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Syrie : l'envoyé américain auprès de la coalition à Ankara (30.06.2017)
Vers un Kurdistan enfin indépendant? (29.06.2017)
Patrice Franceschi : «À Raqqa se joue aussi l'avenir du Kurdistan syrien» (08/06/2017)
Les Kurdes acceptent de payer le prix du sang pour triompher de l'islamisme en Syrie (20/08/2016)
En Syrie, la périlleuse troisième
voie kurde (10.07.2017)
Par Georges Malbrunot
Publié le 10/07/2017 à 17h20
REPORTAGE - Dans le Nord, les
Kurdes bâtissent une expérience originale d'autogestion, sans rompre avec Damas
et quitte à s'attirer les foudres des rebelles arabes. Le modèle, inspiré du
PKK, ne fait pas l'unanimité. Mais les combattants kurdes, épaulés par les
Américains, sont indispensables contre les djihadistes.
Envoyé spécial à Qamishli (nord
de la Syrie)
À Qamichli, les portraits
d'Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné en Turquie, ont remplacé ceux du
président syrien Bachar el-Assad. Damas ne contrôle plus qu'un quartier de
cette ville frontalière avec la Turquie, ainsi que son minuscule aéroport, le
seul encore entre les mains du régime dans le Nord. Une emprise stratégique
pour ses alliés iraniens qui acheminent armes et miliciens pour les batailles
qui se jouent dans la vallée de l'Euphrate. Sur une bande de terre étirée le
long de la frontière irakienne jusqu'à la Méditerranée, jadis grenier à blé de
la Syrie, les Kurdes ont profité du départ des troupes loyalistes en 2012 pour
mettre en place leur gouvernance. Un système original de «fédéralisme
démocratique», mélange de maoïsme et d'utopie révolutionnaire version Chiapas
oriental, qui attire des «progressistes» occidentaux, nostalgiques de Che
Guevara, dont les portraits ornent certains «ministères». Voyage dans les
«cantons» du Rojava, «troisième voie» en construction entre dictatures et
islamistes.
«Dans quelques mois, nous
organiserons des élections pour établir le fédéralisme», affirme Abdulkarim
Abdullah, le «ministre des Affaires étrangères», qui nous conduit dans «une
kommune», l'échelon le plus bas du modèle kurde d'autogestion. Chaque «kommune»
porte un nom de martyr. Celle que nous visitons dans le quartier d'El-Alieh
s'appelle «Shahid Orhan», un jeune Kurde de Qamishlo - le nom kurde de la ville
- tué en 1994 en Turquie. Ferid Falit, gestionnaire de la «Maison du peuple»,
est flanqué d'une femme, car chez les Kurdes, tout poste de responsabilité est
mixte. «On règle les disputes entre familles, explique-t-il, sous l'inévitable
portrait d'Öcalan. On verse de l'argent aux pauvres, on distribue du pain et du
mazout pour l'hiver. Et si quelqu'un veut travailler dans l'administration, on
donne notre avis.» «Cela ressemble aux sections des sans-culottes de la
Convention», note le chercheur Fabrice Balanche, qui s'est rendu chez les
Kurdes au printemps.
Un système de fichage de la
population
Protégée au fond d'une ruelle par
des murs de sécurité, cette «kommune» d'une centaine de familles dispose de
«comités»: savoir, santé, défense - avec une section de cours militaires - et
même écologie. «Nous connaissons tout le monde, relève un administrateur
volontaire. Quand le régime est parti, nous avons comblé le vide et organisé la
société.» Un peu trop bien, même : depuis, un véritable système de fichage de la
population s'est mis en place au profit du PYD, la branche syrienne du PKK - le
Parti des travailleurs kurdes, ennemi juré d'Ankara, considéré comme terroriste
par Washington et Bruxelles.
Le PYD est la colonne vertébrale
de la gouvernance kurde, sur le plan politique, comme sur les terrains
sécuritaire avec les «assayech» - la police - et militaire avec sa branche
armée, les Unités de protection du peuple kurde (YPG). Fin 2013, le PYD s'est
associé à trois formations kurdes pour créer le Tev-Dem, «Mouvement pour la
société démocratique» qui gère les trois cantons du «Rojava» (Afrin, Kobané et
Qamishlo) que les Kurdes rêvent de relier géographiquement. Depuis, d'autres
partis exclus du Tev-Dem dénoncent la dérive hégémonique du PYD, qui ne
représente que 40 % des Kurdes du Nord. «Le PYD parle de démocratie mais ne la
pratique pas, car il refuse l'expression de toute opposition», martèle Naarin
Matini du Conseil national kurde, dont les bureaux ont été fermés en mars par
le PYD. «Le PYD doit libérer nos 40 responsables arrêtés», poursuit cette
bidoun, littéralement «sans papiers» depuis qu'en 1961 Damas retira la
nationalité à des dizaines de milliers de Kurdes. Après la révolte kurde de
2004, Bachar el-Assad promit de la leur restituer, mais ce n'est qu'au début du
soulèvement, en 2011, qu'il honora partiellement son engagement.
Contrairement à leurs voisins
irakiens, les Kurdes syriens ne veulent pas se séparer de l'État central, à
court terme du moins. «Les Kurdes réclament une fédération avec Damas, mais si
plus tard un État kurde voit le jour, la fédération kurde de Syrie se joindra
alors à celle d'Irak et de Turquie», décrypte Haytham Manna, un opposant arabe
syrien, associé un temps avec le PYD. Les Kurdes pourraient facilement bouter
les partisans d'Assad, retranchés entre le souk et la frontière turque, dans le
«quartier de sécurité» de Qamichli. Des murets en tracent la démarcation.
Militaires et policiers kurdes n'y entrent pas, mais les civils peuvent passer
d'un secteur à l'autre.
Malgré un lourd contentieux avec
Damas qui poussa de nombreux Kurdes à s'exiler pour se fondre parmi les Arabes
des centres urbains, le PYD n'a pas rompu avec le régime d'Assad. «L'aéroport
de Qamishlo nous offre une porte de sortie pour nos 10.000 étudiants qui vont
dans les universités à Alep ou Damas. Et puis, les médicaments viennent de la
Syrie gouvernementale», fait valoir le chef de leur diplomatie. Depuis 2013, le
Rojava est soumis à un blocus. Au nord, la Turquie a fermé sa frontière. Et à
l'est, le parti kurde irakien dominant, le PDK de Massoud Barzani, est l'ennemi
du PYD syrien. Pourtant, «beaucoup de jeunes Kurdes fuient en Irak pour
échapper à la chape de plomb du PYD et à la conscription obligatoire», confie
un intellectuel, soucieux de garder l'anonymat. La démographie n'est pas, non
plus, de leur côté. Contrairement à l'Irak, les régions kurdes de Syrie ne sont
peuplées que d'une moitié environ de Kurdes, mêlés aux Arabes et aux Assyriens
chrétiens. Et un tiers des 3 millions de Kurdes syriens vit hors du Rojava.
«Nous en avons près d'un million à Damas et ses banlieues», rappelle un proche
d'Assad. Un moyen de pression, si jamais le PYD allait trop loin dans son
émancipation.
Si les Américains ont ravalé leur
hostilité envers ce faux nez du PKK auprès duquel 900 de leurs instructeurs ont
été déployés, c'est que les combattants kurdes sont des alliés indispensables
contre Daech. Mais devant les leaders du PYD, pas question d'évoquer les
guerriers du PKK, venus des montagnes irakiennes de Qandil, où, depuis vingt
ans, ils affrontent leurs ennemis turcs. «Notre organisation est différente»,
soutient Abdulkarim Abdullah, soucieux de dissimuler que ce sont des
quasi-étrangers qui tiennent le Rojava.
La cinquantaine, une épaisse
moustache noire, Aldar Khalil dissipe tout de suite l'écran de fumée. «Les
militants de Qandil sont arrivés pendant la bataille de Kobané en 2013, dit-il
depuis son bureau d'Amoudah. Un autre groupe est venu de Diyarbakir, en
Turquie. Jusqu'à la fin de nos jours, nous aurons une dette envers eux.»
Syrien, Aldar Khalil est lui-même un «ancien de Qandil». Il n'a plus qu'un
bras, séquelle de ses années de combat en Irak. «C'est lui, le vrai leader
politique du Rojava», confie Haytham Manna, qui connaît tous les chefs kurdes.
«Effectivement, beaucoup de nos jeunes sont allés dans les années 1990 lutter à
Qandil, fait valoir l'ex-guérillero, et sont revenus en Syrie en 2011 au début
de la révolution.»
