9 juillet 2017

Le nouveau califat de Turquie (Erdogan et les Frères musulmans)

Invité à Hambourg, l'embarrassant M. Erdogan (29.06.2017)
En Turquie, le régime d'Erdogan grignote les biens des minorités religieuses (27.06.2017)
Turquie : comment le pouvoir cadenasse la justice (27.06.2017)
Istanbul : le centre culturel Atatürk en voie de démolition (26.06.2017)
Jean-François Colosimo : «L'alliance de la Turquie avec Daech est objective» (22.01.2016)

Sébastien de Courtois : « Seule la France peut sortir la Turquie de la crise qu'elle traverse »

Turquie: une manifestation géante contre Erdogan à Istanbul (09.07.2017)

Publié le 09/07/2017 à 21h18

Des centaines de milliers d'opposants au régime en place se sont réunis, ce dimanche, pour marquer la fin d'une marche de 25 jours. Partie d'Ankara le 15 juin, elle avait pour but de protester contre la répression exercée par l'Etat turc depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016.

Le chef de l'opposition turque a bouclé dimanche par un rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes à Istanbul sa «marche pour la justice», partie d'Ankara le 15 juin, afin de protester contre l'incarcération d'un élu de sa formation. «Nous briserons les murs de la peur», a déclaré à la foule Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP), au terme de 25 jours de marche. «Le dernier jour de notre marche est un nouveau départ».

La foule s'étalait sur une grande esplanade en bord de mer, près de la prison de Maltepe, un quartier d'Istanbul, où est incarcéré Enis Berberoglu, un député CHP condamné à 25 ans de prison pour avoir fourni au journal d'opposition Cumhurriyet des informations confidentielles. Berberoglu est le premier député du CHP à être incarcéré dans le cadre des purges qui ont suivi le putsch avorté contre le président Recep Tayyip Erdogan, il y a un an.

«Nous avons marché pour les députés emprisonnés (...) pour les journalistes incarcérés (...) nous avons marché pour les universitaires limogés»

Kemal Kiliçdaroglu, chef du Parti républicain du peuple (CHP)

Kemal Kiliçdaroglu, qui a parcouru près de 450 km sans insigne partisan et avec «Justice» comme seul mot d'ordre, a rallié une foule croissante tout au long de sa marche, attirant des milliers d'opposants au président Erdogan. Cette initiative, sans précédent en Turquie, est la plus grande manifestation de l'opposition depuis le mouvement contestataire de 2013. Selon le CHP, plus de deux millions de personnes étaient réunies dimanche soir, mais ces chiffres ne pouvaient être vérifiés dans l'immédiat. D'ordinaire, seul le président Erdogan parvient a rallier de telles foules à ses meetings. «Nous avons marché pour la justice, nous avons marché pour le droit des opprimés, nous avons marché pour les députés emprisonnés, nous avons marché pour les journalistes incarcérés, nous avons marché pour les universitaires limogés», a déclaré Kemal Kiliçdaroglu, régulièrement interrompu par les «Droits, loi, justice!» criés par la foule.

50.000 personnes arrêtées depuis un an

L'opposition en Turquie dénonce une dérive autoritaire du chef de l'Etat, notamment depuis le feu vert donné par référendum en avril à un renforcement de ses pouvoirs et depuis les purges effectuées après la tentative de putsch il y a un an: environ 50.000 personnes ont été arrêtées et plus de 100.000, dont des enseignants, des magistrats et des militaires, ont été limogés ou suspendus de leurs fonctions. La police turque a encore arrêté mercredi huit militants des droits de l'Homme, dont la directrice d'Amnesty International Turquie.


Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP), dimanche 9 juillet 2017, à Istanbul. - Crédits photo : Lefteris Pitarakis/AP

Condamnant vigoureusement la tentative de putsch faite le 15 juillet dernier par des militaires, Kemal Kiliçdaroglu a tout autant critiqué les purges opérées dans le cadre de l'état d'urgence instauré dans la foulée, qu'il qualifie de «coup d'Etat civil». «Nous avons marché parce que nous nous opposons au régime d'un seul homme», a-t-il dit dimanche. «Nous avons marché parce que le pouvoir judiciaire est sous le monopole de l'exécutif». Ce responsable politique de 68 ans avait demandé à ce que ne soient brandis au cours de ce rassemblement «que des drapeaux (turcs), des bannières réclamant la justice et des portraits d'Atatürk», le père fondateur de la République turque moderne et laïque.

«Nous avons écrit une légende»
Le gouvernement a considéré cette marche, pourtant autorisée, avec mépris. Le Premier ministre Binali Yildirim a même estimé vendredi qu'elle commençait à «devenir ennuyeuse». «Cela doit prendre fin après le rassemblement», a-t-il dit. Le président Erdogan, quant à lui, a accusé Kemal Kiliçdaroglu de se ranger du côté des «terroristes», et l'a mis en garde contre une possible convocation judiciaire. Jusqu'à 15.000 policiers ont été déployés aux abords du rassemblement pour assurer sa sécurité, selon le gouverneur d'Istanbul.

Parcourant 20 km par jour, Kemal Kilicdaroglu a reçu des soutiens relativement modestes lors des premières étapes de sa marche. Au bout de cinq jours, soit 100 km, un millier de personnes seulement marchaient à ses côtés. Mais la foule a grossi jusqu'à devenir énorme durant les derniers jours. Des membres d'autres partis d'opposition, dont le parti pro-kurde HDP, se sont joints à lui. Les soutiens de Kemal Kiliçdaroglu ont comparé cette initiative à la célèbre «marche du sel» de Gandhi en 1930 contre le pouvoir britannique en Inde. «Nous avons écrit une légende», a répété à plusieurs reprises Kemal Kiliçdaroglu. «Vous avez écrit l'Histoire».

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Sébastien de Courtois : « Seule la France peut sortir la Turquie de la crise qu'elle traverse » (07.07.2017)
Par Vianney Passot  Publié le 07/07/2017 à 18:45

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son ouvrage Lettres du Bosphore, Sébastien de Courtois fait le point pour FigaroVox sur la situation de la Turquie. Malgré « la souffrance inouïe qui traverse la société turque », il reste optimiste pour l'avenir de son pays d'adoption.

Producteur à France Culture, grand voyageur et spécialiste des chrétiens d'Orient, Sébastien de Courtois est l'auteur notamment d'Un thé à Istanbul (Le Passeur, 2014) et de Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions (Stock, 2015). Il vient de publier Lettres du Bosphore (éd. Le Passeur, 2017).

FIGAROVOX.- Après une dizaine d'années en Turquie, vous écrivez un ouvrage à propos de votre pays d'adoption, qui traverse une période pour le moins difficile, politiquement et socialement. Pourquoi ce livre?

Sébastien DE COURTOIS.- Chaque livre est le prétexte d'une confidence, une confession. Rien n'est anodin. Les Lettres du Bosphore n'échappent pas à cette règle. Mais il y a plusieurs voix, la mienne d'abord puis celle de la Turquie, par le biais de ces dizaines de portraits que je poste au court du récit, comme si nous étions revenus à l'époque de la marine à voile et de l'Orient-Express, un monde si proche et pourtant si difficile à décrypter.

C'est un livre qui va à rebours des idées reçues sur ce pays, avec de la joie et de la déception. J'essaye de trouver la faille, souvent avec bienveillance, parfois non. Je m'y engouffre, je creuse, j'écris à la manière d'un chroniqueur, comme un passeur qui s'est abîmé dans la culture de l'autre.

Ce livre est une suite au Thé à Istanbul, sorti en 2014, un ouvrage plus heureux, l'acmé d'une vie en Turquie avec ses amours et ses passions. Je suis frappé par l'accélération du temps vécu, le fait que plus rien n'imprime les esprits, comme si nous étions embarqués collectivement dans un navire sans voile, sans direction. Le temps long de l'écriture permet seul de capter le sens du vent. L'écrivain lutte contre la fluidité. Il s'accroche, il s'enferme, il met en forme l'indicible.

