Syrie: Washington prêt à travailler avec Moscou (06.07.2017)
Bruno Tertrais : «Tous les étages de l’édifice international sont ébranlés» (30.06.2017)
Syrie: Washington prêt à travailler avec Moscou (06.07.2017)
Par Le Figaro.fr avec AFPMis à jour le 06/07/2017 à 07:35
Publié le 06/07/2017 à 07:20
Les Etats-Unis se sont dits prêts hier à travailler avec la
Russie en Syrie a annoncé le secrétaire d'Etat américain Rex Tillerson avant
une rencontre demain entre les présidents russe et américain.
"Les Etats-Unis sont prêts à explorer la possibilité
d'établir avec la Russie des mécanismes communs assurant la stabilité (en
Syrie), y compris des zones d'exclusion aérienne, des observateurs du
cessez-le-feu, et une livraison coordonnée de l'aide humanitaire", a écrit
le chef de la diplomatie.
"Si nos deux pays travaillent ensemble pour établir la
stabilité sur le terrain, cela posera des fondations pour une avancée vers un
accord sur l'avenir politique de la Syrie", a-t-il ajouté, alors que les
relations entre Washington et Moscou se sont récemment tendues sur la Syrie.
» Lire aussi - La Syrie attise la méfiance entre Moscou et Washington
Il souligne la "responsabilité particulière" de la
Russie, alliée du régime de Damas, pour "parvenir à la stabilité" en
Syrie, et estime que la Russie a "l'obligation d'empêcher toute
utilisation d'armes chimiques par le régime d'Assad".
Washington a menacé le régime syrien de riposter s'il
lançait une nouvelle attaque à l'arme chimique."Si nous ne parvenons pas à
la stabilité en Syrie, nos progrès pour vaincre le groupe Etat islamique
seraient annulés", fait valoir le ministre.
Les Etats-Unis sont officiellement présents en Syrie pour
conseiller et pour armer les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui luttent
contre le groupe Etat islamique.
Mais les relations se sont tendues entre le régime de Damas
et les forces soutenues sur place par Washington, qui a abattu le 18 juin un
avion syrien en expliquant que l'appareil menaçait des FDS.
Ces tensions ont par ricochet détérioré les relations avec
la Russie, qui avait dénoncé comme un "acte d'agression" la
destruction de l'avion syrien, reprochant à Washington de ne pas l'avoir
prévenue.
M. Tillerson a qualifié hier ces incidents de
"mineurs" et s'est félicité de la coopération entre Washington et
Moscou en matière de communication militaire, pour notamment définir en Syrie
des zones dites de "deconfliction" visant à éviter les incidents
aériens.
Les Etats-Unis et la Russie "ont encore certainement des
différends sur un certain nombre de sujets, mais nous avons le potentiel pour
nous coordonner de manière appropriée en Syrie afin de parvenir à la
stabilité", a-t-il ajouté.
La Syrie sera au menu du tête-à-tête vendredi entre le
président américain Donald Trump et son homologue russe Vladimir Poutine, en
marge du G20 à Hambourg, en Allemagne.
LIRE AUSSI :
» Le nouvel interventionnisme de Trump à l'épreuve des Russes
Bruno Tertrais : «Tous les étages de l’édifice international
sont ébranlés» (30.06.2017)
Par Alexandra Schwartzbrod — 30 juin 2017 à 17:46
Illustration Simon Bailly pour Libération
Selon l’expert en relations internationales, l’idéologie de
l’Etat islamique et le nationalisme prennent leur source dans la nostalgie
d’une prétendue grandeur passée. De quoi cristalliser à nouveau le monde en
deux blocs, avec toujours les mêmes leaders, les Etats-Unis de Trump d’un côté
et la Russie de Poutine de l’autre.
Bruno Tertrais :
«Tous les étages de l’édifice international sont ébranlés»
A l’ère du retour de la nation et du jihad global, le passé
est aujourd’hui partout, avec toutes les passions qu’il charrie, écrit Bruno
Tertrais dans son dernier ouvrage, la Revanche de l’histoire (Odile Jacob).
Pour cet expert en géopolitique directeur adjoint de la Fondation pour la
recherche stratégique, il est donc plus utile que jamais de «regarder le passé
avec les yeux de la raison».