Une «kurdisation» qui passe mal
Mais les combattants ont gardé
les vieux réflexes de la guérilla clandestine, installant, derrière la vitrine
du PYD, une structure militaire secrète de cinq membres - tous de Qandil. Selon
nos informations, deux ont été assassinés, et les trois autres, dispersés dans
le Rojava, ne se réunissent jamais, pour des raisons de sécurité. Les cadres de
Qandil trustent également la chaîne de commandement des Forces démocratiques
syriennes, la coalition arabo-kurde en pointe dans la bataille pour expulser
Daech de Raqqa. C'est encore le trésor de guerre du PKK en Irak qui alimente le
budget de certaines villes reprises à Daech, comme Manbidj. Qu'en sera-t-il
pour Raqqa ? Nul ne le sait. Idem pour Tabqa, ville reprise il y a deux mois,
où tout est à reconstruire.
Dans le Nord syrien, la greffe
des «anciens de Qandil» ne s'est pas faite sans heurts, entre Kurdes d'abord,
mais surtout à l'égard de la population arabe. À Tall al-Abyad, que les Kurdes
ont reprise à Daech en 2015, des milliers d'Arabes ont été expulsés de villages
avoisinants. Les rapports d'ONG, tel Human Rights Watch, sont accablants. «Nous
avons tiré les leçons des échecs», promet Abdulkarim Abdullah. La «kurdisation»
a du mal à passer, notamment dans l'enseignement. «Entre 2012 et 2016, nous
avons pris le contrôle de toutes les écoles primaires du Rojava, explique un
fonctionnaire. En septembre, nous étendrons le curriculum kurde aux collèges.
Et dans les lycées, nous prendrons l'administration, mais nous garderons les
cours du régime pour que les élèves puissent aller dans les universités de
Damas et d'Alep, en attendant que les nôtres soient ouvertes.»
Le père Saliba
Dans son église orthodoxe située
dans le secteur kurde de Qamichli, le père Saliba Abdallah fait de la
résistance. «On refuse que les Kurdes remplacent le gouvernement, jure-t-il
sous un portrait d'Assad. Nous avons rejeté leur cursus dans nos écoles et nous
rejetons leurs tribunaux. Les Kurdes forcent nos jeunes à aller combattre avec
eux et font pression sur nos commerçants pour qu'ils s'enregistrent auprès de
leur administration.» En janvier 2016, des violences ont éclaté entre miliciens
chrétiens et policiers kurdes de Qamichli. Il y eut des morts. «Les Russes nous
ont convoqués dans une base pour qu'on négocie avec le régime l'arrêt des
hostilités», reconnaît Aldar Khalil.
Aux nombreuses critiques, les
responsables kurdes répondent que les différentes minorités du Rojava ont
accepté leur projet fédéral dans la mesure où elles ont ratifié «le contrat
social» qui codifie la gouvernance kurde. Son article 15 stipule tout de même
que la police et la défense sont du seul ressort des Kurdes du PYD. Bref, pas de
quoi rassurer les autres. «Nous répétons aux Kurdes qu'après les avoir
exploités contre Daech, les Américains les laisseront tomber, une fois Raqqa
reconquise», prévient le père Saliba. La «troisième voie» kurde s'annonce, pour
longtemps encore, parsemée d'embûches.
La rédaction vous conseille :
Par Le Figaro.fr avec AFPMis à jour le 30/06/2017 à 13:24
Publié le 30/06/2017 à 13:07
L'envoyé américain auprès de la coalition internationale
combattant le groupe Etat islamique (EI), Brett McGurk, effectuait aujourd'hui
une visite à Ankara, qui voit d'un mauvais œil ses relations avec les milices
kurdes de Syrie, selon des sources diplomatiques.
McGurk devait rencontrer un responsable du ministère des
Affaires étrangères, a affirmé un responsable de la diplomatie turque sous
couvert de l'anonymat, sans plus de précision sur l'ordre du jour des
discussions prévues. Les médias turcs ont rapporté que l'envoyé américain
rencontrerait également des responsables du ministère de la Défense.
Le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu
avait appelé le 18 mai au départ de M. McGurk, l'accusant de soutenir les
milices kurdes syriennes et les séparatistes kurdes turcs que la Turquie
considère comme "terroristes". Washington avait répliqué en réitérant
son soutien à son émissaire.
Les Etats-Unis considèrent les milices kurdes syriennes des
YPG comme les seules forces locales capables de lutter au sol contre les
jihadistes du groupe Etat islamique (EI) et leur fournit des armes, au grand
dam de la Turquie pour qui ces groupes ne sont qu'une émanation des du Parti
des Travailleurs du Kurdistan (PKK) classé comme une organisation terroriste
par Ankara et ses allés occidentaux.
Brett McGurk était en visite mercredi et hier dans le nord
de la Syrie, où il a rencontré des membres du Conseil civil de Tabqa, qui
administre les affaires quotidiennes de la ville, et de Raqa, l'organe qui
devrait gérer ce bastion de l'EI une fois chassés les jihadistes.
Vers un Kurdistan enfin indépendant? (29.06.2017)
Par Kendal Nezan, Président de l’Institut kurde de Paris — 29 juin 2017 à 17:06
Massoud Barzani (portrait) président du gouvernement régional du Kurdistan irakien jusqu’en 2015. Photo Safin Hamed. AFP
Annoncé de longue date et ajourné à plusieurs reprises en raison notamment de la guerre contre l’Etat islamique, le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien se tiendra le 25 septembre.
Vers un Kurdistan enfin indépendant?
Dans trois mois, environ 3,5 millions d’électeurs kurdes auront à répondre par oui ou non à la question de l’indépendance du Kurdistan irakien. En 2003, après la chute de la dictature irakienne, le Parlement du Kurdistan, à la demande de la coalition anglo-américaine, a consenti à la participation des Kurdes dans les nouvelles institutions irakiennes dans l’espoir de bâtir un Irak nouveau, démocratique et fédéral, respectueux de l’identité et des droits de ses multiples composantes nationales, linguistiques et religieuses. Ces principes ont inspiré la nouvelle Constitution irakienne adoptée en 2005 par référendum par plus de 80 % des électeurs.
L’une des dispositions essentielles de cette Constitution, stipule que le gouvernement central devait organiser, avant le 31 décembre 2007, un référendum dans les territoires dits «disputés» (encore rattachés à Bagdad mais peuplés majoritairement de Kurdes, comme dans la région de Kirkouk) afin que les populations concernées puissent librement décider de leur rattachement ou non à la région du Kurdistan. Le gouvernement de Bagdad n’a pas respecté cette obligation constitutionnelle, pas plus qu’il n’a laissé les Arabes sunnites décider par référendum d'ériger leur province en une région fédérée. Leurs droits constitutionnels ont été bafoués, leurs manifestations pacifiques écrasées dans le sang. Ce déni de droit a poussé une bonne partie des Arabes sunnites vers les mouvements islamistes radicaux, dont Daech est l’avatar ultime et le plus sanguinaire. Les Kurdes, de leur côté, ont perdu toutes leurs illusions sur la possibilité d’un Irak uni, démocratique et inclusif. L’un des derniers liens qui les attachaient à Bagdad était la dotation financière allouée à la région du Kurdistan représentant 17 % du budget irakien. Elle ne leur est plus versée depuis janvier 2014.
Ainsi, l’Irak finance les milices chiites encadrées par l’Iran mais refuse de payer les soldes des peshmergas kurdes ; il verse leurs salaires aux employés et fonctionnaires irakiens restés dans les zones sous occupation de Daech mais n’a pas de budget pour l’administration du Kurdistan. Celle-ci a refusé de se plier au diktat du Premier ministre irakien chiite Maliki et a développé ses propres exportations pétrolières pour assurer son financement.
Début 2014, le couple kurdo-irakien était déjà au bord de la rupture. Le gouvernement du Kurdistan prévoyait alors d’organiser un référendum pour consacrer et légitimer le divorce d’avec Bagdad. La déferlante de Daech a bouleversé la donne. Les Kurdes ont dû se mobiliser pour défendre leur territoire. Malgré une sévère crise financière, causée par la suppression par Bagdad de leur dotation budgétaire, ils ont accueilli généreusement environ 1,8 million de réfugiés et déplacés dont une grande majorité d’Arabes sunnites qui, en dépit de leur nationalisme panarabe, ont préféré chercher asile chez les Kurdes plutôt que dans les provinces arabes chiites du Sud.