Votre livre est un recueil de «chroniques romanesques», qui commence en novembre 2015, au moment des élections. Pourquoi avez-vous fait ce choix formel?

C'est un parcours personnel que je propose, avec l'idée de retrouver le principe des trois unités du théâtre classique, lieu, temps et action : la Turquie, 2015 à 2017, l'évocation d'une chute. Sans tragédie il n'y a pas de littérature. L'expérience que nous vivons en Turquie est unique, chaque jour la vérité devient un peu plus celle du mensonge. Les gens sont perdus. Il convient de rappeler des faits précis, qui seront oubliés, transformés. C'est un combat politique, car tout est politique, notre souffle, nos souffrances comme nos espérances. Je reste attaché aux mots. Rien d'autre ne demeure, c'est là l'immense privilège des gens de plume, tous ceux qui écrivent le savent bien, poètes, historiens et reporters. On l'a vu encore avec ceux qui prennent tant de risques pour nous informer depuis les théâtres de guerre - je pense au journaliste Samuel Forey qui revient de Mossoul par exemple, et à ses compagnons d'infortunes - car même derrière la bonne image, il y a un récit, une histoire à raconter, donc des mots, un bout d'éternité. Si on ne comprend pas cela, on ne peut rien comprendre aux risques pris par tous ceux qui se demandent, dans la fournaise et les bruits d'obus, ce qu'ils font là.

Écrire le présent, c'est raconter l'histoire avec un grand «H». C'est pour cela que je trouve insupportable la vague actuelle d'anti-journalisme, une honte inacceptable au pays de Montaigne, Descartes et Voltaire. Nous valons mieux que les pisse-vinaigre qui hantent les réseaux sociaux. Et il y a foule. Mais même là, avec un téléphone portable, le «mot» redevient parole, au sens évangélique du terme, celui de la Bonne Nouvelle, à chacun alors de déployer son intelligence et sa sensibilité. Henri Bergson parlait du «souvenir du présent».

Pourquoi avez-vous choisi de commencer votre récit à cette date?

Il faut rappeler les fondamentaux. 2015 est un tournant. D'abord politique avec la succession de deux élections législatives majeures, celle du 7 juin puis celle du 1er novembre. Dans les deux cas, l'hégémonie de l'AKP a été bousculée par le succès d'un parti d'origine kurde, le HDP. Un parti qui a su rassembler par son discours novateur et inclusif une part du mécontentement né avec la contestation du parc de Gezi en 2013, ce que les partis traditionnels n'ont pas réussi à faire comme le CHP kémaliste, ou même l'ultranationaliste MHP.

Avec ces élections, l'AKP perd sa majorité absolue et s'enferme dans une logique que je qualifierais de suicidaire en radicalisant de manière outrancière son discours - la vieille garde présentable de l'AKP ayant été débarquée par Recep Tayip Erdoğan - alors qu'un consensus politique aurait été possible, par le biais d'une coalition.

Mais à Ankara, comme dans beaucoup d'autres pays à «hommes forts», le pouvoir ne se partage pas. Il se prend, il se garde. À tous les prix, même celui du sang de ses propres concitoyens.

Vous évoquez aussi un tournant militaire? S'agit-il de la question kurde?

Oui. Ce tournant est très clair avec la rupture du cessez-le-feu contre le PKK pendant l'été 2015. Les deux camps se sont retrouvés dans cette escalade pour tuer dans l'œuf la réussite politique du HDP. Tant du point de vue de l'AKP qui s'était fait grignoter des sièges indispensables, que pour les durs du PKK qui se sont vus d'un coup ringardisé par la branche politique du mouvement kurde, avec une nouvelle génération de politiciens, comme Selahattin Demirtas - en prison depuis 7 mois - et beaucoup d'autres élus du HDP, accusés de «terrorisme». C'est la résurgence de ce conflit qui a provoqué la guerre des centres-villes pendant l'hiver 2015, dans le sud-est de la Turquie, où le PKK a voulu se créer une sorte de «Kobané» turc afin de susciter une émotion internationale. Résultat: la moitié des centres-villes historiques de Diyarbakir, Nüsaybin et Cizre ont été rasés. Pour l'amoureux des vieilles pierres que je suis, c'est un drame supplémentaire, car c'est la mémoire des peuples qui est par-là même assassinée, sans compter les innombrables infractions aux droits de l'Homme qui ont été enregistrées par la répression épouvantable qu'il y a eue à l'encontre de la population civile.

Le degré de violence dans le Sud-Est turc est insoupçonné. Une guerre sans pitié, même si encore une fois - faut-il le rappeler! - les belligérants se comprennent et parlent la même langue, le turc. Il s'agit d'une guerre civile. Les Kurdes ne sont pas des étrangers en Turquie! Les deux peuples se connaissent intimement et se côtoient depuis des siècles.

Qu'en est-il de l'État islamique en Turquie?

Le gouvernement turc ne fait aucune hiérarchie entre le PKK et l'État islamique. Pour eux, il s'agit de la même chose. Le PKK a été inventé par des forces obscures pour diviser la Turquie, et l'État islamique a été inventé pour diviser l'oumma. Dans le langage turc courant, quand on parle de terörist, il s'agit avant tout des Kurdes, maintenant aussi des partisans de Fetullah Gülen. D'où leur furie, lorsque la coalition internationale arme le YPG en Syrie, présenté comme un petit frère syrien du PKK.

Face à la menace de l'État islamique, la Turquie a été aveugle - certains diront même que la Turquie a participé à son éclosion, involontairement ou pas. Il faut attendre l'attaque du club Reina dans la nuit du 31 décembre 2016 pour qu'elle réalise qu'il y a des cellules dormantes au cœur de ses villes. Les services turcs évoquent le nombre de 3 000 combattants potentiels, sans compter ceux qui vont revenir un jour de Syrie et d'Irak. Cette attaque du nouvel an a été le premier attentat revendiqué par l'EI en Turquie. Pourquoi? Il a fallu ces 39 morts pour que la Turquie saisisse la nature du danger, sans compter ceux de l'aéroport Atatürk d'Istanbul, le 28 juin, 45 morts, et tant d'autres avant, comme Suruç le 23 juillet 2015, 33 morts, et les 102 morts d'Ankara, le 10 octobre 2015. Il n'y a pas de plaques commémoratives pour eux. En Turquie, les morts de la société civile ne comptent pas. Ils n'existent pas.

Pensez-vous que la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016 soit liée à ces conflits?

D'abord, nous ne saurons jamais la vérité. Un ami historien turc me rappelait encore qu'il travaillait toujours pour connaître les responsables de la contre-révolution ottomane de… 1909. Au moment de la tentative du coup d'État, j'ai tout de suite eu l'intuition que la guerre kurde et surtout l'implication de la Turquie en Syrie avaient eu des conséquences sur une partie de l'État-major. Pourquoi des officiers supérieurs auraient-ils pris de tels risques? Sinon pour une cause supérieure à leur propre carrière? La question demeure ouverte, au-delà de la seule problématique güleniste, un paravent facile et qui se fissure de toutes parts - le gouvernement turc ayant lui-même reconnu, il y a quelques jours, qu'il y avait d'autres facteurs possibles.

Il est certain, par contre, que la situation sécuritaire liée à la pénétration de l'EI en Turquie, à la frustration des renversements constants d'alliances depuis des années sur Israël, la Russie, la Syrie, et même à l'encontre du PKK, ont participé à ce mécontentement d'officiers encore marqués par la doctrine d'une armée turque non-interventionniste. Les raisons se mélangent pour un cocktail d'effets, sans raison dominante. Des officiers se révoltent quand ils se sentent trahis. Nous l'avons vu en France avec le putsch des généraux à Alger en avril 1961. La politique a fait le reste, entre manipulations et intérêts personnels des gens en place, rancœurs, jalousie, héroïsme, lutte de clans, au sein même de l'AKP qui est plus divisée qu'on le croit. Une histoire tragiquement humaine au fond.

