qu’elle ne porte jamais), me disait, il y a quelque temps, une Parisienne de Paris qui n’a jamais quitté sa boutique. « AL A PEUR QUE SON GÂS SE NOUEYE », m’a répondu tout récemment une fillette de Tours, à qui je demandais pourquoi une maman avait défendu à son enfant d’aller seul au bord de l’eau. « LES QU’AVONT (ceux qui ont) des bonbons veulent les manger », disent les enfants d’Angoulême.

Dans le Nord ? Oh ! dans le Nord, dans le Pas-de-Calais, dans les Ardennes, sur vingt mots il y en a bien quinze qui appartiennent au terroir ou encore à la profession du père de famille. Il y a le langage du mineur ; il y a le langage du manufacturier. Tous ces langages fleurissent à l’école maternelle, et opposent au français une digue fort difficile à franchir ; il faudrait donc que les maîtresses fissent une étude toute spéciale du langage des enfants, pour pouvoir remplacer par le français tous ces patois disparates. Autrefois on pouvait trouver que ces différences de langage étaient indispensables à la couleur locale, qu’elles faisaient partie du pittoresque ; aujourd’hui qu’elles constituent dans l’école un effroyable malentendu il faut en avoir raison. Enseignez donc le français aux enfants, au lieu de leur faire ânonner tant de chants soi-disant patriotiques auxquels ils ne comprennent ni A ni B ! Vous ferez ainsi du patriotisme sérieux, du patriotisme dont personne ne pourra contester l’utilité.

Les enfants ne comprennent pas le français ; je le répète encore. Or ces enfants qui ne comprennent pas le français apprennent des poésies, récitent des définitions, écoutent (ou du moins sont censés écouter) l’histoire de la féodalité ou de Louvois ; des explications sur les tremblements de terre avec la théorie du feu central ; ailleurs ils font des copies et conjuguent des verbes… Croyez-moi, ils sont dans le noir, et je suis convaincue que cette obscurité les accompagne ensuite à l’école primaire et dans leur vie tout entière. 

En dehors du jeu, où l’enfant parle de lui-même, et où la leçon donnée en passant, et comme par hasard, serait très fructueuse, en dehors du jeu, je ne vois d’abord que les images. Tous les exercices de langage essayés sans leur secours sont nuls, et dégoûteraient plutôt les enfants de la langue française. On aura beau dire vingt fois par jour à un enfant de deux à trois ans « Qu’est-ce que je tiens à la main ? à quoi cela sert-il ? en quoi cela est-il fait ? » on ne lui enseignera pas à parler. En présence d’une image placée près de lui sur la table, il se lance ; il reconnaît un à un les objets et les nomme tout seul, ou avec l’aide d’un camarade ou d’une maîtresse ; il comprend bien les actions des individus, et les commente à sa manière ; les images délient les langues. Partout où j’en trouve au cours de mes tournées, le développement des enfants est incontestablement en progrès. 

Les albums font des prodiges. Quelques maîtresses, n’ayant pu en faire un pour chacun de leurs nombreux élèves, ont collé leurs images sur des feuilles volantes (feuilles de coutil ou de grosse étamine), les enfants font entre eux des échanges et le but est atteint. 

Pauline Kergomard, L'éducation maternelle dans l'école, deuxième série, 1895

CINQUIÈME PARTIE, ÉDUCATION INTELLECTUELLE, CHAPITRE III

 

Voir aussi ici : 

 

L'imagerie des animaux 


Père Castor - Dico des Petits


Imagiers des verbes

Imagiers : sites et docs


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