Les Kurdes veulent gérer leurs affaires dans leur propre pays, qui est aussi celui des Assyro-Chaldéens, des Turkmènes et des Arabes installés de longue date. Ils n’ont aucune convoitise sur les terres de leurs voisins. Depuis 1991, ils ont transformé un pays dévasté, où 90 % des villages, une vingtaine de villes et l’économie agro-pastorale avaient été détruits par la terrible dictature irakienne, en un Etat de facto doté d’institutions démocratiques, d’aéroports, de forces armées et de police, d’infrastructures économiques et éducatives modernes. Ce pays de 5,5 millions d’habitants (7,7 millions si l’on y inclut les territoires disputés) compte désormais 30 universités dont trois enseignant en anglais. Près de la moitié des étudiants sont des filles. Le pluralisme politique et religieux est assuré. C’est le seul pays du Proche-Orient où on ne déplore aucun prisonnier politique, aucun journaliste en prison. La situation économique, affectée par la crise financière, par le lourd tribut de la guerre contre Daech et par le poids de l’accueil massif de réfugiés et déplacés, reste difficile mais supportable. Elle devrait s’améliorer d’ici à la fin 2017 grâce à l’augmentation substantielle des exportations pétrolières et du gaz. Enfin, la guerre contre Daech a contraint les Kurdes à moderniser leur armée de peshmergas grâce au soutien en matériel et en formation de la coalition alliée où la France joue un rôle majeur.
Agissant dans un environnement régional compliqué, conflictuel, voire chaotique, le Kurdistan a fait mieux que survivre. Il a su développer des relations de voisinage et de coopération économique apaisées avec la Turquie et l’Iran. Partenaire stratégique de Washington dans la lutte d’abord contre Al-Qaeda, puis de Daech, il est en excellents termes avec tous les pays européens dont la France, l’Allemagne, l’Italie, mais aussi le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suède. Le Canada, l’Australie, le Japon, la Corée du Sud, et, plus récemment, l’Inde ont noué de solides relations avec le Kurdistan. La Russie est allée plus loin encore en autorisant sa société Rosneft à acheter massivement du pétrole kurde au terminal turc de Ceyhan pour le raffiner dans ses raffineries d’Allemagne. Cet accord va assurer des ressources régulières et sécurisées à l’économie kurde. Enfin, le Kurdistan entretient des relations suivies avec les pays arabes dont plusieurs - Egypte, Arabie Saoudite, Jordanie, Emirats arabes unis (EAU) - ont ouvert des consulats dans la capitale kurde Erbil. Après avoir longtemps espéré le rétablissement à Bagdad d’un pouvoir sunnite fort, ces pays ne verraient pas nécessairement d’un mauvais œil l’émergence d’un Kurdistan indépendant, réduisant la puissance d’un Irak chiite allié à l’Iran.
L’issue du scrutin ne fait pas de doute. Lors d’une consultation informelle, organisée en 2005 par la société civile kurde, 98 % des électeurs s’étaient prononcés en faveur de l’indépendance du Kurdistan. En dépit de certains tiraillements et tensions internes et nonobstant les manœuvres de certains États voisins, le référendum du 25 septembre devrait donner une légitimité démocratique massive aux aspirations à l’indépendance du peuple du Kurdistan. Les autorités kurdes engageront alors des négociations avec Bagdad pour un divorce à l’amiable pacifique.
C’est pourquoi nos démocraties devraient soutenir et accompagner la démarche pacifique et démocratique du Kurdistan irakien vers son indépendance. La France, qui a des liens forts avec le peuple kurde et des responsabilités historiques dans son sort, s’honorerait à prendre l’initiative d’une diplomatie préventive et inventive pour convaincre ses partenaires et alliés que l’émergence d’un Kurdistan indépendant comme Etat tampon neutre entre les mondes chiite et sunnite contribuerait à la stabilité régionale, et rendra enfin justice à une partie du peuple kurde qui a été si malmené depuis plus d’un siècle.
Kendal Nezan Président de l’Institut kurde de Paris
Patrice Franceschi : «À Raqqa se joue aussi l'avenir du
Kurdistan syrien» (08/06/2017)
Par Alexis Feertchak Mis à jour le 08/06/2017 à 17:58 Publié
le 08/06/2017 à 17:30
Photo de Patrice Franceschi prise par des combattants
kurdes.
INTERVIEW - L'écrivain et voyageur raconte comment la
bataille de Raqqa, à laquelle participent les Kurdes, est déterminante pour
l'élimination de Daech, mais aussi pour la viabilité d'un futur Kurdistan
autonome en Syrie.
Engagé depuis trente ans pour la cause kurde, l'écrivain et
voyageur Patrice Franceschi accompagne les Kurdes de Syrie dans leur combat
contre Daech depuis le début de la guerre. Il a notamment publié Mourir pour Kobané (éd. des Équateurs, 2015).
LE FIGARO. - Quelle place les Kurdes occupent-ils dans la
bataille de Raqqa ?
Patrice FRANCESCHI. - Ce sont les Forces démocratiques
syriennes (FDS), une coalition arabo-kurde, qui sont engagées contre Daech. Le
commandement des FDS, ce sont indubitablement les Kurdes des Unités de protection
du peuple (YPG en kurde). Mais, à la différence de la bataille de Manbij dans
le nord-ouest de la Syrie l'été dernier, les Arabes sont aujourd'hui en
première ligne et majoritaires, autour de 80% des combattants, car Raqqa est
une ville proprement arabe. Il y a aussi quelques chrétiens, notamment
syriaques. Pour les Kurdes, ce choix a tous les avantages, à commencer par
celui d'épargner leurs hommes. Dans le nom même de cette coalition,
l'appellation kurde n'apparaît pas. À la grande satisfaction des Arabes!
Depuis le siège de Kobané en 2014, les Kurdes sont devenus
en Syrie le meilleur rempart contre Daech. Comment expliquez-vous leur
détermination?
Jusqu'à Kobané, tout le monde me disait qu'ils allaient être
balayés. Je savais que non, parce que les raisons pour lesquelles ils veulent
créer de façon révolutionnaire leur Kurdistan dans le nord de la Syrie avec
l'égalité hommes-femmes, la démocratie et la laïcité, s'accompagnent d'une
ferveur incroyable. Je savais, pour les accompagner depuis le début de la
guerre, que si les Occidentaux leur donnaient un coup de main militaire, non
seulement ils résisteraient, mais ils pourraient gagner contre tous les autres
mouvements islamistes et djihadistes. Ils ont une puissance intérieure
supérieure à tous les autres.
Les Kurdes ont compris à Kobané qu'en allant jusqu'au bout,
jusqu'au sacrifice, ils pourraient démontrer ainsi leur capacité auprès des
Occidentaux. Leur rencontre avec François Hollande en janvier 2015 à Paris a
été le moment de bascule. L'alliance avec les pays occidentaux, notamment avec
Washington, commence alors vraiment. En deux ans et demi, leur avancée a été
constante. S'ils vont à Raqqa aujourd'hui, c'est parce qu'ils ne pourront
jamais vaincre l'État islamique sans que la capitale de celui-ci tombe
définitivement.
Les Kurdes et le régime de Damas se sont jusqu'ici largement
épargnés. L'avancée des FDS à Raqqa peut-elle changer la donne ?
Les Kurdes détestent le régime de Damas, mais sont capables
de passer de manière pragmatique des accords de non-agression avec lui, mais il
ne s'agit pas d'une alliance idéologique. Les négociations avec les Russes sont
très difficiles parce qu'ils sont ensemble, avec les Kurdes et le régime
syrien, dans la poche d'Afrin, au Nord, pour contenir les pressions turques,
mais, en même temps, Moscou ne veut pas que les FDS, soutenues par Washington,
avancent dans la région de Raqqa, voire aillent jusqu'à Deir Ezzor [ville de
l'est syrien, partiellement tenue par le régime, mais assiégée par Daech]. Je
pense néanmoins que les Russes, les Américains et les Kurdes sauront s'entendre
pour délimiter l'avancée respective des FDS et du régime.
Les Kurdes sont très habiles pour ne pas aller trop loin. À
l'automne, la bataille de Raqqa sera probablement gagnée, peut-être même avant.
La dimension diplomatique du conflit pourra reprendre afin de décider de
l'avenir du Rojava comme entité kurde autonome au nord de la Syrie. Ce sera une
zone tampon pour les Occidentaux, débarrassée de tout islamisme. Il existe, en
revanche, un risque réel que Recep Erdogan, isolé diplomatiquement, ne supporte
pas cette poussée kurde en Syrie et tente une nouvelle intervention dans le
nord de la Syrie. Moscou et Washington s'y opposeraient, mais cela pourrait
faire durer la crise plus longtemps.
Après la Première Guerre mondiale, un État avait déjà été
promis aux Kurdes qui s'étaient battus contre l'Empire ottoman. Mais avec le
traité de Lausanne en 1923, le Kurdistan a été enterré. Les Kurdes ont-ils
aujourd'hui des garanties ?