Que voulez-vous dire par une politique non-interventionniste?

La phrase d'Atatürk «Paix à l'intérieur, paix à l'extérieur» a servi de ligne directrice à l'armée turque depuis 1923 : une armée défensive peu portée à l'action extérieure. Elle n'en a pas les moyens. 

Pendant la Guerre froide, le glacis anatolien devant servir de rempart face à l'URSS. À part Chypre, qui est considérée comme une question nationale, la Turquie n'est intervenue dans son histoire récente qu'en Somalie, Bosnie et en Afghanistan, à chaque fois dans le cadre d'une mission internationale. En Syrie, elle fait cavalier seul. L'obsession étant d'empêcher l'unification des zones kurdes de l'autre côté de la frontière, qu'elle considère comme une menace directe pour son intégrité territoriale.

À ce propos, la Turquie est en train de changer sa politique d'armement, elle veut son propre hélicoptère, son propre avion militaire, son propre char d'assaut, ses drones et elle parle maintenant de se doter d'un porte-avions. Être membre de l'OTAN n'implique pas une servilité diplomatique. La France en sait quelque chose. Dans le cas syrien, depuis les accords Sykes-Picot, la Turquie s'est toujours sentie légitime pour intervenir dans une bande territoriale de plusieurs dizaines de kilomètres hors de sa frontière, ce qu'elle a longtemps fait dans le nord de l'Irak, contre le PKK, et maintenant en Syrie.

S'agit-il d'une démarche impériale?

D'une certaine manière, oui, mais à un niveau plus politique que strictement militaire. Si beaucoup d'anciens empires devenus des État- nations peuvent ressentir cette nostalgie, Recep Tayip Erdoğan est le seul à ma connaissance à l'avoir utilisée à des fins politiques (NDLR : Ouzbékistan avec l'empire de Tamerlan). Ça fonctionne à l'intérieur, avec la fierté retrouvée des «Turcs» par l'ottomania en vogue - une vaste manipulation de l'histoire, car les premiers «modernes» ont été les sultans -, mais à l'extérieur, le fiasco a été total. Dans les Balkans et surtout dans le monde arabe, où les Turcs ont sous-estimé l'empreinte morale négative qu'ils avaient laissée.

Dur retour à la réalité. D'une politique de «zéro problèmes avec ses voisins», on est passé en quelques années à une méfiance généralisée. C'est ce qui arrive aussi quand on vire les bons diplomates et que l'on arrête de penser.

À cause d'un excès de langage et d'opportunisme mal placé, la Turquie se retrouve sans voix, plus que jamais isolée sur la scène internationale. Ce qui n'est pas une bonne chose, ni pour eux, ni pour nous. Car nous avons besoin d'une Turquie forte et sûre d'elle-même pour notre propre sécurité.

Vous êtes revenu sur l'immense changement politique et culturel entamé au début du siècle avec la victoire de l'AKP, le début de la contre-révolution et du démantèlement progressif de la Turquie de Mustafa Kemal, qui a abouti a une situation aujourd'hui terrible. Comment expliquez-vous cette mue? Peut-on dire que la Turquie est soumise à une dictature?

Je me méfie du mot de «dictature», c'est trop facile, il faut en garder un peu pour la suite des événements. La pièce n'est pas encore complètement jouée. Je n'aime pas ces dérives sémantiques, comme celui de «sultan» qui me semble bien paresseux. Oui, la Turquie de papa est bien finie. Nous ne partageons plus le même socle de valeurs, d'où la difficulté évidemment d'une intégration pleine et entière dans l'Union européenne. Mais c'est aussi à nous, Européens, de monter que nous sommes capable de proposer une autre formule, même si l'idée peut choquer en ce moment, car que nous le voulions ou pas, la Turquie sera toujours notre voisin. Un voisin qu'il vaut mieux avoir avec nous que contre nous.

Il faut sortir de l'obsession «Erdoğan» qui nous aveugle et nous paralyse. Il faut faire la différence entre le gouvernement turc et la population turque, qui ne se reconnaît pas au moins pour moitié dans sa politique. C'est pour les générations futures que nous travaillons, pas pour ceux qui sont en place maintenant.

Pourquoi la tension augmente-t-elle maintenant entre la Turquie et l'Europe?

Parce que l'on parle constamment de rupture des négociations et que le tigre anatolien effraie. À juste titre, si l'on ne prend en compte qu'une photographie actuelle. Je pense que la France a un rôle clé à jouer. Il faut tendre la main au moment où le pays traverse une crise, malgré son aveuglement. En Europe, personne d'autre que nous peut le faire. Nous nous retrouvons tant sur le terrain de l'idée d'indépendance nationale, que sur celui de la culture - 9 lycées francophones, 3 instituts culturels majeurs - qu'économiques, la France étant le 8e investisseur étranger en Turquie.

L'année prochaine, en 2018, nous allons célébrer les 150 ans du Lycée francophone de Galatasaray, ce serait l'occasion d'une visite présidentielle, afin de réaffirmer par le biais de l'esprit nos liens avec ce pays, qui rappelons-le ont commencé avec François 1er. Je précise que nous ne sommes pas en guerre contre la Turquie. Même plus, la Turquie compte parmi nos alliés, même si sa politique extérieure nous met en danger. La Turquie est plus grande que l'image que certains donnent d'elle aujourd'hui.

Comment voyez-vous la suite des événements?

Malgré tout ce que je viens de dire, je reste optimiste. Malgré les journalistes en prison, malgré l'obscurantisme, malgré la souffrance inouïe qui traverse la société turque en ce moment, dans le camp des démocrates, dans celui des minorités religieuse et politique, malgré la violence de la répression, malgré enfin «l'espoir qui a été tué» pour reprendre les mots de Kadri Gürsel, un journaliste en prison. Je suis un passeur, je ne suis pas un procureur. J'ai longtemps écrit sur l'histoire des chrétiens d'Orient en Turquie, à une époque où personne ne s'y intéressait, il faut aussi être capable de tendre la main pour avancer.

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Turquie: arrestation de 29 suspects de l'EI (07.07.2017)
Par Le Figaro.fr avec AFPMis à jour le 07/07/2017 à 12:22 Publié le 07/07/2017 à 12:13

La police antiterroriste d'Istanbul a arrêté aujourd'hui 29 membres présumés du groupe Etat islamique (EI) qui préparaient un "attentat spectaculaire", ont rapporté les médias turcs.

Parmi les suspects arrêtés dans la nuit au cours de plusieurs opérations simultanées figurent 22 ressortissants étrangers, a précisé l'agence de presse Dogan, ajoutant que plusieurs appareils électroniques et une arme à feu avaient été saisis.

Selon le quotidien Hürriyet, les 29 personnes arrêtées, dont plusieurs ont combattu dans des zones de guerre, faisaient partie d'une même cellule qui s'apprêtait à commettre un "attentat spectaculaire".

La Turquie a été visée depuis deux ans par plusieurs attentats meurtriers attribués ou revendiqués par l'EI, mais les jihadistes n'ont commis aucune attaque sur le sol turc depuis plus de six mois. Le dernier attentat connu de l'EI en Turquie remonte à la nuit du Nouvel An, lorsque 39 personnes, en majorité des étrangers, avaient été tuées dans une discothèque.

Selon les médias, les autorités turques ont en outre arrêté mercredi six membres présumés de l'EI qui préparaient une attaque contre une marche de l'opposition qui doit tenir un grand meeting à Istanbul dimanche. D'après Hürriyet, la cellule démantelée vendredi tentait par ailleurs de faire passer ses membres étrangers vers des zones de conflit. Le journal ne précise pas s'il s'agit de la Syrie ou de l'Irak.

