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Turquie: une manifestation géante contre Erdogan à Istanbul (09.07.2017)
Sébastien de Courtois : « Seule la France peut sortir la Turquie de la crise qu'elle traverse » (07.07.2017)Lire les évolutions sur le blog L'islam pour les nuls.
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Turquie: une manifestation géante contre Erdogan à Istanbul (09.07.2017)
Turquie: arrestation de 29 suspects de l'EI (07.07.2017)
La théorie de l'évolution, c'est fini pour les écoliers turcs : Erdogan déploie implacablement son projet néo-ottoman (04.07.2017)
La marche turque de l’opposition à Erdogan (04.07.2017)
Invité à Hambourg, l'embarrassant M. Erdogan (29.06.2017)
En Turquie, le régime d'Erdogan grignote les biens des minorités religieuses (27.06.2017)
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Turquie: une manifestation géante contre Erdogan à
Istanbul (09.07.2017)
Publié le 09/07/2017 à 21h18
Des centaines de milliers d'opposants au régime en place se
sont réunis, ce dimanche, pour marquer la fin d'une marche de 25 jours. Partie
d'Ankara le 15 juin, elle avait pour but de protester contre la répression
exercée par l'Etat turc depuis le coup d'Etat manqué du 15 juillet 2016.
Le chef de l'opposition turque a bouclé dimanche par un
rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes à Istanbul sa
«marche pour la justice», partie d'Ankara le 15 juin, afin de protester contre
l'incarcération d'un élu de sa formation. «Nous briserons les murs de la peur»,
a déclaré à la foule Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple
(CHP), au terme de 25 jours de marche. «Le dernier jour de notre marche est un
nouveau départ».
La foule s'étalait sur une grande esplanade en bord de mer,
près de la prison de Maltepe, un quartier d'Istanbul, où est incarcéré Enis
Berberoglu, un député CHP condamné à 25 ans de prison pour avoir fourni au
journal d'opposition Cumhurriyet des informations
confidentielles. Berberoglu est le premier député du CHP à être incarcéré dans
le cadre des purges qui
ont suivi le putsch avorté contre le président Recep Tayyip Erdogan, il y a
un an.
«Nous avons marché pour les députés emprisonnés (...)
pour les journalistes incarcérés (...) nous avons marché pour les
universitaires limogés»
Kemal Kiliçdaroglu, chef du Parti républicain du peuple
(CHP)
Kemal Kiliçdaroglu, qui a parcouru près de 450 km sans
insigne partisan et avec «Justice» comme seul mot d'ordre, a rallié une foule
croissante tout au long de sa marche, attirant des milliers d'opposants au
président Erdogan. Cette initiative, sans précédent en Turquie, est la plus
grande manifestation de l'opposition depuis le mouvement contestataire de 2013.
Selon le CHP, plus de deux millions de personnes étaient réunies dimanche soir,
mais ces chiffres ne pouvaient être vérifiés dans l'immédiat. D'ordinaire, seul
le président Erdogan parvient a rallier de telles foules à ses meetings. «Nous
avons marché pour la justice, nous avons marché pour le droit des opprimés,
nous avons marché pour les députés emprisonnés, nous avons marché pour les
journalistes incarcérés, nous avons marché pour les universitaires limogés», a
déclaré Kemal Kiliçdaroglu, régulièrement interrompu par les «Droits, loi,
justice!» criés par la foule.
50.000 personnes arrêtées depuis un an
L'opposition en Turquie dénonce une dérive autoritaire du
chef de l'Etat, notamment depuis le feu vert donné par référendum en avril à un
renforcement de ses pouvoirs et depuis les purges effectuées après la tentative
de putsch il y a un an: environ 50.000 personnes ont été arrêtées et plus de
100.000, dont des enseignants, des magistrats et des militaires, ont été
limogés ou suspendus de leurs fonctions. La police turque a encore arrêté
mercredi huit militants des droits de l'Homme, dont la directrice d'Amnesty
International Turquie.
Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple
(CHP), dimanche 9 juillet 2017, à Istanbul. - Crédits photo : Lefteris
Pitarakis/AP
Condamnant vigoureusement la tentative de putsch faite le 15
juillet dernier par des militaires, Kemal Kiliçdaroglu a tout autant critiqué
les purges opérées dans le cadre de l'état d'urgence instauré dans la foulée,
qu'il qualifie de «coup d'Etat civil». «Nous avons marché parce que nous nous
opposons au régime d'un seul homme», a-t-il dit dimanche. «Nous avons marché
parce que le pouvoir judiciaire est sous le monopole de l'exécutif». Ce
responsable politique de 68 ans avait demandé à ce que ne soient brandis au
cours de ce rassemblement «que des drapeaux (turcs), des bannières réclamant la
justice et des portraits d'Atatürk», le père fondateur de la République turque
moderne et laïque.