Ils s'en souviennent de cette époque... Ils ont toujours été
trahis, savent bien qu'ils peuvent l'être à nouveau et essaient d'obtenir des
contreparties pour préparer l'avenir. Ils prennent notamment des précautions
territoriales en allant plus loin que le territoire kurde pour pouvoir le
négocier ensuite. Surtout, ils savent que Daech va disparaître en tant qu'État
mais pas comme mouvement idéologique. Les Occidentaux n'auront pas intérêt à
les lâcher après sa chute car, sinon, tout sera à recommencer l'année suivante.
Construire un Rojava autonome est le meilleur moyen d'endiguer l'islamisme dans
cette région.
Dans quel état se trouve aujourd'hui le Rojava ? Les Kurdes
du PKK en Turquie ne sont pas connus pour leur fonctionnement démocratique...
Ceux qui pensent cela ne connaissent pas la situation dans
la Turquie de Recep Erdogan, où l'on est soit idéologiquement opposé à lui,
soit avec lui. Par ailleurs, les Kurdes syriens du Parti de l'union
démocratique (PYD) et les Kurdes turcs du PKK, ce n'est pas la même chose. Si
le PYD est bien une émanation historique du PKK, leurs agendas sont différents.
Qu'ils soient alliés, bien sûr, les Kurdes n'ont aucun intérêt à être en
bisbille entre eux.
Les Kurdes syriens ont pris leur autonomie et administrent
le Rojava par eux-mêmes. À l'échelle de la démocratie locale, ils sont très
horizontaux dans leur gestion. Il y a partout des comités de village. C'est du
communalisme et c'est tout à fait inédit, surtout au Moyen-Orient. Si toutes
les frontières de Rojava sont en guerre, les trois à quatre millions
d'habitants vivent en paix, certes dans une certaine pauvreté, mais moins qu'il
y a un an, parce qu'ils ont redéveloppé une part de l'économie, ainsi que
l'agriculture - on est dans le croissant fertile. Au fond, ils bâtissent un
État, qui fait trois fois la taille du Liban.
Comment les Kurdes du Rojava agissent-ils vis-à-vis des
minorités ethniques et religieuses ?
Les Kurdes partent du principe qu'il y a deux choix. Soit on
combat les minorités, soit on les intègre. Ils ont joué le jeu de
l'intégration. C'est pour ça qu'il y a aujourd'hui les FDS. Les Arabes
combattent avec les Kurdes. Quel exploit ! Normalement c'est à feu et à sang
dans ces pays-là.
Certes, ils imposent de nombreuses règles, mais dans des
sociétés patriarcales et conservatrices, ils n'ont pas le choix pour mettre fin
à la polygamie et appliquer la parité. Partout, il y a un homme et une femme
pour diriger. Les cafés sont ouverts, les filles sont en jupe. Ils ont recréé
un service militaire, mais nous aussi, autrefois, quand la patrie était en
danger, il y avait la mobilisation générale. Les déserteurs pouvaient être
fusillés. En matière militaire, ils ont une verticalité du commandement. Un
chef à l'Est donne un ordre à l'Ouest, il est exécuté tout de suite. Ils ont la
conscience collective d'être dans une guerre existentielle. S'ils n'agissent
pas ainsi, ils perdront face à des États et des groupes terroristes infiniment
plus riches et nombreux qu'eux. Je n'ai vu à aucun moment un abus d'autorité de
quelque sorte.
Les Kurdes commencent à toucher les dividendes de cet effort
collectif et de cette intelligence des situations. On oublie souvent qu'au-delà
des aspects militaires comme aujourd'hui à Raqqa, il faut aussi qu'il y ait les
structures d'un État durable. En Irak, quand Mossoul sera définitivement
libéré, on n'est pas du tout certain du résultat parce que rien ne dit que les
Irakiens, divisés, pourront reconstruire politiquement la région.
La rédaction vous conseille
Frédéric Tissot : « Je ne crois plus à un Kurdistan unifié » (23.10.2016)
Frédéric Tissot qui fut l'un des pionniers des «raids»
audacieux lancés au Kurdistan et en Afghanistan par Aide médicale
internationale.
Par Thierry Oberlé
Publié le 23/10/2016 à 17h17
INTERVIEW - L'ancien French doctor, qui a été consul de
France à Erbil, évoque sa passion pour le peuple kurde mais s'interroge sur
l'avenir de la région après la chute de Daech.
Sa vie est un roman. Il vient d'en faire le récit dans un
livre, L'Homme debout (avec Marine de
Tilly, Éditions Stock, octobre 2016). Frédéric Tissot fut une figure des French
doctors mais, en 2006, a été victime en Haïti d'un accident qui l'a cloué dans
une chaise roulante. En 2007, le baroudeur humanitaire a été nommé premier
consul de France au Kurdistan irakien avant de rentrer en France il y a deux
ans.
LE FIGARO. - Vous
êtes une légende vivante au Kurdistan. À
Erbil, vos admirateurs vous saluent en vous baisant la main. Comment
expliquez-vous cette incroyable notoriété?
Frédéric TISSOT. - J'ai commencé à arpenter les montagnes du
Kurdistan au début des années 1980. Tous les combattants pechmergas et les
cadres politiques des guérillas kurdes me connaissaient. Abdulrahman
Ghassemlou, le chef de l'insurrection assassiné par le régime de Khomeini,
était mon ami. Je parlais kurde, j'étais habillé en kurde, j'étais devenu
kurde. Je soignais des blessés, j'accouchais des femmes. J'étais un docteur
parmi eux quand Saddam a attaqué. Les gens savent que j'étais dans les avions
français en 1991 pour larguer des vivres aux réfugiés, que je me suis battu
avec Bernard Kouchner pour obtenir des Nations unies le vote de la résolution
688 instaurant une zone d'exclusion aérienne qui a stoppé les bombardements
irakiens. Quand une personne me salue en me disant «Vous avez sauvé mon père»,
elle raconte une histoire qui devient une légende. Comme ce vieux pechmerga de
Mahabad en Iran venu au consulat de France à Erbil au Kurdistan irakien me
montrer des photos vieilles de trente ans de notre hôpital souterrain. J'ai
toujours été animé d'une espèce de passion pour ce peuple.
Vous avez été nommé
en 2007 consul de France à Erbil.
Comment l'anticonformiste que vous êtes s'est-il mué en diplomate?
J'étais très disponible. Je circulais dans mon fauteuil
roulant dans les rues et mon consulat était ouvert malgré les obligations de
sécurité. J'ai essayé de favoriser l'émergence d'une vraie démocratie dans
cette région, même si ce n'est pas facile en raison du poids historique des
clans. Je n'avais pas d'instruction de Paris pour cela, mais l'influence
française ce n'est pas seulement le commerce, les armes et la francophonie.
Quand on est diplomate français, on ne va pas pousser à la dictature. Il faut
parler, aider, éduquer à tous les niveaux. J'étais sans doute le seul diplomate
de la place à pouvoir m'entretenir aussi librement avec les politiques, les
hommes d'affaires, les gens de culture. Parfois, cela irritait un peu…
Vous êtes partisan de
l'indépendance du Kurdistan?
Je ne crois plus depuis plus de trente ans à cette espèce de
rêverie d'un Kurdistan unifié. Le temps a fait ses effets depuis les traités de
Sèvres et de Lausanne et la chute de l'Empire ottoman. Les Kurdes se sont
retrouvés dans des pays différents avec des langues et des cultures qui les ont
imprégnés. De même, qu'il existe plusieurs Kurdistan, il y a plusieurs pays
arabes. C'est ainsi. Les Kurdes peuvent faire part de leur envie
d'indépendance, mais c'est à eux de l'obtenir. Personne ne va l'offrir sur un
plateau parce que dans le fond le monde s'en fout. Au Kurdistan irakien, la
région kurde qui bénéficie de la plus grande autonomie, certains ne souhaitent
pas que le président Barzani soit le chef historique de l'indépendance. Et en
Turquie, le marxiste Abdullah Ocalan, chef du PKK, voit d'un mauvais œil ce
«petit» Barzani ancien chef féodal reçu par les chefs d'État obtenir avant lui
ce qu'il cherche en Turquie et en Syrie.
Vous défendez aussi
les chrétiens d'Orient et les yazidis.
J'ai dénoncé dès le premier jour la tentative de génocide
des yazidis engagée par l'État islamique à partir d'août 2014. Les chrétiens
d'Irak qui ont toujours vécu dans ce pays ont été contraints à l'exode. Ils ont
le droit de vouloir vivre dans un pays où ils seraient enfin tranquilles. Par
exemple, dans la plaine de la Ninive, une province administrativement homogène
mais géographiquement dispersée. C'est compliqué mais pourquoi pas? Arrêtons
d'imposer aux hommes de cultures différentes des systèmes et des organisations
qui ne correspondent absolument pas à leurs souhaits.