La théorie de l'évolution, c'est fini pour les écoliers turcs : Erdogan déploie implacablement son projet néo-ottoman (04.07.2017)
"un sujet discutable, controversé et trop compliqué" pour le gouvernement, qui préfère en rester à la version du Coran.

Alexandre Del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient à l'Ipag,  pour le groupe Sup de Co La Rochelle, et des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme.
Il est notamment l'auteur des livres :
Comprendre le chaos syrien (avec Randa Kassis, L'Artilleur, 2016), 
Son dernier ouvrage paraîtra le 26 octobre 2016 : Les vrais ennemis de l'Occident : du rejet de la Russie à l'islamisation de nos sociétés ouvertes (Editions du Toucan). 


Atlantico : Le gouvernement turc vient de supprimer des programmes scolaires la théorie de l’évolution, jugée contraire aux préceptes du Coran. Comment cette décision vient illustrer ce qu'il se passe actuellement en Turquie? Dans quel cadre général cette réforme vient elle s'inscrire, notamment par rapport au kémalisme ?

Alexandre Del Valle : Ce qui se passe en Turquie est un véritable changement de civilisation, pour reprendre les termes mêmes utilisés par Recept Erdogan et son premier ministre lors du dernier référendum. C’était une déclaration intéressante car, pour une une fois, celle-ci était franche. Les dirigeants turcs ont montré leur véritable visage : ultranationalistes, anti-occidentales et néo-islamistes. Ils veulent totalement rompre avec la civilisation occidentale, le rationaliste occidentale et la laïcité occidentale, imposée par Atatürk qui est vu de facto comme un traître. C’est le retour d'une Turquie à sa tradition islamique. D’ailleurs, on parle en Turquie de "néo-ottomanisme". C’est quelque chose de tout à fait assumé. L'objectif de la Turquie est de retrouver ses racines, et renouer avec la loi musulmane. C’est un premier pas vers une islamisation progressive du système de l’enseignement. Ce n’est pas la conséquence d’un système ; ce n’est que le début. Ça ne fait que commencer. Ce que je dis depuis 2002, après l’accès d’Erdogan au pouvoir, c’est qu’il se profile une mutation d’une Turquie laïque à une Turquie néo-Ottomane, et post-kémaliste. L’arrivée d’Erdogan, c’est la revanche de tous ceux qui n’avaient pas digéré la laïcité imposée par “l’athé Atatürk”. C’est la revanche des masses musulmanes qui se sentent humiliées, et écrasées.

Quels sont les autres exemples de réformes permettant de construire cette "nouvelle Turquie" ? L'arrivée de l'AKP au pouvoir en 2002 était elle annonciatrice, dès le départ, d'un tel renversement ?

De très nombreux juges, enseignants, intellectuels et opposants kémalistes ont été persécutés depuis des années. Les grands journaux kémalistes ont subi des chasses aux sorcières. On a plein d’exemples de personnes qui ont été évincées, pourchassées et remplacées ensuite par leurs homologues islamistes. Ce phénomène loin d'être nouveau, il remonte aux années 2005-2007. 

Dès 2002, j’annonçais qu’Erdogan était un faux modéré. Que c’était un vrai islamiste, et un proche des frères musulmans. Il fait croire qu’il est modéré pour amadouer les Européens et Américains. Il se fait passer pour un pro-occidental pour en fait renverser les kémalistes. La première phase de la stratégie d’Erdogan est de se dire l’ami de l’Occident pour en utiliser ses règles démocratiques contre ses opposants. Une fois la phase de l’anti-kémaliste passée (ces derniers perdent la présidence en 2008), Erdogan a commencé à révéler sa vraie face, beaucoup moins démocratique et beaucoup plus islamique. La démocratie n’était qu’un moyen, et jamais une fin. 

Dans un de ses célèbres discours, il annonce que la “démocratie est comme un tramway ; on s’arrête à l’étape que l’on veut”. Aujourd’hui, tout le monde se rend compte de cette réislamisation. Sauf qu’à l’époque, on était taxé de turcophobe si on osait dénoncer cela.

Quelles sont les réactions de la société turque ? Quels pourraient être, à terme, les conséquences de ces réformes sur la population ?
La société turque est très divisée, et les réactions seront très mitigées. Il y a trois grandes parties. Il y a des occidentalistes, des démocrates et des classes plutôt aisées à l’Ouest qui votent massivement pour les kémalistes. Le groupe le plus important - à peu près 50 à 60% de la population électorale - est composé des pro-Erdogan. Le troisième groupe est celui des Kurdes, qui ne sont ni kémalistes, ni islamistes.



La marche turque de l’opposition à Erdogan (04.07.2017)
Le parti de gauche CHP défile d’Ankara à Istanbul pour mobiliser contre la dérive autocratique du régime.

LE MONDE | 04.07.2017 à 10h07 | Par Marc Semo (Serdivan (Turquie), envoyé spécial)

La population salue le passagede Kemal Kiliçdaroglu, le chef du CHP  (au centre), à Izmit, dans la banlieue sud-est d’Istanbul, lors de la Marche pour la justice, dimanche 2 juillet.

Des centaines de voitures, de camping-cars, d’autobus, de camions de ravitaillement s’entassent sur les bas-côtés de la route, jusque dans les rues du village. On croirait un grand campement nomade. Des tentes ont été installées sur la place de la mairie pour offrir un peu d’ombre aux « marcheurs » dont la plupart reposent à la fraîche, sous les arbres des vergers avoisinants.


Lancée le 15 juin par le Parti républicain du peuple (CHP), la principale force de l’opposition, la Marche pour la justice, sur les 450 kilomètres de la vieille route nationale reliant Ankara à Istanbul, a ses rituels désormais bien rodés. Le mercure dépasse les 40 °C. Le cortège s’est arrêté dès le milieu de la matinée dans la petite bourgade de Serdivan, avant de repartir en fin d’après-midi pour achever les 20 km de l’étape quotidienne. C’est son rythme depuis le début. Les protestataires, quelques milliers et parfois jusqu’à 10 000 les week-ends, ont déjà parcouru les deux tiers du chemin. Le 9 juillet, ils devraient arriver à leur objectif final : la prison Maltepe, à Istanbul, où est incarcéré le député CHP Enis Berberoglu, condamné à vingt-cinq ans de prison pour violation de secret d’Etat. C’est la première grande manifestation depuis le coup d’Etat militaire raté du 15 juillet 2016 et la proclamation de l’état d’urgence qui a entraîné plus de 40 000 arrestations et le limogeage de 150 000 fonctionnaires. Tous les mouvements de contestation de rue ont été implacablement réprimés.

« Marquer le coup »

« Nous voulons briser le mur de la peur », martèle Kemal Kiliçdaroglu, 69 ans, leader du CHP. Tous les jours il est en tête des marcheurs, brandissant une pancarte avec un seul mot : adalet (« justice »). « Je ne suis pas sportif, je n’ai jamais fait de randonnée et je n’aurais imaginé un jour faire une telle marche », explique-t-il dans le mobil-home qui, depuis dix-huit jours, lui sert de quartier général. Au moins une trentaine des 133 députés...



Invité à Hambourg, l'embarrassant M. Erdogan (29.06.2017)

 Par David Philippot Mis à jour le 29/06/2017 à 19:49 Publié le 29/06/2017 à 19:23

Angela Merkel en compagnie de Recep Tayyip Erdogan à Ankara, jeudi.
Angela Merkel en compagnie de Recep Tayyip Erdogan à Ankara, jeudi.

Berlin a rejeté, jeudi, une demande du président turc de s'adresser à ses compatriotes en Allemagne en marge du sommet du G20 la semaine prochaine à Hambourg. Ce qui déclenche la colère d'Ankara.

La riposte diplomatique fut ferme et rapide. Depuis Moscou, le ministre allemand des Affaires étrangères a opposé une fin de non-recevoir à la demande officielle d'Ankara la veille pour l'organisation, en marge du G20, d'une rencontre entre le président Erdogan avec la diaspora turque. 

