Par Sonya Faure — 3 juillet 2017 à 17:36 (mis à jour à
18:16)
Dans la bibliothèque François-Goguel de Sciences-Po Lille en
février. Photo Jarry Andia
L’arrivée massive d’étudiants a dégradé l’image de
l’université, quand les filières d’élite, elles, se sont fermées aux élèves
défavorisés, analyse la philosophe à la veille des résultats du baccalauréat.
Le fossé s’est creusé entre une petite minorité qui bénéficie d’une formation
privilégiée et les autres qui accèdent à des études sans garantie de réussite.
Il est pourtant possible de démocratiser davantage l’enseignement supérieur.
Monique Canto-Sperber
: «L’enseignement supérieur construit une oligarchie de l’excellence»
Cette année encore, environ 70 % d’une classe d’âge devrait
obtenir son bac, qu’il soit général, technologique ou professionnel. Est-ce
suffisant pour clamer que les études sont désormais démocratisées ? Non,
démontre la philosophe Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS,
dans son dernier livre, l’Oligarchie de l’excellence (PUF). Car au lendemain de
cet examen hautement symbolique, dont les résultats tombent mercredi, commence
une grande orientation qui va diviser la jeunesse en deux : ceux qui
choisissent l’université, ouverte à tous, et ceux qui se dirigent vers les
filières sélectives. Et la coupure deviendra parfois définitive. En ne
s’adaptant pas assez à la massification des études, l’enseignement supérieur
français est devenu, selon la philosophe, le socle d’une société oligarchique,
fondée sur l’excellence.
Parmi les jeunes qui vont découvrir leurs résultats au bac
mercredi, certains gagneront les bancs de la fac, d’autres iront en classe
préparatoire aux grandes écoles… Ce choix, dites-vous, prendra dans quelques
mois «un tour irréversible».
En France, cette première orientation dans l’enseignement
supérieur se transforme vite en destin. Les étudiants acceptés dans une filière
sélective obtiendront presque tous leur diplôme et seront quasiment sûrs de
trouver un emploi. Au contraire, 60 % de ceux qui s’engagent en première année
à l’université n’auront pas leur licence trois ans plus tard. Ces jeunes en échec
sont majoritairement issus des milieux défavorisés : un quart des enfants
d’ouvriers ou d’employés quittent l’université sans diplôme (contre 16 % pour
l’ensemble des étudiants).
A l’inverse, les filières dites «d’excellence» sont
fréquentées par des jeunes que leur environnement familial et culturel a
souvent préparés à faire de bonnes études. Le retournement de tendance date de
la fin des années 70 : en vingt ans, le recrutement de quatre des écoles les
plus prestigieuses est passé de 21 % à 8 % de boursiers.
Quand je suis entrée comme étudiante à l’Ecole normale
supérieure, nous étions 35 filles dans ma promotion, deux d’entre elles avaient
des parents quasi illettrés. J’ai depuis été directrice de cette école et je
sais que ce genre de cas n’existe pour ainsi dire plus.
Chaque étudiant reste de plus en plus rivé à sa condition
d’origine. Notre enseignement supérieur n’est plus en phase avec notre
tradition méritocratique.
Cette discrimination sociale est d’autant plus inquiétante
qu’elle concerne une large partie de la jeunesse…
Le choix de l’enseignement supérieur après le bac correspond
à un mouvement de population massif : 500 000 bacheliers environ optent pour
l’enseignement supérieur, en gros 60 % d’une classe d’âge ! Aucun autre groupe
d’individus majeurs ou quasi majeurs ne donne l’équivalent d’une orientation
aussi spectaculaire. Or, ce choix se double d’un autre choix entre des filières
différentes, moins de 10 % des étudiants se dirigeant vers des filières
sélectives publiques, et une énorme majorité dans des filières non sélectives.
Les premiers sont issus de milieux culturellement favorisés. En effet, la
sélection, pratiquée de façon aussi précoce, ne laisse pas beaucoup de chances
à un jeune qui n’a pas été aidé par son milieu familial. Plus généralement, les
critères d’accès aux filières sélectives contribuent à la répartition très
inégale des privilèges d’éducation. Comme si une forme d’état social
oligarchique persistait au sein de notre démocratie. Il faut aussi mentionner
l’enseignement supérieur privé, souvent coûteux, qui attire de plus en plus
d’étudiants aisés, et ceux qui partent étudier à l’étranger.
Vous parlez d’«oligarchie de l’excellence». Que mettez-vous
dans cette notion ?
Une formation supérieure de qualité est un atout essentiel
pour réussir sa vie professionnelle. Faire de bonnes études est une ressource
de pouvoir décisive pour l’avenir. On le voit à l’Assemblée nationale, où 81
députés ont fait Sciences-Po (14 %), 46 élus ont fait une école de commerce et
6 l’Ecole normale supérieure (1). On parle de «grand renouveau» du personnel
politique, mais la nouvelle Assemblée consacre le triomphe des grandes écoles
(où la formation est bonne, mais que ne fréquentent que 3 % à 5 % des
étudiants).