Comment voyez-vous
l'avenir de la région? Quel rôle va
jouer la Turquie?
Ankara fera tout pour s'installer à Mossoul à la chute de
Daech, pour y assurer la sécurité «au nom» du camp occidental. Mais surtout
pour recréer de facto le vilayet de Mossoul (Mossoul-Erbil-Kirkouk-Khanakin) de
l'Empire ottoman. Son allié tout trouvé sur place est le président kurde,
Massoud Barzani. Et personne ne pourra trouver à y redire. En Syrie, l'objectif
est identique pour Raqqa: assurer un rôle de «police» dans toute la zone, tout
en empêchant les velléités du PKK-PYD de créer une zone kurde. La Turquie
permettra bien sûr à Bachar de rester au pouvoir dans la Syrie utile,
respectant ainsi les vœux de Moscou et de Téhéran. Ainsi Ankara restera
fermement sur ces positions, avec ses chars, ses avions et ses milliers de
soldats jusqu'à ce que la «future Conférence internationale» devant régler la
problématique de cette partie du monde ait effectivement trouvé des solutions
acceptées par «tous» et validées par l'ONU. Ce processus peut durer une dizaine
d'années, voire beaucoup plus. La Turquie aura gagné son nouveau sultan et la
profondeur stratégique qu'elle a perdue avec la fin de l'empire…
Les Kurdes acceptent de payer le
prix du sang pour triompher de l'islamisme en Syrie (20/08/2016)
Par Alexis Feertchak Mis à jour
le 20/08/2016 à 13:35 Publié le 19/08/2016 à 20:50
Patrice Franceschi auprès des
combattantes kurdes des YPJ - Crédits Photo: DR.
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans
un entretien fleuve, l'écrivain-voyageur Patrice Franceschi, grand défenseur de
la cause kurde depuis trente ans, révèle les ressorts de ce peuple héroïque
qui, en Syrie plus qu'en Irak, combat avec une énergie inégalée l'État
islamique.
Patrice Franceschi est un
écrivain français. Il est également cinéaste, aviateur, marin et officier de
réserve. Il a reçu en 2015 le prix Goncourt de la nouvelle pour son livre
Première personne au singulier. Militant de la cause kurde depuis près de
trente ans, il se rend en Syrie auprès d'eux depuis le début du conflit. Auteur
de Mourir pour Kobané (éd. des Equateurs, 2015), il est à l'origine du projet de
création d'un Centre culturel français au Rojava, le territoire kurde au Nord
de la Syrie, aujourd'hui largement autonome, qui combat en première ligne l'État
islamique.
FIGAROVOX. - À partir du début de
la Guerre civile syrienne en 2011, vous vous rendez régulièrement dans les
cantons kurdes du Nord du pays. Vous avez pu suivre la bataille de Kobané, à la
frontière turque, qui a duré de septembre 2014 à juin 2015. Non seulement les
Kurdes ont réussi à tenir ce bastion face aux djihadistes, mais ils ne cessent
depuis d'avancer face à Daech, avec notamment la reprise récente de la ville de
Manbij. D'où vient l'énergie des combattant(e)s kurdes ?
Patrice FRANCESCHI. - Kobané a
vraiment été le Stalingrad des Kurdes, le moment de basculement de leur propre
histoire. Entre sa libération et maintenant, ils ont incroyablement progressé
sur le terrain militaire contre les islamistes. La bataille de Manbij a été le
dernier moment, véritablement homérique, de cette guerre puisque cette ville du
Nord du pays est le principal verrou des djihadistes. Elle barre en effet la
jonction entre la capitale de Daech, Raqqa, et les territoires qu'ils tiennent
dans la poche aujourd'hui encerclée du canton d'Afrin. C'est une défaite
majeure pour eux. Cette bataille a été sanglante, d'une extrême dureté. Les
Kurdes ont payé le prix du sang : en deux mois, plus de 1000 combattants ont été
tués ou blessés. De l'autre côté, 3000 djihadistes sont morts et l'on compte le
double de blessés.
L'énergie des combattants des
Unités de protection du peuple (YPG en kurde) et des combattantes des Unités de
protection de la femme (YPJ) vient d'une chose relativement simple. Ils savent
pertinemment pourquoi ils se battent et acceptent pour cela de souffrir et de
mourir. Ils se battent pour leur liberté afin d'en finir avec des siècles
d'oppression arabe, ils se battent pour la démocratie, l'égalité entre les
hommes et les femmes, la laïcité et le respect des minorités. Ce sont des
points d'incandescence pour les djihadistes ! Leur énergie provient aussi d'une
jeunesse qui refuse de migrer. Les jeunes Kurdes veulent se battre et
s'investissent complètement dans la construction d'un nouvel État qui sera un
exemple pour le Moyen-Orient.
Dans un village qui venait d'être
libéré autour de Manbij, je voyais des slogans de Daech écrits en arabe: «Nous
ne voulons pas de la démocratie des mécréants, ni de leur laïcité maligne, nous
voulons vivre sous la gouvernance d'Allah». Les Kurdes à côté avaient écrit :
«Je ne migrerai pas, je n'abandonnerai pas mon pays à l'ennemi». Voilà ce qui
les motive. Le combat est idéologique. Les Kurdes, c'est la démocratie contre
la théocratie, la laïcité contre les religieux, le Code civil contre la charia.
Ils mènent une guerre existentielle.
En mars 2016, le parti kurde de
l'union démocratique (PYD) a proclamé une entité fédérale sous le nom de
«Rojava» qui comprend une grande partie des territoires historiquement kurdes
du Nord de la Syrie. À quoi ressemble aujourd'hui ce Rojava ?
Les Kurdes mettent en place un
véritable État. Il ne s'agit pas d'un proto-État contrairement à ce que
j'entends souvent. Dans les territoires contrôlés, l'État fonctionne certes
avec de maigres moyens, mais il rouvre les écoles et dispose d'une
administration, avec une police, une armée, une justice. En quatre ans, ils ont
fait un travail prodigieux et sont portés par un véritable état de grâce.
Pourquoi? Parce que leur foi dans la démocratie et dans les valeurs qu'ils
portent est plus forte que celle des islamistes radicaux qui les combattent.
Ils nous démontrent que c'est possible, à condition d'être prêt à payer le prix
fort.
Et justement, sur le front
militaire?
Au combat, leurs unités sont
extrêmement organisées, disciplinées et opérationnelles. Pour la prise de
Manbij par exemple, il y a eu énormément de combats rapprochés à la grenade. On
ne pouvait pas faire appel à l'aviation alliée parce que les djihadistes se
servaient des 20 000 civils comme de boucliers humains. Il a donc fallu se
battre rue par rue, maison par maison, pendant deux mois. Et finalement, sur le
terrain, le fanatisme religieux s'est révélé inférieur à la défense kurde de la
démocratie.
Ce qui m'a frappé, c'est qu'il
n'y avait aucun journaliste étranger pendant la bataille de Manbij. Une telle
bataille était un enjeu majeur de civilisation en plus d'être un objectif
stratégique considérable - la prise d'une ville de 100 000 habitants par
encerclement. Ce tournant de la guerre aurait mérité un récit au quotidien. Si
les djihadistes avaient gagné, le verrou vers leur capitale, Raqqa, n'aurait
pas sauté. Avec la perte de Manbij, ils ont perdu et leur capitale finira par
tomber.
Comment les populations arabes
sunnites des régions contrôlées par les Kurdes considèrent la création de ce
Rojava ?
La question nécessite d'abord de
connaître l'histoire. Dans les trois cantons historiquement kurdes du Nord de
la Syrie, les populations arabes sont parfois extrêmement nombreuses, comme
dans la zone de Manbij, mais leur implantation est récente. La politique
d'arabisation de Bachar el-Assad et de son père Hafez depuis une cinquantaine
d'années a consisté à coloniser les zones kurdes avec des centaines de milliers
d'arabes. Le régime de Damas confisquait les terres d'un village kurde et
bâtissait en face une colonie arabe. Il faut avoir cette politique de
colonisation à l'esprit quand on se demande ce qu'en pensent les arabes du
coin. Les colons arabes sont des illégaux qui ont confisqué les terres des
Kurdes.
Malgré cela, les Kurdes se
refusent à les exproprier en récupérant leurs actes de propriété parce que le
respect des minorités fait partie de leur constitution. Ils sont néanmoins bien
embarrassés. Dans la population arabe, il y a deux catégories distinctes. D'un
côté, il y a ceux qui sont très violemment anti-islamistes et qui ont rejoint
depuis longtemps les Kurdes parce que ces derniers sont les seuls capables de
les défendre. Les Chrétiens, notamment syriaques, font le même raisonnement. De
l'autre côté, il y a ceux qui ne sont pas forcément islamistes, mais qui refusent
le fait que les Kurdes, leurs anciens soumis, leurs valets qu'ils méprisaient,
puissent gagner et diriger demain un État. Ceci leur est même insupportable.