«Nous avons fait savoir à la Turquie qu'une telle manifestation n'est pas possible en Allemagne, conformément à une jurisprudence constitutionnelle», a argumenté hier Sigmar Gabriel. ...

En Turquie, le régime d'Erdogan grignote les biens des minorités religieuses (27.06.2017)
Par Thierry Oberlé Mis à jour le 27/06/2017 à 10:07 Publié le 26/06/2017 à 19:31

Situé près de la ville de Midyat, le monastère de Mor Gabriel est engagé dans une bataille juridique dont l'enjeu est le maintien de son intégralité territoriale

L'État turc tire profit d'une faille juridique pour placer sous son contrôle des sites appartenant à la communauté chrétienne.

En Turquie, l'État poursuit sa politique de grignotage des biens des minorités religieuses. Dans le sud-est du pays, il vient de placer sous son contrôle une soixantaine d'églises, de cimetières et de propriétés appartenant à la communauté chrétienne. Le transfert de ces sites sous le terme générique - «lieux de culte» - pourrait permettre à moyen terme de les transformer en mosquées, si tel était le souhait des autorités, ou d'y nommer des imams.

Cette opération ne marque pas un tournant dans la politique du régime, mais confirme un double discours. Plus ouvert que ses prédécesseurs à la question des droits des minorités chrétiennes (0,1% de la population), Recep Tayyip Erdogan s'est présenté comme l'ordinateur suprême du destin de Mor Gabriel, l'un des plus anciens monastères chrétiens du monde. Dans le même ...

Turquie : comment le pouvoir cadenasse la justice (27.06.2017)

Par Delphine Minoui Mis à jour le 26/06/2017 à 20:18 Publié le 26/06/2017 à 19:58

Depuis la tentative de putsch du 15 juillet 2016, l'imposant palais de justice de Caglayan, à Istanbul, ne désemplit pas.
ENQUÊTE - Un an après le coup d'État manqué, nombre de magistrats sont sous les verrous et les avocats sous pression.
Correspondante à Istanbul

Ils sont une vingtaine d'avocats, robe noire sur les épaules, rassemblés dans l'atrium du tribunal de Caglayan. «Liberté pour la défense!», annonce en turc un autocollant collé sur leurs poitrines. Au-dessus du slogan, trois photos: celles d'Akin Atalay, Bülent Uktu et Mustafa Kemal Güngör, leurs confrères embastillés pour avoir travaillé au journal d'opposition Cumhuriyet, dans le collimateur du pouvoir. En face du sit-in, une muraille de policiers guette le moindre faux pas. Dehors, à quelques mètres de là, les fourgonnettes attendent sur le parking. Triste symbole d'une justice de ...


ISTANBUL : LE CENTRE CULTUREL ATATÜRK EN VOIE DE DÉMOLITION (26.06.2017)
Par LIBERATION avec AFP
— 26 juin 2017 à 11:32

La façade du centre culturel Atatürk, à Istanbul, le 13 juin.
Le président Erdogan veut détruire le bâtiment abandonné situé place Taksim pour en faire un opéra. Au mépris de la portée symbolique du lieu.

La façade du centre culturel Atatürk, à Istanbul, le 13 juin.
La façade du centre culturel Atatürk, à Istanbul, le 13 juin. Photo Ozan Kose. AFP  
A Istanbul, dominant l’emblématique place Taksim, une bâtisse aux vitres fracassées et à la façade tapissée d’affiches est appelée à disparaître pour laisser la place à un Opéra digne d’une ville de 18 millions d’habitants. «C’est fini, nous allons l’abattre pour doter Istanbul d’un nouveau bel édifice, a expliqué le président, Recep Tayyip Erdogan, le 12 juin, lors d’un repas de rupture de jeûne avec des artistes. Nous voulons que la ville d’Istanbul ait le centre culturel et artistique qu’elle mérite.» La phrase a suscité des réactions plutôt positives dans le monde des arts, mais a aussi entraîné une controverse, car l’édifice en voie de démolition n’est autre que le centre culturel Atatürk (AKM), nommé en l’honneur du fondateur de la Turquie moderne.

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Tout ce qui touche à l’héritage du père de la République turque déchaîne les passions en Turquie et l’AKM, bien qu’abandonné depuis des années, symbolise une tradition laïque et une conception occidentale de la culture associées à Atatürk, mort en 1937. Depuis son inauguration en 1969, l’AKM, mastodonte à la façade en verre, a connu une histoire mouvementée, voire maudite. Ravagée par un incendie en 1970, la salle de spectacle a été reconstruite et n’a rouvert qu’en 1978. L’AKM a ensuite été le clou de la vie culturelle stambouliote pendant trois décennies, avant d’être fermé en 2008 pour rénovation.

Mais les travaux n’ont jamais eu lieu et le bâtiment a été livré à l’usure, témoin immobile des tumultes de la scène politique turque. La place Taksim est souvent l’épicentre de leur expression populaire, comme ce fut le cas lors des protestations dites de Gezi en 2013 contre Erdogan, alors Premier ministre, ou les rassemblements de ses partisans en 2016 après un putsch manqué.

«Spectacles d’un niveau plus élevé»
La fermeture de l’AKM a eu un impact considérable sur la vie culturelle stambouliote, la plupart des compagnies d’opéra et des troupes de ballet se produisant depuis au Süreyya Operasi, magnifique bâtiment des années 20, mais trop exigu pour accueillir des spectacles de grande ampleur. «On attendait une salle de concert digne de ce nom et l’annonce faite par le président Erdogan nous réjouit», affirme Yesim Gurer Oymak, directrice du festival de musique d’Istanbul, organisé par la Fondation d’Istanbul pour la culture et les arts (IKSV). «De plus en plus d’orchestres internationaux et de grosses productions vont pouvoir venir à Istanbul et des troupes turques vont pouvoir présenter des spectacles d’un niveau plus élevé», ajoute-t-elle.

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Si le projet venait à se réaliser, il doperait l’attractivité de la place Taksim, en berne depuis les manifestations de 2013 et la série d’attentats qui ont frappé Istanbul l’année dernière.

L’AKM, à l’architecture parallélépipédique, symbolise pour de nombreux Turcs «l’ancienne Turquie», avant l’avènement en 2002 du Parti islamo-conservateur de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan. Le quotidien progouvernemental Daily Sabah l’a ainsi décrit comme «une verrue à l’architecture terne» et un «sinistre souvenir» des années 60.

«Symbole de Taksim»
Mais pour d’autres, l’AKM est le symbole de la République moderne fondée par Atatürk – féru d’opéra – et doit être rénové au lieu d’être démoli. Sami Yilmaztürk, responsable de la branche stambouliote de l’ordre des architectes turcs, considère que la démolition prévue de l’AKM «s’inscrit dans le cadre d’un projet visant à stopper la modernisation et détruire la République».

Sur la place Taksim, à l’ombre de la coquille vide qu’est devenu le bâtiment, les avis sur le nouveau projet divergent. «Ce bâtiment est le symbole de Taksim. Ils vont défigurer le visage de Taksim, car je ne crois pas qu’on aura mieux avec le nouveau projet», dit Hacer, âgée d’une cinquantaine d’années. Gurer Oynak, rencontré au pied de l’édifice, imagine un possible compromis dans le débat : garder la façade et reconstruire entièrement les autres parties du bâtiment. «L’AKM a laissé une trace importante dans l’identité de cette ville. J’aimerais voir la façade préservée, car elle fait partie de notre mémoire», conclut-il.