Les filières d’élite confirment ainsi leur rôle : elles sont
le moyen de maximiser les chances de réussir, et ouvrent même parfois sur des
rentes à vie. Mais le nombre de ceux qui y ont accès est proportionnellement de
plus en plus réduit. Alors que dans une démocratie, les ressources de pouvoir
les plus importantes tendent à se répartir dans l’ensemble de la population, ce
n’est pas le cas pour les ressources éducatives. L’oligarchie de l’excellence
est l’association de privilèges de formation pour un petit nombre, et pour tous
les autres un accès à des études sans garantie de réussite ni même de formation
solide. L’enseignement supérieur construit une oligarchie de l’excellence.
L’enseignement supérieur n’a pourtant jamais connu une telle
démocratisation que ces quarante dernières années ?
Le nombre d’étudiants a été multiplié par sept entre 1960
(310 000) et aujourd’hui, mais dans les filières d’élite il a à peine doublé.
Selon un calcul fameux, les élèves des écoles d’ingénieurs représentaient 14 %
des étudiants vers 1910 et 3 % en 2010, les promotions de l’Ecole polytechnique
étaient il y a un siècle de 250 étudiants (400 aujourd’hui) : pour garder la
proportion, ils devraient être plus de 10 000 ! Là est le défi : une
démocratisation réussie doit rendre une ressource accessible sans la dévaluer.
Sinon, c’est de la massification. La valeur de la formation universitaire s’est
perdue au fil des décennies, elle n’a pas su se constituer comme la voie royale
pour former les élites économiques et politiques, ce qui est le cas dans le
reste du monde.
Par contraste, les filières non universitaires sont devenues
des valeurs refuge. Il y a un siècle, la sélection à l’entrée était surtout
liée au recrutement dans un corps de métier (ingénieur, professeur, etc.), elle
est devenue le premier facteur qui renforce la valeur de la filière.
La démocratisation s’accompagne-t-elle donc immanquablement
d’un surcroît d’inégalités ?
Je ne crois pas, ce n’est pas une fatalité. Il faut réussir
à donner les meilleures études au plus grand nombre. Il n’y a aucune raison
pour que la valeur d’une formation diminue quand beaucoup d’étudiants en
bénéficient. Aux Etats-Unis, il y a environ 1 million d’étudiants dans les 52
universités qui figurent parmi les 100 premières du classement de Shanghai (les
universités d’élite, donc), cela représente 20 % à 25 % des étudiants enrôlés
dans des établissements qui accueillent des graduate students. En France, les
filières d’élite n’en accueillent que 3 % à 5 %, une élite trop étroite, trop
homogène…
Mais l’université américaine est très chère ?
C’est vrai, elle est sélective et payante, parfois même
extrêmement coûteuse pour la classe moyenne, mais pourtant le pourcentage de
diplômés de l’enseignement supérieur est plus élevé aux Etats-Unis qu’en France
(39 % pour les 24 à 35 ans). En revanche, l’université est accessible aux
classes populaires grâce à un ambitieux système de bourses. Les grandes écoles
françaises, qui sélectionnent leurs étudiants sans les choisir, en se servant
d’un concours impartial entre candidats anonymes, favorisent inévitablement une
qualité de formation pour laquelle l’engagement de l’environnement familial est
un avantage précieux.
Que faire pour revaloriser l’université française ?
Il faut réarmer les étudiants qui choisissent l’université.
Non pas supprimer les grandes écoles, car cela détruirait une forme de réussite
et ne servirait à rien : des niches se recréeront à côté des parcours
uniformes. C’est d’ailleurs pourquoi j’étais opposée à la suppression des
classes bilangues au collège : ce n’est pas en restreignant les possibilités
des meilleurs qu’on améliorera la situation, mais en multipliant les chances
pour tous les autres, et en y mettant les moyens.
L’université doit concevoir des cursus adaptés aux
étudiants, moins standardisés. Pour cela, elle doit pouvoir recueillir des
informations auprès d’eux sur leur niveau scolaire, leur motivation, leurs
lacunes, afin de leur proposer des parcours de formation plus personnalisés,
voire une année de remise à niveau, la question de savoir qui y enseignerait et
quoi restant entière. L’université pourrait aussi proposer des filières
ouvertes sur l’emploi, au sens d’une préparation pratique à la vie
professionnelle (travail d’équipe, conduite de projets, savoirs spécialisés),
car il faut se soucier de la capacité qu’auront les jeunes à trouver un
travail. Une réforme des institutions avec plus d’intégration entre les types
d’établissement et une transformation des modèles et des outils de formation
sont encore nécessaires.
Proposer un «sas» pour les moins bons, c’est instaurer une
sélection à l’entrée de l’université non ?
Ce n’est pas une sélection, mais une différenciation. Il n’y
aurait pas ceux qui rentrent et ceux qui restent dehors, sur le modèle des classes
préparatoires aux grandes écoles. Je ne suis pas favorable à une sélection à
l’université comme unique solution, car elle reviendrait grosso modo à écarter
de l’enseignement supérieur les 60 % qui probablement échoueraient à l’entrée.
Les priver d’accès aux études supérieures serait catastrophique quand on sait
que l’absence de diplôme est un facteur important de chômage dans un monde de
transformations. L’université représente aujourd’hui un espoir pour la
jeunesse. Il faut proposer à tous des formations de qualité, en lesquelles ils
puisent une réelle confiance en leur avenir.
(1) Les chiffres ont été relevés dans le Monde du 27 juin :
«Les diplômés de grandes écoles surreprésentés à l’Assemblée nationale».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Aidez-moi à améliorer l'article par vos remarques, critiques, suggestions... Merci beaucoup.