Les Kurdes font des efforts considérables pour les convaincre qu'ils ne seront
pas des minorités opprimées dans leur État du Rojava. Le vice-Premier ministre
est un arabe, le co-préfet de Djézireh est un arabe. Partout les Kurdes placent
des arabes dans les administrations en leur proposant de participer à la
nouvelle société qu'ils créent. Ce système fonctionne plutôt bien, mais des
frictions demeurent dans certaines zones où les arabes se disent :
effectivement, on ne voulait pas des djihadistes, franchement, c'était trop de
se faire égorger en place publique, de se faire bastonner parce que l'on fume,
etc. mais on aurait préféré finalement être libéré par Bachar el-Assad plutôt
que par des Kurdes.
Quelles sont les relations du
Kurdistan syrien de facto autonome avec le régime de Damas ?
On raconte souvent qu'il y a des
collusions entre les Kurdes de Rojava et le régime de Damas. C'est là encore
oublier l'histoire. La plupart des chefs politiques et militaires kurdes ont
été en prison sous Bachar el-Assad. Ils détestent profondément le régime. Mais
les combattants des YPG sont des gens pragmatiques. Ils savent très bien qu'ils
ne peuvent pas mener de front deux batailles en même temps, à la fois contre
Bachar el-Assad et contre les djihadistes. Ils passent là où il le faut,
momentanément, tactiquement, des sortes d'accords de gentleman agreement avec le
régime parce que l'intérêt commun est de faire front contre les djihadistes.
Partout où il y a une faiblesse du régime - comme à Hassaké -, les Kurdes
réattaquent le régime de Bachar el-Assad pour petit à petit le faire
disparaître du territoire de Rojava.
Qamishli et Hassaké sont les deux
derniers territoires du régime de Damas sur le territoire kurde. Très
régulièrement, les Iraniens qui sont pro-Bachar tentent de fomenter des émeutes
des arabes du coin contre les Kurdes pour les déstabiliser. L'objectif final de
Bachar el-Assad sera de revenir au statu quo ante bellum, ce que les Kurdes
savent très bien. Quand j'étais à Qamishli, je voyais les gens de Bachar tenter
depuis leur petit réduit de sortir dans la ville pour f....e le b….l ! Penser
qu'il y a une collusion entre les Kurdes et Bachar est une erreur grave. La
réalité est qu'il s'agit seulement de moments tactiques.
Le Rojava est composé des trois
cantons historiquement kurdes d'Afrin, de Kobané et de Djézireh (d'Ouest en
Est) au Nord de la Syrie. Mais il y a encore une zone entre Afrin et Kobané
près de Manbij que les Kurdes ne contrôlent pas. D'ici quelques mois, les
Kurdes syriens pourront-ils réunifier ces trois cantons ?
Absolument. Pour réunifier le
Rojava, il reste notamment à libérer le verrou d'Al-Bab sur la route d'Afrin,
aujourd'hui aux mains de l'État islamique. L'objectif officiel de l'État-major
kurde est de poursuivre l'offensive vers Al-Bab pour faire se rejoindre Afrin
et Kobané. En même temps, cet objectif vital pour le Kurdistan syrien aura pour
avantage de couper entièrement la route de ravitaillement des djihadistes vers
la Turquie. Raqqa tombera après. Ce sont les plans à quelques mois de
l'Etat-major kurde. Ils sont éminemment favorables aux Occidentaux puisque
faire tomber Raqqa, la capitale de l'État islamique en Syrie, portera le coup
final au Califat dans cette région.
Aujourd'hui, les combattants
kurdes des YPG dominent le «Front démocratique syrien» qui regroupe également
des combattants arabes et syriaques. Cette coalition pourrait-elle reprendre
elle-même la ville de Raqqa, historiquement arabe, sans présence kurde ? Les FDS
pourront-ils arriver à Raqqa avant l'Armée syrienne du régime de Damas ?
Les FDS - et pour parler franc
les Kurdes - veulent prendre Raqqa. En 1944, les Alliés sont arrivés à
Strasbourg. La France était entièrement libérée. Qu'ont fait les Français ? Ils
sont allés jusqu'à Berlin! Les Kurdes savent très bien que s'ils s'arrêtent à
la frontière du Rojava, face à un ennemi qui a voulu leur disparition, ils le
laisseront se renforcer et Daech les réattaquera après. Pour les Kurdes, il est
vital que Raqqa tombe, comme Berlin. Après, Raqqa est une vraie ville arabe, ce
n'est pas une ville kurde colonisée par les arabes comme Manbij. Les Kurdes
sont intelligents et le Front démocratique syrien va les servir car celui-ci,
avec ses éléments arabes, va attaquer Raqqa. Ce ne sont pas directement les YPG
kurdes qui attaqueront la capitale de Daech. Quand Raqqa sera tombé, les Kurdes
laisseront les arabes qui les ont rejoints diriger la ville et la tenir pour
eux. Raqqa deviendra une zone tampon pour protéger le Rojava kurde.
Pour répondre à votre deuxième
question sur la course à Raqqa entre les FDS et le régime, il y a plusieurs
choses. La priorité des Kurdes aujourd'hui est de contrôler entièrement la
poche entre Afrin et Kobané pour réunifier le Rojava. Ce n'est donc pas dit
qu'ils arrivent les premiers à Raqqa, même si, comme nous le voyions à Alep,
les forces de Bachar el-Assad sont beaucoup moins efficaces que les Kurdes, et
ce malgré l'appui russe et iranien.
La chute de Raqqa pourrait donc
advenir dans les prochains mois. Mais les Kurdes sont très inquiets des grandes
négociations qui ont lieu en ce moment entre la Syrie, la Turquie, la Russie et
l'Iran. Ils se méfient de ces tractations qui pourraient leur voler leur
victoire militaire.
Il y a des Kurdes au Nord-Ouest
de l'Iran, qui sont proches du PKK turc. Quel rôle joue Téhéran vis-à-vis du
Rojava ?
Téhéran soutient Bachar el-Assad,
qui ne soutient pas vraiment les Kurdes de Syrie. Les Kurdes se méfient comme
de la peste de l'Iran, comme de la Turquie ou des Arabes d'ailleurs. Ils ne
connaissent pas encore très bien les implications du rapprochement des
Occidentaux avec les Iraniens, mais aussi du rapprochement de l'Iran avec la
Russie et la Turquie. Ils craignent de faire partie du festin…
Quel est le jeu de la Russie
justement ? Historiquement, l'URSS était proche du PKK turc pour endiguer une
Turquie membre de l'OTAN. Ils ont été les premiers par ailleurs à ouvrir un
bureau de représentation du Rojava, à Moscou, dès l'automne 2015…
Il y a effectivement ce contexte
historique qui remonte à l'époque de la Guerre froide. Mais aujourd'hui,
surtout depuis le réchauffement entre Moscou et Ankara, il y a les contraintes
immédiates qui sont pour les Russes la sauvegarde de Bachar el-Assad. Celle-ci
pourrait se faire sur le dos des Kurdes si les Turcs parvenaient à convaincre
les Russes d'un accord politique possible qui soit donnant/donnant. N'oublions
pas que ce sont les Turcs qui financent les groupes rebelles contre Bachar
el-Assad. Les enjeux actuels des négociations font craindre aux Kurdes qu'ils
soient les dindons de la farce et que leur victoire militaire sur le terrain,
qu'ils paient réellement du prix du sang, se transforme demain en échec
politique. Les grandes nations pourraient détourner les yeux et laisser faire
les nations régionales pour régler le problème kurde et l'éliminer
définitivement. Les Kurdes ont déjà connu ça dans leur histoire !
Vous pensez au traité de Sèvres
qui prévoyait en 1920 la création d'un État kurde ?