LIBERATION avec AFP

Istanbul : la police fait usage de balles en caoutchouc pour disperser la Gay pride
Par LIBERATION, avec AFP — 25 juin 2017 à 18:14

Des policiers turcs bloquent une rue pour empêcher la tenue de la Marche des fiertés à Istanbul, le 25 juin.
Des policiers turcs bloquent une rue pour empêcher la tenue de la Marche des fiertés à Istanbul, le 25 juin. Photo : Bulent Kilic. AFP 

La police turque a fait usage de balles en caoutchouc dimanche pour empêcher une quarantaine de manifestants de tenir la parade annuelle de la «Gay Pride» sur la place Taksim au centre d’Istanbul, au lendemain d’une interdiction de ce rassemblement décidée par les autorités locales. Au moins quatre personnes ont été interpellées, alors que les policiers étaient plus nombreux que les participants.

Après des menaces de groupes conservateurs et d’extrême droite, les autorités avaient annoncé samedi interdire cette Marche des fiertés LGBTI pour préserver «l’ordre public» et la «sécurité des touristes». Les organisateurs avaient alors annoncé qu’ils maintiendraient l’événement et encore affiché dimanche leur détermination, assurant dans un communiqué : «nous n’avons pas peur, nous sommes là, nous ne changerons pas. Vous avez peur, vous changerez et vous vous y habituerez».

Avant la manifestation sur la célèbre place Taksim, d’importantes forces de police présentes dans le quartier avaient bouclé plusieurs accès, selon une journaliste de l’AFP.

La Marche des fiertés d’Istanbul avait rassemblé en 2014 des dizaines de milliers de personnes et constituait l’un des principaux événements LGBT au Moyen-Orient. Elle est interdite depuis 2015 lorsque, selon l’association des LGBTI, les autorités avaient mis en cause la coïncidence de l’événement avec le ramadan. En 2016, l’interdiction avait invoqué des raisons de sécurité alors que le pays était frappé par des attentats meurtriers liés aux jihadistes du groupe Etat islamique ou aux séparatistes kurdes.

Dans un cas comme dans l’autre, les manifestants avaient bravé ces interdictions et avaient été dispersés violemment par les forces de l’ordre. Cette semaine, onze militants ont été jugés à Istanbul pour avoir bravé l’interdiction de la Gay Pride de 2016, mais ils ont été acquittés. Les années précédentes, ces manifestations s’étaient déroulées sans incidents.

L’homosexualité n’est pas pénalement réprimée en Turquie, mais l’homophobie y reste largement répandue.

La Turquie bloque l’accès à Twitter, WhatsApp, Facebook et YouTube (04.11.2016)
Les principaux réseaux sociaux sont largement inaccessibles dans le pays, après l’arrestation d’une dizaine de députés prokurdes.

Le Monde.fr avec Reuters | 04.11.2016 à 09h55 • Mis à jour le 04.11.2016 à 10h02

L’accès au réseau social Twitter, à la messagerie WhatsApp et au service de vidéo YouTube a été bloqué en Turquiea annoncé vendredi 4 novembre Turkey Blocks, une organisation spécialisée dans la surveillance de la censure du Web.

Selon Turkey Blocks, le blocage a été effectué grâce à la technique du throttling qui consiste à ralentir l’accès aux sites jusqu’à les rendre inutilisables. Ce blocage a eu lieu dans la foulée de l’arrestation d’une dizaine de députés appartenant au HDP, le parti prokurde.


La Turquie bloque régulièrement l’accès aux réseaux sociaux, notamment après les attentats. Depuis la tentative de coup d’Etat qui a visé cet été la présidence de Recep Tayyip Erdogan, ce dernier a engagé une vaste purge de l’armée, de l’éducation nationale, et de la justice, et procédé à de multiples arrestations de journalistes d’opposition.


Ce 31 octobre, le rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet a été placé en garde à vue, et des mandats d’arrêt ont été émis envers 13 journalistes du quotidien.


Jean-François Colosimo : «L'alliance de la Turquie avec Daech est objective» (22.01.2016)
Par Eléonore de Vulpillières Mis à jour le 25/01/2016 à 19:08 Publié le 22/01/2016 à 21:15

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Jean-François Colosimo a accordé un entretien-fleuve à FigaroVox au sujet du rôle géopolitique de la Turquie au Proche-Orient. Il déplore le double-jeu d'Erdoğan et la passivité de l'Europe.

Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d'Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L'Apocalypse russe en 2008.

LE FIGARO. - On a appris les bombardements d'un village chrétien de Sharanish au nord de l'Irak, dans le cadre des opérations anti-PKK. Juste après les attentats d'Istanbul, la Turquie avait lancé une campagne de frappes aériennes contre Da'ech en Irak et en Syrie. Quel est son ennemi prioritaire, Da'ech ou les minorités ?

Jean-François COLOSIMO. - Une vague de bombes qui revêt valeur d'avertissement pour l'État islamique et de gage pour les États-Unis ne saurait épuiser la question du double jeu d'Ankara dans la nouvelle crise d'Orient. Le fait de se vouloir à la fois le champion de l'Otan et le passeur de Da'ech n'engage pas d'autre ennemi prioritaire que soi-même. La Turquie est en lutte contre la Turquie. Elle combat les spectres des massacres sur lesquels elle s'est édifiée. Que les minorités, chrétiennes ou autres, souffrent au passage, c'est leur sort. Car toute l'histoire moderne du pays se conjugue dans ce mouvement de balancier perpétuel entre adversité du dehors et adversité du dedans. Et au regard duquel les changements de régime ne comptent guère.

Comment s'est opéré le basculement d'une Turquie laïque vers l'intensification de l'emprise de l'islam sur toute la société ? Quel est le sort des minorités ethniques et religieuses ?

Afin de comprendre la Turquie d'aujourd'hui, il faut, comme il est d'habitude en Orient, s'établir sur le temps long. Plusieurs illusions de perspective menacent en effet une claire vision : qu'il y aurait une permanence en quelque sorte éternelle de la Turquie, qu'il y aurait lieu d'opposer la Turquie laïciste de Mustafa Kemal et la Turquie islamiste de Recep Erdoğan, que l'avenir de la Turquie serait nécessairement assuré.

La Turquie contemporaine est incompréhensible sans l'Empire ottoman, lequel est lui-même incompréhensible sans l'Empire byzantin qui l'a précédé : comment passe-t-on, à l'âge moderne, d'une mosaïque multi-ethnique et pluri-religieuse à des ensembles nationaux et étatiques cohérents ? Or, la décomposition de l'Empire ottoman, entamé dans les années 1820 avec l'indépendance de la Grèce, n'en finit pas de finir. Depuis la chute du communisme, de Sarajevo à Bagdad, les récents incendies des Balkans et les présents incendies du Levant attestent de sa reprise, de sa poursuite et de son caractère, pour l'heure, inachevé.

Ce processus historique, déjà long de deux siècles, explique à la fois la naissance et l'agonie de la Turquie moderne. Deux événements relevant de la logique de la Terreur encadrent son surgissement : le premier génocide de l'histoire, commis en 1915 par le mouvement progressiste des Jeunes-Turcs, soit 1 600 000 Arméniens d'Asie mineure anéantis ; la première purification ethnique de l'histoire, entérinée par la Société des Nations en 1923, consécutive à la guerre de révolution nationale menée par Mustafa Kemal et se soldant par l'échange des populations d'Asie mineure, soit 1 500 000 Grecs expulsés du terreau traditionnel de l'hellénisme depuis deux mille cinq cents ans. Une dépopulation qui a été aussi bien, il faut le noter, une déchristianisation.

La déconstruction impériale que se proposait d'acter le Traité de Sèvres en 1920, en prévoyant entre autres une Grande Arménie et un Grand Kurdistan, laisse la place à la construction de la Grande Turquie, acquise par les armes, qu'endosse le Traité de Versailles en 1923. La Turquie naît ainsi d'un réflexe survivaliste. Elle doit perpétuer sa matrice, continuer à chasser ses ennemis pour exister, sans quoi elle risque de retomber dans la fiction et l'inexistence. L'ennemi extérieur a été battu. Reste à vaincre l'ennemi intérieur. Ou, plutôt, les ennemis, tant ils sont nombreux et tant la fabrique nationaliste ne fonctionne qu'en produisant, à côté du citoyen-modèle, son double démonisé.

