26 novembre 2011

Enseigner le français : les métaphores dans les mots (par M. Bréal)


On a dit avec justesse qu’une langue est un recueil de métaphores pâlies. L’une des plus belles tâches de l’école est de faire revivre un certain nombre de ces métaphores. Je suppose que lisant avec mes élèves la scène d’Auguste et de Cinna, j’arrive à ces vers :

Toutes les dignités que tu m’as demandées,
Je te les ai sans peine et sur l’heure accordées.

Que veut dire accorder ? – Toute la classe répondra par le synonyme donner. – Mais n’y a-t-il pas de différence entre les deux mots ? Quand vous donnez une chose à contre-cœur, pouvez-vous dire que vous l’accordez ? Qu’appelle-t-on des jeunes gens qui sont accordés ? d’où vient qu’on dit, d’un enfant qui a un mauvais caractère : il ne s’accorde pas avec ses camarades ? et pourquoi dit-on encore : accorder deux ennemis ? La parenté d’accorder et de cœur étant devenue visible pour tous les élèves, vous pourrez faire comprendre la force de l’expression de Corneille. Et accorder un violon ? il n’est là nullement question de cordes. Comme il s’agit de mettre le violon en rapport régulier avec les autres instruments, la langue, par une conception hardie, en fait un être animé, qui a besoin de vivre en bonne intelligence avec ses compagnons. L’enfant saisira sans peine la métaphore, qui ne s’effacera plus de son esprit, et quand il lira dans son rudiment que l’adjectif s’accorde en genre et en nombre avec son substantif, cette phrase elle-même, qu’il connaissait depuis longtemps, prendra à ses yeux un aspect moins maussade.

Cette sorte d’enseignement se présentera, pour peu qu’on y prenne garde, à tout instant. Quand vous parlerez à vos élèves de leur avenir, le mot de carrière ne pourra guère manquer d’être prononcé. Expliquez alors que c’est à la course fournie par le cheval qu’on assimile la route suivie dans la vie par un homme. On dira donc entrer, dans la carrière, la parcourir, l’achever. Mais comment vous y prendriez-vous pour l’embrasser ? Un ami pourra vous l’ouvrir, un ennemi vous la fermer : mais personne n’est en état de la briser. On a dit que toute métaphore devait pouvoir se peindre. Il est encore plus simple de la mimer. Voulez-vous faire comprendre aux enfants cette locution si fréquemment employée : les affaires marchent ? Mettez-vous à marcher. Les affaires s’arrêtent? Arrêtez-vous. Et de même elles vont bien, elles vont mal, elles languissent, elles sont paralysées, elles reprennent, elles roulent. L’enfant sera étonné de la vivacité du langage, et il prendra plaisir à chercher des locutions analogues.

Montrez-lui comment la langue anime tout : les bras d’un fauteuil, les jambes d’un compas, la tête d’un clou, le col d’une bouteille. Ces futurs ouvriers trouveront un jour des expressions analogues. Faites voir aussi le sentiment intime qui se cache en certains mots que nous prononçons sans y penser : deux amis se sont désunis. N’est-ce pas montrer que l’amitié n’en faisait qu’un seul être ? Nos espérances se sont évanouies. Le langage en un instant nous laisse apercevoir un mirage qui s’est dissipé.

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