«Nous avons écrit une légende»
Le gouvernement a considéré cette marche, pourtant
autorisée, avec mépris. Le Premier ministre Binali Yildirim a même estimé
vendredi qu'elle commençait à «devenir ennuyeuse». «Cela doit prendre fin après
le rassemblement», a-t-il dit. Le président Erdogan, quant à lui, a accusé
Kemal Kiliçdaroglu de se ranger du côté des «terroristes», et l'a mis en garde
contre une possible convocation judiciaire. Jusqu'à 15.000 policiers ont été
déployés aux abords du rassemblement pour assurer sa sécurité, selon le
gouverneur d'Istanbul.
Parcourant 20 km par jour, Kemal Kilicdaroglu a reçu des
soutiens relativement modestes lors des premières étapes de sa marche. Au bout
de cinq jours, soit 100 km, un millier de personnes seulement marchaient à ses
côtés. Mais la foule a grossi jusqu'à devenir énorme durant les derniers jours.
Des membres d'autres partis d'opposition, dont le parti pro-kurde HDP, se sont
joints à lui. Les soutiens de Kemal Kiliçdaroglu ont comparé cette initiative à
la célèbre «marche du sel» de Gandhi en 1930 contre le pouvoir britannique en Inde.
«Nous avons écrit une légende», a répété à plusieurs reprises Kemal
Kiliçdaroglu. «Vous avez écrit l'Histoire».
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Sébastien de Courtois : « Seule la France peut sortir la Turquie de la crise qu'elle traverse » (07.07.2017)
Par Vianney Passot
Publié le 07/07/2017 à 18:45
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son
ouvrage Lettres du Bosphore, Sébastien de Courtois fait le point pour FigaroVox
sur la situation de la Turquie. Malgré « la souffrance inouïe qui traverse la
société turque », il reste optimiste pour l'avenir de son pays d'adoption.
Producteur à France Culture, grand voyageur et spécialiste
des chrétiens d'Orient, Sébastien de Courtois est l'auteur notamment d'Un thé à
Istanbul (Le Passeur, 2014) et de Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions (Stock,
2015). Il vient de publier Lettres du Bosphore (éd. Le Passeur, 2017).
FIGAROVOX.- Après une dizaine d'années en Turquie, vous
écrivez un ouvrage à propos de votre pays d'adoption, qui traverse une période
pour le moins difficile, politiquement et socialement. Pourquoi ce livre?
Sébastien DE COURTOIS.- Chaque livre est le prétexte d'une
confidence, une confession. Rien n'est anodin. Les Lettres du Bosphore
n'échappent pas à cette règle. Mais il y a plusieurs voix, la mienne d'abord
puis celle de la Turquie, par le biais de ces dizaines de portraits que je
poste au court du récit, comme si nous étions revenus à l'époque de la marine à
voile et de l'Orient-Express, un monde si proche et pourtant si difficile à
décrypter.
C'est un livre qui va à rebours des idées reçues sur ce
pays, avec de la joie et de la déception. J'essaye de trouver la faille,
souvent avec bienveillance, parfois non. Je m'y engouffre, je creuse, j'écris à
la manière d'un chroniqueur, comme un passeur qui s'est abîmé dans la culture de
l'autre.
Ce livre est une suite au Thé à Istanbul, sorti en 2014, un
ouvrage plus heureux, l'acmé d'une vie en Turquie avec ses amours et ses
passions. Je suis frappé par l'accélération du temps vécu, le fait que plus
rien n'imprime les esprits, comme si nous étions embarqués collectivement dans
un navire sans voile, sans direction. Le temps long de l'écriture permet seul
de capter le sens du vent. L'écrivain lutte contre la fluidité. Il s'accroche,
il s'enferme, il met en forme l'indicible.
Votre livre est un recueil de «chroniques romanesques», qui
commence en novembre 2015, au moment des élections. Pourquoi avez-vous fait ce
choix formel?