Qui ont été les victimes de cette politique ?

Dès l'instauration de la République par Kemal, la modernisation et l'occidentalisation se traduisent par l'exclusion. C'est vrai des minorités religieuses non-musulmanes, ce qu'il reste de Grecs, Arméniens, Syriaques, Antiochiens, Juifs, Domnehs (ou Judéo-musulmans), Yézidis, etc. C'est vrai des minorités musulmanes hétérodoxes, Soufis, Alévis, Bektâchîs, etc. C'est vrai des minorités ethniques, Kurdes, Lazes, Zazas, etc. Toute différence est assimilée à une dissidence potentielle. Toute dissidence est assimilée à un acte d'antipatriotisme. Tout antipatriotisme doit être supprimé à la racine. Tout signe distinct de culte, de culture ou de conviction doit être dissous dans une identité unique, un peuple idéal et un citoyen uniforme.

Cette guerre intérieure, que conduit l'État contre ces peuples réels au nom d'un peuple imaginaire, parcourt le petit siècle d'existence de la Turquie moderne. De 1925 à 1938, elle est dirigée contre les Kurdes à coups de bombes, de gaz et de raids militaires. En 1942, elle prend un tour légal avec la discrimination fiscale des communautés «étrangères», dont les Juifs, et la déportation dans des camps de dix mille réfractaires. De 1945 à 1974, elle s'appuie sur les pogroms populaires, à l'impunité garantie, pour liquider les derniers grands quartiers grecs d'Istanbul et leurs dizaines de milliers d'habitants tandis qu'à partir de 1989, les institutions religieuses arméniennes se trouvent plus que jamais otages d'un chantage à la surenchère négationniste. Avec les putschs de 1960, 1971, 1980, la guerre devient celle de l'armée contre la démocratie. Hors des périodes de juntes, elle est le produit du derin devlet, de «l'État profond», alliance des services secrets, des groupes fascisants et des mafias criminelles qui orchestre répressions sanglantes des manifestations, éliminations physiques des opposants et attentats terroristes frappant les mouvements contestataires: ce qui aboutit par exemple, entre les années 1980 - 2010, à décapiter l'intelligentsia de l'activisme alévi. Mais la guerre classique peut aussi reprendre à tout moment: dite «totale», puis «légale» contre le PKK d'Abdullah Öcalan avec la mise sous état de siège du Sud-Est, le pays kurde, elle présente un bilan de 42 000 morts et 100 000 déplacés à l'intérieur des frontières en vingt ans, de 1984 à 2002.

La prise de pouvoir d'Erdoğan et de l'AKP va permette un retour de l'islam au sein de l'identité turque. Elle acte en fait une convergence sociologique qui a force d'évidence démographique, accrue par la volonté de revanche des milieux traditionnels marginalisés par le kémalisme, des classes laborieuses délaissées par les partis sécularisés, de la paysannerie menacée par la modernisation mais aussi, dans un premier temps, des minorités tentées de rompre la chape de plomb étatique. La réalité va cependant vite reprendre ses droits : le fondamentalisme sunnite devient la religion constitutive de la «turquité» comme, hier, l'intégrisme laïciste. La couleur de l'idéologie change, mais ni la fabrique, ni la méthode, ni le modèle. Les minorités, abusées, trahies, redeviennent les cibles d'une construction artificielle et imposée. Mais entre-temps, à l'intérieur, la société est divisée puisqu'elle compte une avant-garde artistique et intellectuelle constituée. Et à l'extérieur, la stabilité intermittente issue du Traité de Lausanne cède devant les réalités oubliées du Traité de Sèvres.

Quelles sont les ambitions géopolitiques de la Turquie dans la région proche-orientale et caucasienne?

Parallèlement à son entreprise d'islamisation de la société, Erdoğan a voulu établir la Turquie comme puissance internationale conduisant une politique autonome d'influence. La Turquie laïciste et militaire de la Guerre froide, intégrée au bloc occidental, n'est plus qu'un fantôme, servant de leurre à une ambition néo-ottomane. La Turquie veut à nouveau dominer le monde musulman proche-oriental. Or les pays arabes du Levant ont précisément fondé leur indépendance sur le rejet du joug des Turcs-ottomans, considérés comme des intrus politiques et des usurpateurs religieux et les anciennes républiques musulmanes d'URSS restent dans l'orbe de Moscou. C'est la limite de l'exercice.

Erdoğan a néanmoins voulu jouer sur tous les tableaux : comme protecteur des entités ex-soviétiques turcophones en Asie centrale et sunnites au Caucase ; comme médiateur de la Palestine et de la Syrie au Machrek ; comme allié des populations islamisées d'Albanie, du Kosovo et de Bosnie en Europe ; et même comme défenseur des Ouïghours musulmans en Chine. Le signe le plus probant de sa rupture avec l'Occident étant de s'être posé en adversaire d'Israël, jusque-là l'allié d'Ankara, à l'occasion de ses sorties verbales à Davos ou des expéditions navales présentées comme humanitaires à destination de Gaza.

Le fil rouge ? Que la Turquie, sortie de l'effondrement de l'Empire ottoman, déportée à l'Ouest par une laïcisation jugée contre-nature, redevienne la première puissance du monde musulman et sunnite.

Comment comprendre l'emprise d'Erdogan et de l'AKP, un parti islamo-conservateur, sur un pays qui semblait avoir réalisé une entreprise d'européanisation et de laïcisation depuis un siècle ?

La pointe fine de la société civile, souvent remarquable, issue des anciens milieux cosmopolites d'Istanbul-Constantinople ou d'Izmir-Smyrne, tournée vers l'Europe non pas comme modèle de technicité mais de culture, reste malheureusement inefficace dans l'ordre politique. De surcroît, maladie fréquente dans les pays musulmans de Méditerranée orientale, l'opposition démocratique est éclatée, les forces progressistes étant divisées, notamment à cause de la question des minorités. Enfin, Erdoğan a su mener une guerre souterraine visant à soumettre les pouvoirs qui pouvaient lui résister : militaire, parlementaire, judiciaire, médiatique, et même religieux. L'erreur et la honte de l'Europe sont d'avoir laissé se développer son emprise tyrannique.

Il faut rappeler l'affaire Ergenekon, du nom d'un réseau supposément composé de militants nationalistes sous la coupe d'officiers militaires et démantelé par le gouvernement islamiste. Entre 2008 et 2010, à la faveur d'une instruction et d'un procès-fleuve, trois cents personnes ont été arrêtées, 194 inculpées, et les condamnations aussi nombreuses ont permis de mettre au pas l'armée et de discréditer l'idéologie républicaine. Il faut rappeler les dizaines et dizaines de journalistes virés sur ordre d'en-haut, emprisonnés pour offenses à la patrie, à l'islam, au chef de l'État. Il faut rappeler les poursuites judiciaires contre l'écrivain Orhan Pamuk qui avait osé évoquer le génocide des Arméniens, contre le pianiste Fazil Say qui avait osé se déclarer athée. Mais aussi la restauration du voile dans l'espace public sous prétexte de liberté de conscience, l'hypertaxation du raki et plus généralement de l'alcool sous prétexte de lutte contre l'alcoolisme, la multiplication des mosquées sous prétexte de la moralisation de la jeunesse, etc.

Dans le même temps, le mouvement protestataire né à Istanbul après qu'Erdogan a annoncé sa volonté de détruire le Parc Gezi de Taksim, ce bastion alévi, a récemment enflammé la Turquie. La résistance qui existe est ainsi populaire et parcourue par les survivances minoritaires.