Mise au ban du Qatar, changement de tête en Arabie Saoudite,
regain de l’Iran, partition de la Syrie… Le Moyen-Orient tremble sur ses bases.
Est-ce un énième retour de l’histoire ?
Ces événements vont dans le sens d’une clarification du jeu.
Sous la pression de Donald Trump, l’Amérique est revenue à ce qui est sa
position «par défaut» dans le Golfe depuis la fin des années 70 :
pro-saoudienne, anti-iranienne. Du coup, la cristallisation en deux blocs se
renforce. D’un côté, l’alliance Syrie-Hezbollah-Iran, avec la Russie en soutien
actif, Moscou cherchant à damer le pion aux Occidentaux et à préserver ses
intérêts - davantage qu’à lutter contre Daech. De l’autre, le camp des
monarchies du Golfe, soutenu par les Etats-Unis, avec ses alliés, l’Egypte
notamment. Le «vilain petit Qatar» est une exception qui déplaît à ses voisins
: il s’est fait connaître avec la chaîne Al-Jezira, très novatrice lors de sa
création ; il soutient la mouvance islamiste des Frères musulmans et il prétend
avoir des relations normales avec l’Iran. Forts du soutien américain, les
Saoudiens veulent le faire rentrer dans le rang, via le blocus, et Doha va
devoir choisir son camp. Quant à la Syrie, elle est en train de se diviser en
deux : l’Ouest sous contrôle syro-iranien, avec l’appui de la Russie ; l’Est
dans lequel Daech a été combattu efficacement par les Kurdes et les
Occidentaux, qui reprendront bientôt Mossoul et Raqqa, les deux bastions de
l’Etat islamique. Le «califat» proclamé en 2014 est en train de se réduire
comme peau de chagrin…
Les plus grands perdants, ce sont les démocrates et les
libéraux, soutenus par personne ou presque. Face à cette complexité, l’histoire
est convoquée comme métaphore ou explication. La métaphore usuelle est celle de
la «guerre de Trente Ans». Elle «dit» quelque chose sur la durée, la violence
et l’importance de ce qui se passe. Mais l’analogie a ses limites. Une
multitude d’idéologies s’affrontent au Moyen-Orient : wahhabisme d’Etat,
islamisme politique des Frères musulmans, salafisme radical jihadiste, chiisme
révolutionnaire, autoritarisme laïc, démocratie libérale… Et il ne faut pas
s’attendre à une «paix de Westphalie», un grand règlement politique d’ensemble.
Ou alors en ayant à l’esprit ce que disait l’ex-ministre allemand des Affaires
étrangères Frank-Walter Steinmeier : «Ce que la paix de Westphalie nous a
appris, c’est qu’on ne pouvait pas avoir à la fois la vérité complète, la
clarté et la justice.»
Pourquoi parlez-vous de «revanche» de l’histoire, au
Moyen-Orient notamment ?
Au Moyen-Orient, c’est flagrant. La confessionnalisation des
rivalités politiques sert de légitimation aux combattants sunnites ou chiites
en Syrie. Des deux côtés du Golfe, on rejoue la bataille de Kerbala (1). Daech
établit un «califat» et procède à un «nettoyage culturel» des espaces qu’il
contrôle. Ce retour du religieux, qui conteste les idéologies progressistes,
est la phase ultime d’un processus commencé à la fin des années 70. L’autre
manifestation symbolique majeure de Daech, c’est d’avoir «effacé la ligne
Sykes-Picot» (2). En fait, Abou Bakr Al-Baghdadi, «le briseur de frontières»,
s’est contenté de faire aplanir quelques marqueurs de la frontière
irako-syrienne… Mais c’était un acte d’une forte portée symbolique.