C'est un parcours personnel que je propose, avec l'idée de
retrouver le principe des trois unités du théâtre classique, lieu, temps et
action : la Turquie, 2015 à 2017, l'évocation d'une chute. Sans tragédie il n'y
a pas de littérature. L'expérience que nous vivons en Turquie est unique,
chaque jour la vérité devient un peu plus celle du mensonge. Les gens sont
perdus. Il convient de rappeler des faits précis, qui seront oubliés,
transformés. C'est un combat politique, car tout est politique, notre souffle,
nos souffrances comme nos espérances. Je reste attaché aux mots. Rien d'autre
ne demeure, c'est là l'immense privilège des gens de plume, tous ceux qui
écrivent le savent bien, poètes, historiens et reporters. On l'a vu encore avec
ceux qui prennent tant de risques pour nous informer depuis les théâtres de
guerre - je pense au journaliste Samuel Forey qui revient de Mossoul par
exemple, et à ses compagnons d'infortunes - car même derrière la bonne image,
il y a un récit, une histoire à raconter, donc des mots, un bout d'éternité. Si
on ne comprend pas cela, on ne peut rien comprendre aux risques pris par tous
ceux qui se demandent, dans la fournaise et les bruits d'obus, ce qu'ils font
là.
Écrire le présent, c'est raconter l'histoire avec un grand
«H». C'est pour cela que je trouve insupportable la vague actuelle
d'anti-journalisme, une honte inacceptable au pays de Montaigne, Descartes et
Voltaire. Nous valons mieux que les pisse-vinaigre qui hantent les réseaux
sociaux. Et il y a foule. Mais même là, avec un téléphone portable, le «mot»
redevient parole, au sens évangélique du terme, celui de la Bonne Nouvelle, à
chacun alors de déployer son intelligence et sa sensibilité. Henri Bergson
parlait du «souvenir du présent».
Pourquoi avez-vous choisi de commencer votre récit à cette
date?
Il faut rappeler les fondamentaux. 2015 est un tournant.
D'abord politique avec la succession de deux élections législatives majeures,
celle du 7 juin puis celle du 1er novembre. Dans les deux cas, l'hégémonie de
l'AKP a été bousculée par le succès d'un parti d'origine kurde, le HDP. Un
parti qui a su rassembler par son discours novateur et inclusif une part du
mécontentement né avec la contestation du parc de Gezi en 2013, ce que les
partis traditionnels n'ont pas réussi à faire comme le CHP kémaliste, ou même
l'ultranationaliste MHP.
Avec ces élections, l'AKP perd sa majorité absolue et
s'enferme dans une logique que je qualifierais de suicidaire en radicalisant de
manière outrancière son discours - la vieille garde présentable de l'AKP ayant
été débarquée par Recep Tayip Erdoğan - alors qu'un consensus politique aurait
été possible, par le biais d'une coalition.
Mais à Ankara, comme dans beaucoup d'autres pays à «hommes
forts», le pouvoir ne se partage pas. Il se prend, il se garde. À tous les prix,
même celui du sang de ses propres concitoyens.
Vous évoquez aussi un tournant militaire? S'agit-il de la
question kurde?
Oui. Ce tournant est très clair avec la rupture du
cessez-le-feu contre le PKK pendant l'été 2015. Les deux camps se sont
retrouvés dans cette escalade pour tuer dans l'œuf la réussite politique du
HDP. Tant du point de vue de l'AKP qui s'était fait grignoter des sièges
indispensables, que pour les durs du PKK qui se sont vus d'un coup ringardisé
par la branche politique du mouvement kurde, avec une nouvelle génération de
politiciens, comme Selahattin Demirtas - en prison depuis 7 mois - et beaucoup
d'autres élus du HDP, accusés de «terrorisme». C'est la résurgence de ce
conflit qui a provoqué la guerre des centres-villes pendant l'hiver 2015, dans
le sud-est de la Turquie, où le PKK a voulu se créer une sorte de «Kobané» turc
afin de susciter une émotion internationale. Résultat: la moitié des
centres-villes historiques de Diyarbakir, Nüsaybin et Cizre ont été rasés. Pour
l'amoureux des vieilles pierres que je suis, c'est un drame supplémentaire, car
c'est la mémoire des peuples qui est par-là même assassinée, sans compter les
innombrables infractions aux droits de l'Homme qui ont été enregistrées par la
répression épouvantable qu'il y a eue à l'encontre de la population civile.
Le degré de violence dans le Sud-Est turc est insoupçonné.