Nous sommes face à un engrenage et une dérive autoritaire qui ne dit pas son nom. Au point que, alors qu'Erdoğan fustige «les nationalismes ethniques et religieux qui menacent la Turquie» (sic), bat le rappel de la pièce de théâtre qu'il avait écrite dans les années 1970 et dans laquelle il dénonçait le complot franc-maçon, juif et communiste, qu'il avance que les musulmans ont découvert l'Amérique avant Christophe Colomb ou que l'hitlérisme a été un facteur de modernisation, qu'il se fait construire un palais de mille pièces à Ankara, c'est son mentor spirituel, l'islamiste Fethullah Gülen, qui dénonce la mainmise et la corruption de l'AKP !

Or, signe des temps, les dernières élections ont vu pour la première fois des Turcs non-kurdes voter pour des candidats kurdes, en l'occurrence ceux du parti HDP mené par Selahattin Dermitaş. Cela montre que la société entend barrer la route à la révision constitutionnelle grâce à laquelle Erdoğan veut s'attribuer les pleins pouvoirs. C'est dans ce contexte qu'est survenue l'instrumentalisation des attentats attribués à Da'ech.

Quelle position la Turquie a-t-elle adopté à l'endroit de Da'ech ?

Le sommet de la politique d'islamisation d'Erdoğan est le soutien implicite de la Turquie à Da'ech, par hostilité au régime d'Assad, aux courants progressistes arabes, et par une alliance objective sur le sunnisme fondamentaliste. La Turquie s'élève enfin contre l'essor de l'identité kurde en Turquie et, de ce point de vue, son alliance avec Da'ech est objective.

C'est l'État turc qui a déverrouillé l'État islamique en lui offrant un hinterland propice au transport des combattants, à l'approvisionnement en armes, au transfert de devises, au commerce du pétrole. C'est la société turque qui souffre de ce rapprochement insensé. C'est l'Europe qui s'entête à demeurer aveugle à cette connivence mortifère.

Pour quelle raison cette ambiguïté turque n'est-elle pas dénoncée par les pays qui luttent contre l'État islamique ?

Parce que l'Europe impotente, sans diplomatie et sans armée a cédé au chantage d'Erdoğan sur l'endiguement supposé des réfugiés. Argent, reconnaissance, soutien, silence : Merkel et Hollande ont tout accordé à Erdoğan. Surtout, l'Union se plie au diktat de la politique ambivalente d'Obama qui privilégie l'axe sunnite, saoudien-qatari-turc, avec pour souci premier de ne pas faire sombrer l'Arabie saoudite dans le chaos.

Comment une Turquie entrée dans une phase d'islamisation à marche forcée peut-elle encore espérer intégrer une Union européenne laïque ? Pour quelle raison l'UE, depuis 1986, continue-t-elle à fournir des fonds structurels à un État dont il est hautement improbable qu'il entre en son sein ?

La Turquie, en raison de son héritage byzantin, partagé entre l'Ouest et l'Est, a depuis toujours manifesté une volonté d'association avec l'Occident. Sa tentative d'entrer dans l'UE était liée au fait qu'une Turquie laïciste et moderne voulait être un exemple d'européanisation. Or aujourd'hui s'est opéré un renversement d'alliance vers l'Orient, et de l'occidentalisation à l'islamisation.

L'entrée de la Turquie dans l'UE semblait cependant peu probable et le paraît encore moins aujourd'hui pour plusieurs raisons : géographiquement, l'Europe s'arrête au Bosphore. Historiquement, l'Europe s'est affirmée à Lépante et à Vienne en arrêtant les Ottomans. Politiquement, la Turquie deviendrait le pays à la fois le plus peuplé et le moins avancé, le plus religieux et le moins démocratique de l'Union. Militairement, elle en porterait les frontières sur des zones de guerre. Mais, surtout, culturellement, philosophiquement, l'État turc, non pas les intellectuels turcs, refuse cette épreuve typiquement européenne du retour critique sur soi et sur l'acceptation d'une mémoire partagée quant au passé, à commencer par le génocide des Arméniens. 

Mais l'arrimage de la Turquie à l'Europe, sous la forme de partenariat privilégié, doit demeurer un objectif. Il ne passe pas par une amélioration des cadres politiques ou économiques, mais par une libération des mentalités. Ce que veut empêcher Erdoğan.

L'affrontement russo-turc est-il en passe de se durcir ?

Erdoğan a osé défier Poutine sans en avoir les moyens et pour complaire aux États-Unis. L'opposition là encore est ancienne, ancrée, pluriséculaire et constitue un invariant de la géopolitique des civilisations. Un des vieux rêves tsaristes était de conquérir l'Empire ottoman afin de restaurer Byzance dont la Russie est issue. En 1915, l'annexion de Constantinople-Istanbul et sa transformation en Tsargrad, nouvelle capitale d'un Empire chrétien d'Orient couvrant des mers froides aux mers chaudes était à l'ordre du jour. Ce conflit renaît aujourd'hui : on aura ainsi vu récemment les Turcs réclamer la Crimée, redevenue russe, comme «terre de leurs ancêtres». Ou le parlement turc débattre du retour de Sainte-Sophie, la plus grande basilique du monde jusqu'à la construction de Saint-Pierre de Rome, transformée en musée sous Atatürk, au statut de mosquée qui avait été le sien sous l'Empire ottoman, tandis que les députés de la Douma votaient une motion en faveur de sa réouverture au culte orthodoxe.

Moscou est déjà l'alliée d'Assad : il ne lui resterait qu'à appuyer les Kurdes, en profitant par exemple de leurs puissants relais communs en Israël, pour menacer profondément Ankara et embarrasser durablement Washington. Erdoğan a compris trop tardivement que, eu égard à la détermination de Poutine, il avait allumé un incendie.

Comment expliquer l'incohérence de la politique étrangère de la France au Proche-Orient ? Le pouvoir a-t-il une compréhension des ressorts profonds qui animent les pays de cette région ?

Ces considérations historico-religieuses échappent totalement au gouvernement français et à l'Union européenne. La France fait preuve d'un manque de compréhension flagrant des ressorts profonds de ce qui se passe au Proche-Orient. Cette incompréhension n'est jamais qu'un signe de plus de l'erreur politique et morale qu'a été le choix d'abandonner le Liban qu'avait été celui de François Mitterrand.

François Hollande, encore moins avisé, professe pour des raisons gribouilles de dépendance économique, une politique d'inféodation envers les pays théoriciens et fournisseurs de l'islamisme arabe qu'il était prêt à intituler pompeusement «la politique sunnite de la France» si quelques vieux pontes du Quai d'Orsay doués de mémoire ne l'en avaient pas dissuadé.

La France de François Hollande a substitué à sa traditionnelle politique d'équilibre en Orient une politique hostile à l'Iran et à la Syrie, ignorante des Chiites et indifférente aux chrétiens. Ce n'est pas qu'une faute de Realpolitik, c'est une faute de l'intelligence et du cœur. Ou si l'on préfère, du devoir et de l'honneur.

Quant à la Turquie proprement dite, au sein de cette «politique sunnite» que dirige Washington, c'est Berlin, liée de manière décisive à Ankara par la finance, l'industrie, l'immigration, qui décide pour Paris.

Mais cet aveuglement de la gauche au pouvoir est-il si surprenant ? Ce furent les socialistes d'alors, leurs ancêtres en quelque sorte, qui entre 1920 et 1923 encouragèrent les Grecs à reconquérir les rivages du Bosphore et de l'Égée avant de les trahir au profit de Mustafa Kemal, arguant qu'il fallait l'armer car son progressisme avait l'avantage sur le terrain et représentait l'avenir absolu. Et quitte à faire retomber une nouvelle fois Byzance dans l'oubli ! Quel aveuglement sur la force du théologique en politique… Rien de bien neuf sur le fond, donc. Mais les massacres qui se préparent en Orient creuseront de nouveaux charniers qui, pour l'histoire, changeront cette ignorance passive en cynisme délibéré.

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