Au-delà, une conjonction de phénomènes remet le passé des
nations au cœur de l’actualité internationale. L’échec du socialisme et la
critique du libéralisme, le vertige du progrès et de la mondialisation ont
conduit au succès du populisme et du nationalisme. Deux idées qui s’appuient
sur le «passé rayonnant» plutôt que sur «l’avenir radieux». Avec des
conséquences différentes pour les uns et les autres : en Occident, la tendance
est au grand enfermement ; en Russie, en Turquie, en Chine, c’est l’inverse, on
souhaiterait repousser les frontières, c’est une forme de néo-impérialisme. Et
partout c’est la nostalgie de la grandeur passée. On voit se développer une
rhétorique un tantinet excessive sur «la fin de l’ordre libéral». On avait déjà
dit ça dans les années 2002-2003, sous Bush…
Comment qualifier les bouleversements planétaires que nous
vivons ?
Nous vivons un «âge de la disruption», pour employer un
terme à la mode, car tous nos repères - non seulement géopolitiques, mais aussi
économiques, culturels, technologiques… - sont en mouvement. Mais on surestime
toujours la prévisibilité de l’ordre ancien. J’appelle cela «l’illusion
rétrospective de la stabilité». Ce n’est pas ce qu’on avait l’impression de
vivre pendant la guerre froide ! Ce qui est vrai, c’est que tous les étages de
l’édifice international sont simultanément ébranlés : le multilatéralisme de
1945 et les alliances occidentales des années 50 ; les principes
d’inviolabilité des frontières et de non-annexion de territoires par la force,
consolidés par le droit et la pratique au milieu des années 70 ; la
libéralisation du commerce international et la mondialisation, que l’on peut
situer dans les années 90 ; l’interventionnisme libéral, en soutien du droit
international, qui a connu son apogée dans la décennie qui a suivi.
Dans ce chaos, sur quels points de stabilité peut-on compter
?
Toutes les grandes institutions restent debout : L’ONU, le
FMI, la Banque mondiale, l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe], l’Otan, l’UE. Tous les grands accords multilatéraux
tiennent : aucun accord commercial en vigueur n’a été déchiré, tous les grands
instruments destinés à contrôler les armes les plus dangereuses, notamment
nucléaires, sont encore là. Il me semble plus juste de parler de «pause» dans
le développement et le renforcement du multilatéralisme et de la mondialisation.
Sur le plan de la compétition des puissances, les Etats-Unis demeurent au
sommet. Aucun pays n’a une telle capacité de projection de puissance militaire,
un tel réseau de bases permanentes, autant d’alliés.
La Russie et la Chine progressent, mais ce sont des nains
dont la capacité d’action se limite à leur environnement. Aucun pays n’a à la
fois les ressources naturelles, la capacité d’innover et l’aptitude à intégrer
cette innovation dans l’appareil productif. Aucun pays n’a la même force
d’attractivité culturelle ou migratoire. Le tout avec une situation
géographique privilégiée. Ce qui n’enlève rien à l’immense révolution
économique qu’a constitué le transfert en Chine de la production d’une grande
partie des biens de consommation. Ni à la montée en puissance de l’Inde ou au
décollage d’une partie de l’Afrique. Mais il ne faut pas voir la géopolitique
en termes de jeu à somme nulle : ceux qui arrivent ne chassent pas
nécessairement ceux qui sont présents. Le monde n’est ni un jeu de go ni un
grand échiquier. Bien sûr, l’Amérique est dans une phase de repli. Elle a, pour
quelque temps, un visage moins attractif ! Mais on ne peut pas dire qu’elle est
devenue «isolationniste». Elle intervient militairement davantage que sous
Obama…
Est-ce que l’on ne surestime pas la puissance de la Russie ?
La Russie est un village Potemkine. Elle a deux atouts : son
statut de membre permanent du Conseil de sécurité et ses armes nucléaires -
c’est même le premier arsenal mondial. Mais sa puissance militaire n’est plus que
l’ombre de ce qu’était celle de l’URSS. Et surtout, Vladimir Poutine, au
pouvoir depuis plus de quinze ans, s’est montré incapable ou non désireux de
pallier deux grandes faiblesses du pays : une économie dépendante de
l’exportation d’hydrocarbures et une population déclinante, en mauvais état de
santé.
Avec la crise grecque et le Brexit, on a cru l’Europe à
terre. Peut-elle se redresser ?