Une guerre sans pitié, même si encore une fois - faut-il le rappeler! - les
belligérants se comprennent et parlent la même langue, le turc. Il s'agit d'une
guerre civile. Les Kurdes ne sont pas des étrangers en Turquie! Les deux
peuples se connaissent intimement et se côtoient depuis des siècles.
Qu'en est-il de l'État islamique en Turquie?
Le gouvernement turc ne fait aucune hiérarchie entre le PKK
et l'État islamique. Pour eux, il s'agit de la même chose. Le PKK a été inventé
par des forces obscures pour diviser la Turquie, et l'État islamique a été
inventé pour diviser l'oumma. Dans le langage turc courant, quand on parle de
terörist, il s'agit avant tout des Kurdes, maintenant aussi des partisans de
Fetullah Gülen. D'où leur furie, lorsque la coalition internationale arme le YPG en Syrie, présenté comme un petit frère syrien du PKK.
Face à la menace de l'État islamique, la Turquie a été
aveugle - certains diront même que la Turquie a participé à son éclosion,
involontairement ou pas. Il faut attendre l'attaque du club Reina dans la nuit
du 31 décembre 2016 pour qu'elle réalise qu'il y a des cellules dormantes au
cœur de ses villes. Les services turcs évoquent le nombre de 3 000 combattants
potentiels, sans compter ceux qui vont revenir un jour de Syrie et d'Irak.
Cette attaque du nouvel an a été le premier attentat revendiqué par l'EI en
Turquie. Pourquoi? Il a fallu ces 39 morts pour que la Turquie saisisse la
nature du danger, sans compter ceux de l'aéroport Atatürk d'Istanbul, le 28
juin, 45 morts, et tant d'autres avant, comme Suruç le 23 juillet 2015, 33
morts, et les 102 morts d'Ankara, le 10 octobre 2015. Il n'y a pas de plaques
commémoratives pour eux. En Turquie, les morts de la société civile ne comptent
pas. Ils n'existent pas.
Pensez-vous que la tentative de coup d'État du 15 juillet
2016 soit liée à ces conflits?
D'abord, nous ne saurons jamais la vérité. Un ami historien
turc me rappelait encore qu'il travaillait toujours pour connaître les
responsables de la contre-révolution ottomane de… 1909. Au moment de la
tentative du coup d'État, j'ai tout de suite eu l'intuition que la guerre kurde
et surtout l'implication de la Turquie en Syrie avaient eu des conséquences sur
une partie de l'État-major. Pourquoi des officiers supérieurs auraient-ils pris
de tels risques? Sinon pour une cause supérieure à leur propre carrière? La
question demeure ouverte, au-delà de la seule problématique güleniste, un
paravent facile et qui se fissure de toutes parts - le gouvernement turc ayant
lui-même reconnu, il y a quelques jours, qu'il y avait d'autres facteurs
possibles.
Il est certain, par contre, que la situation sécuritaire
liée à la pénétration de l'EI en Turquie, à la frustration des renversements constants
d'alliances depuis des années sur Israël, la Russie, la Syrie, et même à
l'encontre du PKK, ont participé à ce mécontentement d'officiers encore marqués
par la doctrine d'une armée turque non-interventionniste. Les raisons se
mélangent pour un cocktail d'effets, sans raison dominante. Des officiers se
révoltent quand ils se sentent trahis. Nous l'avons vu en France avec le putsch des généraux à Alger en avril 1961. La politique a fait le reste, entre
manipulations et intérêts personnels des gens en place, rancœurs, jalousie,
héroïsme, lutte de clans, au sein même de l'AKP qui est plus divisée qu'on le
croit. Une histoire tragiquement humaine au fond.
Que voulez-vous dire par une politique
non-interventionniste?
La phrase d'Atatürk «Paix à l'intérieur, paix à l'extérieur»
a servi de ligne directrice à l'armée turque depuis 1923 : une armée défensive
peu portée à l'action extérieure. Elle n'en a pas les moyens.
Pendant la Guerre
froide, le glacis anatolien devant servir de rempart face à l'URSS. À part Chypre,
qui est considérée comme une question nationale, la Turquie n'est intervenue
dans son histoire récente qu'en Somalie, Bosnie et en Afghanistan, à chaque
fois dans le cadre d'une mission internationale. En Syrie, elle fait cavalier
seul. L'obsession étant d'empêcher l'unification des zones kurdes de l'autre côté de la frontière, qu'elle considère comme une menace directe pour son
intégrité territoriale.