Effectivement. Les Kurdes avaient
joué le jeu d'être avec les pays de l'Entente contre l'Empire ottoman et les
Allemands en 1914. Ils leur avaient promis ce qu'ils méritent : un État-nation
de 40 millions d'habitants qui n'est ni arabe ni ottoman, ni perse. Cette
promesse d'un Kurdistan a été signée lors du traité de Sèvres de 1920 découpant
en plusieurs États les restes de l'Empire ottoman. Mais ces accords n'ont
jamais été appliqués et les accords de Lausanne de 1923 ont renié cette
promesse d'un Kurdistan. Les Kurdes savent bien que la politique peut trahir
leurs victoires militaires. Ils sont donc très inquiets pour la suite, d'autant
plus que, depuis des mois, le Rojava est victime d'un blocus total, par les
Turcs au Nord, au Sud et à l'Ouest par l'État islamique ou par Bachar el-Assad,
mais aussi maintenant à l'Est par l'Irak. Contrairement aux années précédentes,
entre le moment où j'ai voulu sortir de Rojava et le moment où j'y suis revenu,
il s'est écoulé quatre semaines pour trouver une solution clandestine pour
passer de nuit avec les chefs kurdes. Tout est fait actuellement pour empêcher
les mouvements des chefs à l'étranger, aucun blessé - et il y en a des milliers
- ne peut être évacué vers l'extérieur dans des hôpitaux corrects. Aucune aide
humanitaire ne passe. Aucun journaliste et aucune ONG ne sont présents. Et
malgré cette asphyxie, les Kurdes se battent et ils gagnent même. Je peux vous
dire que ce n'était pas gagné d'avance !
Puisque vous parlez de l'Irak,
quand on pense aux Kurdes, on pense plus souvent aux Kurdes d'Irak qu'à ceux de
Syrie. Après l'intervention américaine de 2003, la Constitution irakienne de
2005 a reconnu la création d'un Kurdistan autonome au Nord du pays. Ce
Kurdistan irakien avec ses «peshmergas» participe aux côtés de l'armée
irakienne et de la coalition internationale à la lutte contre l'État islamique
en Irak, notamment pour reprendre Mossoul, l'autre capitale régionale de Daech.
Quels sont les liens entre le Kurdistan syrien et le Kurdistan irakien ?
Depuis qu'il est autonome, le
Kurdistan irakien est divisé en deux. Au Nord, c'est le clan de Massoud
Barzani, au Sud, celui de Jalal Talabani. Au Nord, Barzani, qui a le pétrole,
est dans les mains des Turcs. Ils font des pressions colossales sur lui. Quand
il n'obéit pas, les Turcs referment le robinet et il n'y a plus d'argent.
Barzani ferme donc la frontière avec le Kurdistan syrien et ne soutient d'aucune
manière le Rojava. Au Sud, et c'est par là qu'on peut passer, le clan de Jalal
Talabani, leader de l'Union Patriotique du Kurdistan (UPK), est moins dans les
mains des Turcs. Il soutient les gens du Rojava syrien et parvient à les
alimenter. Ça fait un peu d'oxygène qui passe. Mais c'est très peu ! Les Turcs
font des pressions colossales que même les Américains n'arrivent pas à lever
réellement pour que les Kurdes d'Irak ne soutiennent pas ceux de Syrie, pour
les asphyxier.
Je les connais bien pour aller
depuis de longues années au Kurdistan irakien et je suis très déçu de leur
part. Les «barzanistes» jouent le jeu de la Turquie et, de surcroît, ne font
absolument pas ce qu'il faut contre l'ennemi commun qu'est l'État islamique. Je
suis aussi souvent du côté irakien près de Mossoul et franchement les Kurdes
irakiens ne se battent pas.
C'est ce qu'on avait dit en 2014,
qu'ils avaient déguerpi et qu'ils n'avaient pas soutenu les Yazidis et les
Chrétiens qui fuyaient Daech, quand ils n'avaient pas directement été massacrés
par les djihadistes…
Ce sont les YPG syriens et le PKK
turc qui ont sauvé les Chrétiens et les Yazidis, pas les peshmergas irakiens !
Les articles de presse sur les peshmergas de Barzani qui combattent les
djihadistes sont à mourir de rire. Une poignée de soldats du Califat isolés
dans des masures parviennent à tenir en respect un bataillon entier de
peshmergas pendant une journée. Alors évidemment qu'à la fin de la journée, ces
malheureux djihadistes sont morts! L'inverse serait inquiétant. Je connais bien
les Peshmergas irakiens, ils ont pris vingt kilos en vingt ans de confort.
Les peshmergas de Barzani font la
Une des médias parce que tout est organisé sur le terrain pour les médias. Ils
ont des «fixeurs», qu'il suffit de payer 500 dollars la journée, pour
accompagner les journalistes . Mais sur le terrain, c'est de la rigolade : en
deux ans face à Mossoul, ils n'ont pas avancé d'un mètre. Alors, oui, il serait
temps qu'ils s'y mettent un petit peu ! Les Américains leur ont fourni des
blindés, des Humvee (blindés légers de l'Armée américaine, ndlr.) et quantité
d'armements. À l'inverse, en deux ans, les YPG en Syrie ont conquis un
territoire qui est grand comme trois fois le Liban et ce contre une armée
djihadiste infiniment plus puissante, à la fois en nombre d'hommes et en
matériel.
Quelle est la position des
États-Unis vis-à-vis du Rojava syrien ? Ils sont bien à l'origine de la création
du Front démocratique syrien…
Ce n'est pas comme ça que je
dirais les choses. C'est une vision vue sous un angle trop occidental. À un
moment donné, pour arriver dans les zones colonisées par les arabes, les Kurdes
eux-mêmes ont réfléchi au fait qu'il était possible de réunir dans un même
ensemble militaire tous les colons arabes qui les soutenaient et qui
partageaient leur anti-islamisme. C'est ainsi que les YPG kurdes ont pensé à la
création du Front démocratique syrien (FDS) regroupant des arabes et des
syriaques. Une fois que ceci a été fait par les Kurdes, les Américains ont
donné leur aval et depuis les soutiennent. Voilà comment ça s'est passé. Ce
n'est pas l'inverse. Je peux vous assurer que sur le terrain, quand vous êtes
avec les chefs politiques et militaires kurdes, ils ne s'en laissent pas
conter. Ils sont prêts à payer le prix de leur indépendance et de leur
autonomie.
Les Américains ont envoyé
officiellement des forces spéciales, des «conseillers militaires» et appuient
l'avancée des FDS avec des frappes aériennes. Comment se passe cette
coordination entre les Kurdes et les Américains ?
Les forces spéciales sont
effectivement présentes sur le terrain. C'est officiel et les frappes aériennes
ont été efficaces. Mais dans la bataille très précise de Manbij, du fait que
les djihadistes se sont immédiatement emparés des populations civiles pour en
faire des boucliers humains, les frappes étaient impossibles, en tout cas à
l'intérieur du théâtre d'opérations. Les frappes à l'extérieur servaient à
empêcher le constant ravitaillement des djihadistes en hommes et en munitions. N'oublions
pas que des renforts arrivaient tous les jours de Turquie !
Mais imaginer que les Kurdes de
Syrie sont instrumentalisés par les Américains, c'est franchement une erreur
d'appréciation. C'est incompatible avec la psychologie, la mentalité et la détermination
des YPG. En réalité, la concordance des intérêts a fait que chacun a joué son
rôle dans une autonomie extrêmement sourcilleuse. Je vais vous donner un
exemple : A la fin de la bataille de Manbij, des négociations ont commencé avec
les Kurdes et les 300 derniers djihadistes qui étaient encore présents dans la
ville, avec leurs familles et 400 blessés. Mais ils retenaient encore en otage
plusieurs milliers de civils. Les Kurdes ont réussi à les convaincre de quitter
la ville et leur ont promis de ne pas leur tirer dessus s'ils abandonnaient
leurs armes lourdes et tout le reste. Les djihadistes étaient d'accord, mais
craignaient que les Américains les attendent de l'autre côté et, une fois dans
la campagne vers la Turquie, les massacrent tous. Ils exigeaient donc comme
condition que les Américains ne les attaquent pas une fois leur départ de
Manbij. Les Kurdes ont obtenu cela des Américains. Sinon, la bataille
continuait et les 20 000 civils n'auraient pas été sauvés. Les Kurdes me
disaient récemment: «vous voulez qu'on explique à nos filles et à nos garçons
qu'ils perdent leur vie pour vous, pour des choses qui ne sont pas l'intérêt de
notre patrie ? Jamais !». Ce sont des durs à cuire. Ils ne sont pas
instrumentalisés, ils cherchent des alliances et ils les passent d'égal à égal.
Quelles sont les relations du PYD
syrien avec le PKK turc ?
Elles sont bonnes. Et
heureusement qu'elles sont bonnes. Là encore, on dit souvent que le PYD syrien
est une annexe du PKK. C'est faux. Comme disent les Kurdes de Syrie : « Nous,
c'est nous, eux, c'est eux. Mais eux, ce sont vraiment nos frères ». Les
relations sont donc excellentes, mais les Kurdes de Syrie jouent leur propre
partition et leur propre agenda. Ce ne sont pas non plus des instruments du PKK
même si, à l'origine, le PYD est une émanation du PKK turc. Le parti kurde
syrien, en accord avec les Kurdes turcs, a ensuite pris son indépendance,
conformément à un contexte syrien qui était différent. Hormis cela, le PYD peut
compter en permanence sur le PKK, mais il dirige sa propre partition militaire
et politique. Le PKK turc a joué un grand rôle pendant la bataille de Kobané
pour sauver les Kurdes syriens, assiégés par Daech.