Le problème du rapport de l’Europe à l’histoire s’est posé
ces dernières années d’une double manière. D’abord, elle se voulait une
avant-garde post-historique, mais elle a appris à ses dépens que l’histoire
n’était pas finie. Ensuite, elle a pu craindre de «sortir de l’histoire» au
moment où la conjonction de la crise de l’euro, des migrants et du terrorisme
l’a fait vaciller. Mais sa réaction a été assez formidable. On sous-estime
d’ailleurs la résilience de ce projet et sa force politique. J’ai gagné
beaucoup de paris au plus fort de la crise grecque auprès d’amis britanniques
et américains persuadés que l’euro n’allait pas s’en sortir… Comme toujours,
l’Europe avance par les crises. Aujourd’hui, elle fait face à un nouveau défi :
celui qui résulte du Brexit et de Trump. Je crois que cela va être une
opportunité d’avancer. A condition de ne pas répéter les erreurs du passé -
mettre en place des projets formidables sans aller jusqu’au bout de leur
logique : l’euro sans convergence des politiques économiques, Schengen sans
véritable contrôle des frontières extérieures…
On a beaucoup parlé du retour de la guerre froide, est-ce
vraiment pertinent ?
Je me suis longtemps refusé à utiliser cette métaphore.
Désormais, elle me paraît moins impertinente. La Russie de Poutine est engagée
dans un projet revanchiste, qui vise à restaurer sa gloire passée au détriment
de l’Occident. Elle cherche à influencer et à diviser l’Europe par tous les
moyens. Et elle a une idéologie à proposer : un alliage d’autoritarisme
politique et de régression sociale qui prétend être basé sur les «vraies
valeurs» de l’Europe. C’est donc pour elle un combat «total», même si l’on peut
encore coopérer ponctuellement face à des menaces communes. A certains égards,
la Russie de Poutine est même plus dangereuse que l’URSS, qui était une
puissance du statu quo défendant ses «acquis» et s’abstenant de toute provocation
majeure. Quand on voit la manière dont les forces russes se comportent aux
marches de l’Europe, on peut craindre un incident sérieux…
Une autre référence historique peut nous aider à mieux
comprendre le présent : celle du «retour à la normale». Le monde en reviendrait
à ce qu’il était jusqu’en 1945 : une compétition géopolitique classique. Une
vision intellectuellement séduisante. Elle signifierait que la période
1945-1990 aurait été un accident historique. C’est celle que portent certains
responsables américains.
L’histoire étant un éternel recommencement, peut-on prédire
l’état du monde dans vingt ans ?
J’imagine mal un réalignement des puissances. Il n’y aura
pas d’alliance entre la Russie et la Chine au-delà d’une coopération tactique :
trop de choses les opposent ou les conduisent à se méfier l’une de l’autre.
Seul un grand conflit ou un bouleversement politique majeur à Moscou ou à Pékin
pourrait changer la donne.
Si l’on se réfère au dernier rapport de prospective du
National Intelligence Council américain, dont j’ai préfacé l’édition française,
on peut envisager trois grands «méta-scénarios». Le premier, «un monde
d’archipels», que j’appelle «le monde de Trump», celui du repli sur soi ; le
second, «un monde de sphères d’influence», qu’on peut appeler «le monde de
Poutine», qui est celui de la compétition géopolitique décrite plus haut ; et
enfin un scénario plus original, «un monde de communautés», celui de
l’effacement des Etats au bénéfice des villes, des entreprises, des réseaux…
«le monde de Bill Gates». Je prédis que le monde de 2030 sera un mélange des
trois.
(1) En 680, Hussein, petit-fils du Prophète, est massacré
par les troupes du calife de Damas. Ainsi s’inscrit dans le sang le schisme
entre sunnites et chiites. Les chiites sont les partisans de la famille du prophète Mahomet ; les sunnites sont ceux qui par opportunisme, peur ou embrigadement, soutiennent le calife. Les chiites ne suivent que le Coran, les sunnites y ajoutent les hadiths (dits, actes et jugements du prophète) de la Sunna.
(2) Partage du Proche-Orient fixé par des accords conclus en
1916 entre la France et le Royaume-Uni.
Alexandra Schwartzbrod
LA REVANCHE DE L’HISTOIRE de BRUNO TERTRAIS Odile Jacob,
144pp., 18,90€.
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