À ce propos, la Turquie est en train de changer sa politique
d'armement, elle veut son propre hélicoptère, son propre avion militaire, son
propre char d'assaut, ses drones et elle parle maintenant de se doter d'un
porte-avions. Être membre de l'OTAN n'implique pas une servilité diplomatique.
La France en sait quelque chose. Dans le cas syrien, depuis les accords
Sykes-Picot, la Turquie s'est toujours sentie légitime pour intervenir dans une
bande territoriale de plusieurs dizaines de kilomètres hors de sa frontière, ce
qu'elle a longtemps fait dans le nord de l'Irak, contre le PKK, et maintenant
en Syrie.
S'agit-il d'une démarche impériale?
D'une certaine manière, oui, mais à un niveau plus politique
que strictement militaire. Si beaucoup d'anciens empires devenus des État- nations peuvent ressentir cette nostalgie, Recep Tayip Erdoğan est le seul à ma
connaissance à l'avoir utilisée à des fins politiques (NDLR : Ouzbékistan avec l'empire de Tamerlan). Ça fonctionne à
l'intérieur, avec la fierté retrouvée des «Turcs» par l'ottomania en vogue -
une vaste manipulation de l'histoire, car les premiers «modernes» ont été les
sultans -, mais à l'extérieur, le fiasco a été total. Dans les Balkans et
surtout dans le monde arabe, où les Turcs ont sous-estimé l'empreinte morale
négative qu'ils avaient laissée.
Dur retour à la réalité. D'une politique de «zéro problèmes
avec ses voisins», on est passé en quelques années à une méfiance généralisée.
C'est ce qui arrive aussi quand on vire les bons diplomates et que l'on arrête
de penser.
À cause d'un excès de langage et d'opportunisme mal placé,
la Turquie se retrouve sans voix, plus que jamais isolée sur la scène
internationale. Ce qui n'est pas une bonne chose, ni pour eux, ni pour nous.
Car nous avons besoin d'une Turquie forte et sûre d'elle-même pour notre propre
sécurité.
Vous êtes revenu sur l'immense changement politique et
culturel entamé au début du siècle avec la victoire de l'AKP, le début de la
contre-révolution et du démantèlement progressif de la Turquie de Mustafa
Kemal, qui a abouti a une situation aujourd'hui terrible. Comment
expliquez-vous cette mue? Peut-on dire que la Turquie est soumise à une
dictature?
Je me méfie du mot de «dictature», c'est trop facile, il
faut en garder un peu pour la suite des événements. La pièce n'est pas encore
complètement jouée. Je n'aime pas ces dérives sémantiques, comme celui de
«sultan» qui me semble bien paresseux. Oui, la Turquie de papa est bien finie.
Nous ne partageons plus le même socle de valeurs, d'où la difficulté évidemment
d'une intégration pleine et entière dans l'Union européenne. Mais c'est aussi à
nous, Européens, de monter que nous sommes capable de proposer une autre
formule, même si l'idée peut choquer en ce moment, car que nous le voulions ou
pas, la Turquie sera toujours notre voisin. Un voisin qu'il vaut mieux avoir
avec nous que contre nous.
Il faut sortir de l'obsession «Erdoğan» qui nous aveugle et
nous paralyse. Il faut faire la différence entre le gouvernement turc et la
population turque, qui ne se reconnaît pas au moins pour moitié dans sa
politique. C'est pour les générations futures que nous travaillons, pas pour
ceux qui sont en place maintenant.
Pourquoi la tension augmente-t-elle maintenant entre la
Turquie et l'Europe?
Parce que l'on parle constamment de rupture des négociations
et que le tigre anatolien effraie. À juste titre, si l'on ne prend en compte
qu'une photographie actuelle. Je pense que la France a un rôle clé à jouer. Il
faut tendre la main au moment où le pays traverse une crise, malgré son
aveuglement. En Europe, personne d'autre que nous peut le faire. Nous nous
retrouvons tant sur le terrain de l'idée d'indépendance nationale, que sur
celui de la culture - 9 lycées francophones, 3 instituts culturels majeurs -
qu'économiques, la France étant le 8e investisseur étranger en Turquie.
L'année prochaine, en 2018, nous allons célébrer les 150 ans
du Lycée francophone de Galatasaray, ce serait l'occasion d'une visite
présidentielle, afin de réaffirmer par le biais de l'esprit nos liens avec ce
pays, qui rappelons-le ont commencé avec François 1er. Je précise que nous ne
sommes pas en guerre contre la Turquie. Même plus, la Turquie compte parmi nos
alliés, même si sa politique extérieure nous met en danger. La Turquie est plus
grande que l'image que certains donnent d'elle aujourd'hui.