Pendant la Guerre froide, Hafez
el-Assad entretenait des relations cordiales avec le PKK turc et mettait à sa
disposition des bases d'entraînement au Nord de la Syrie pour endiguer la
Turquie otanienne …
C'est tout à fait exact, mais il
faut ajouter que Hafez el-Assad aidait effectivement le PKK turc … tout en
oppressant les Kurdes de Syrie ! C'est précisément là que vous comprenez que les
Kurdes syriens jouent leur propre partition. J'ai vécu cette situation
paradoxale dans les années 1980. Vous aviez Hafez el-Assad qui opprimait les Kurdes
de Syrie au point que 300 000 d'entre eux n'avaient pas de papiers d'identité.
Ils étaient des apatrides dans leur propre pays. Ils étaient emprisonnés, comme
le chef du PYD, Salih Muslim. Mais en même temps, Hafez el-Assad accueillait
Abdullah Öcalan (le chef du PKK turc, ndlr) et lui fournissait des armes pour
attaquer la Turquie. D'où l'animosité des Turcs aujourd'hui. Imaginez les
relations qu'il pouvait y avoir entre les Kurdes turcs qui étaient aidés par
Hafez el-Assad et les Kurdes de Syrie qui étaient oppressés par lui. On
comprend mieux dès lors pourquoi les Kurdes syriens, même s'ils sont les frères
des Kurdes turcs, ont leur propre agenda politique.
Abdullah Öcalan, le leader
idéologique du PKK turc, a théorisé la doctrine du «confédéralisme démocratique»,
mêlant économie collectiviste, démocratie directe, écologie sociale, féminisme
paritaire, laïcité et modèle d'autogestion presque anarchiste. Sur le terrain
en Syrie, quelle forme prend ce confédéralisme démocratique au Rojava ?
Toutes les zones libérées vivent
en paix et sont administrées. Un exemple de confédéralisme démocratique. Tout
le monde peut se constituer en association ou en comité et ça fonctionne plutôt
bien avec une sorte de foisonnement tropical. Parfois, on ne s'y retrouve plus !
S'il y a effectivement une forme d'autogestion, les administrations existent
bien, ce n'est pas un proto-Etat. Comme je vous le disais en introduction, les
écoles ont rouvert, les services publics comme la police, la justice ou les
hôpitaux fonctionnent malgré de maigres moyens.
Il faut absolument leur laisser
mener cette expérience. Pour l'instant, ils sont capables de faire fonctionner
l'État du Rojava à leur manière et - croyez-moi - le Moyen-Orient a bien besoin
de cette expérience politique démocratique. Je remarque notamment que, malgré
l'état de guerre, la démocratie a été installée dans tous les territoires
libérés. Quand vous voyez que dans toutes les mairies, toutes les préfectures,
d'un seul coup, un homme et une femme commandent, et en plus souvent un arabe
et une kurde (ou l'inverse), c'est extraordinaire. En plus, la polygamie a été
immédiatement abolie parce que la laïcité est imposée. Évidemment dans les
populations un peu conservatrices, ça a un peu de mal à passer. Mais les Kurdes
font tout ce qu'il faut, avec toute la pommade nécessaire : on ne contraint
personne, mais c'est le chemin à prendre.
Il y a quelque chose d'étonnant
dans ce nouveau modèle de société. Je connais les Kurdes depuis Abdullah
Öcalan. Il s'est passé trente ans. Les nouvelles générations sont montées, ont
évolué, sont devenues plus pragmatiques. On peut dire aujourd'hui que c'est un
mélange étonnant entre de vieilles idées de gauche plus ou moins marxistes,
mâtinées de morale chrétienne et d'esprit des Lumières. Vous n'avez même pas
idée combien ceci compte et on l'oublie trop souvent. Ce mélange provient
d'influences diverses, mais aussi de leur francophilie. Les Kurdes citent
Rousseau en permanence.
Les combattants ont par exemple
des cours de morale. Quand on écoute ces cours, on a l'impression d'entendre le
Nouveau Testament ! On ne se bat pas pour la vengeance, on ne se bat pas pour la
revanche, on ne torture pas les prisonniers, etc. On se dit : heureusement qu'il
y a des cours de morale pour que les combattants ne se comportent pas comme les
djihadistes. Parce que l'envie de venger les camarades décapités, ça peut très
vite dégénérer. Je connais bien les cellules où sont emprisonnés les
prisonniers. Ce ne sont pas des chambres du Hilton, mais enfin, ce ne sont pas
les geôles du régime de Bachar el-Assad. Ils les traitent humainement. Le
modèle kurde, d'origine marxiste, mâtiné de différentes influences, n'a pas
d'équivalent.
Depuis le début du conflit, la
France a surtout pris le parti des «rebelles modérés», dont on sait aujourd'hui
qu'ils sont pour la plupart islamistes ? Quel regard porte la diplomatie
française sur la question du Rojava ?
Franchement, le Quai d'Orsay,
pro-turc, a tout fait pour empêcher la France d'aider les Kurdes. Ce qui est
intéressant, c'est l'Elysée. Du côté de François Hollande, depuis sa réception
en janvier 2015 des combattants de Kobané, la position de la présidence a
franchement évolué dans le bon sens. L'Elysée a pris conscience, contre l'avis
du ministère des Affaires étrangères, que ceux qu'il fallait défendre dans
notre intérêt commun étaient les Kurdes syriens. La France a dès lors commencé
à mener des frappes aériennes et à déployer des forces spéciales auprès du
Front démocratique syrien. On peut évidemment considérer que ce n'est pas
assez, mais, au moins, la France a été en pointe sur le dossier kurde, avec les
États-Unis. L'Elysée a simplement compris à un moment donné qu'il s'agissait
d'une guerre existentielle. Quand Daech frappe notre territoire et menace nos
femmes et nos enfants, le seul moyen de mettre un terme au problème, c'est
d'attaquer le mal à la racine en Syrie et en Irak. Les Kurdes de Syrie sont nos
meilleurs alliés. En plus, ce sont des alliés qui ne pourront jamais se
retourner contre nous parce que tous les peuples qui les entourent veulent leur
disparition : les Perses, les Ottomans et les Arabes. Donc, pour les Kurdes, il
n'y a pas de jeu d'alliance. Ce n'est pas : «un jour avec toi, un jour contre
toi». Ils sont seuls, mais sont formidablement efficaces. La politique
française a changé. Mais contre l'avis du ministère des Affaires étrangères !
Ça, c'est clair. Après la Russie, la Suède et l'Allemagne, la France est ainsi
le quatrième pays à avoir ouvert le 23 mai dernier un bureau de représentation
du Rojava.
Vous êtes à l'origine du projet
de création d'un Centre culturel français au Rojava. Quels sont les objectifs
de ce lieu de culture qui verrait le jour dans un territoire dévasté par la
guerre ? Où en est le projet ?
Ce projet fait partie de tout ce
qu'un petit groupe de Français - dont Bernard Kouchner, Gérard Chaliand et moi
- fait pour aider les Kurdes. Avec le Centre culturel français, nous nous
battons dans un autre domaine, qui est celui des idées. Les Kurdes ont bien
compris qu'il s'agissait d'une guerre existentielle : la part militaire n'est
qu'un élément parmi d'autres. Ce sont les Kurdes qui m'ont demandé d'aller
ouvrir un centre culturel francophone à Rojava pour aller combattre Daech sur
le plan des idées, au Kurdistan même et en lien avec le peuple français. Compte
tenu de l'immense propagande de Daech, la bataille des idées ne doit pas être
menée après la guerre, mais au même moment. Pour les Kurdes, cette dimension
est aussi importante que les aspects militaires et diplomatiques. Et en plus de
ça, comme ils le répètent, le siècle des Lumières français est la souche de
leur nouveau modèle de société. Ils sont très francophiles. Ils se souviennent
tous qu'à l'époque du mandat français en Syrie, les Français les protégeaient
contre les arabes. La France a la cote auprès des Kurdes. Les idées françaises
encore plus. Pourquoi dès lors ne pas ouvrir un centre culturel francophone à
Rojava ? Réapprendre le français, réapprendre les idées des Lumières pour notre
jeunesse, aider le peuple de Rojava et l'utiliser en même temps pour créer des
liens entre les Français et les Kurdes. Le centre culturel français du Rojava
est un instrument de combat par les idées.
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