Comment voyez-vous la suite des événements?
Malgré tout ce que je viens de dire, je reste optimiste.
Malgré les journalistes en prison, malgré l'obscurantisme, malgré la souffrance
inouïe qui traverse la société turque en ce moment, dans le camp des
démocrates, dans celui des minorités religieuse et politique, malgré la
violence de la répression, malgré enfin «l'espoir qui a été tué» pour reprendre
les mots de Kadri Gürsel, un journaliste en prison. Je suis un passeur, je ne
suis pas un procureur. J'ai longtemps écrit sur l'histoire des chrétiens
d'Orient en Turquie, à une époque où personne ne s'y intéressait, il faut aussi
être capable de tendre la main pour avancer.
La rédaction vous conseille
Turquie: arrestation de 29 suspects de l'EI (07.07.2017)
Par Le Figaro.fr avec AFPMis à jour le 07/07/2017 à 12:22
Publié le 07/07/2017 à 12:13
La police antiterroriste d'Istanbul a arrêté aujourd'hui 29
membres présumés du groupe Etat islamique (EI) qui préparaient un
"attentat spectaculaire", ont rapporté les médias turcs.
Parmi les suspects arrêtés dans la nuit au cours de
plusieurs opérations simultanées figurent 22 ressortissants étrangers, a
précisé l'agence de presse Dogan, ajoutant que plusieurs appareils
électroniques et une arme à feu avaient été saisis.
Selon le quotidien Hürriyet, les 29 personnes arrêtées, dont
plusieurs ont combattu dans des zones de guerre, faisaient partie d'une même
cellule qui s'apprêtait à commettre un "attentat spectaculaire".
La Turquie a été visée depuis deux ans par plusieurs
attentats meurtriers attribués ou revendiqués par l'EI, mais les jihadistes
n'ont commis aucune attaque sur le sol turc depuis plus de six mois. Le dernier
attentat connu de l'EI en Turquie remonte à la nuit du Nouvel An, lorsque 39
personnes, en majorité des étrangers, avaient été tuées dans une discothèque.
Selon les médias, les autorités turques ont en outre arrêté
mercredi six membres présumés de l'EI qui préparaient une attaque contre une
marche de l'opposition qui doit tenir un grand meeting à Istanbul dimanche.
D'après Hürriyet, la cellule démantelée vendredi tentait par ailleurs de faire
passer ses membres étrangers vers des zones de conflit. Le journal ne précise
pas s'il s'agit de la Syrie ou de l'Irak.
La théorie de l'évolution, c'est fini pour les écoliers
turcs : Erdogan déploie implacablement son projet néo-ottoman (04.07.2017)
"un sujet discutable, controversé et trop
compliqué" pour le gouvernement, qui préfère en rester à la version du
Coran.
Alexandre Del Valle
Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France Soir, Il Liberal, etc.), il intervient à l'Ipag, pour le groupe Sup de Co La Rochelle, et des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme.
Il est notamment l'auteur des livres :
Comprendre le chaos syrien (avec Randa Kassis, L'Artilleur, 2016),
Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde aujourd'hui ? : La nouvelle christianophobie (éditions Maxima),
Le dilemme turc : Ou les vrais enjeux de la candidature d'Ankara (éditions des Syrtes) et
Le complexe occidental, petit traité de déculpabilisation (éditions du Toucan).
Son dernier ouvrage paraîtra le 26 octobre 2016 : Les vrais ennemis de l'Occident : du rejet de la Russie à l'islamisation de nos sociétés ouvertes (Editions du Toucan).
Atlantico : Le gouvernement turc vient de supprimer des
programmes scolaires la théorie de l’évolution, jugée contraire aux préceptes
du Coran. Comment cette décision vient illustrer ce qu'il se passe actuellement
en Turquie? Dans quel cadre général cette réforme vient elle s'inscrire,
notamment par rapport au kémalisme ?
Alexandre Del Valle : Ce qui se passe en Turquie est un
véritable changement de civilisation, pour reprendre les termes mêmes utilisés
par Recept Erdogan et son premier ministre lors du dernier référendum. C’était
une déclaration intéressante car, pour une une fois, celle-ci était franche.
Les dirigeants turcs ont montré leur véritable visage : ultranationalistes,
anti-occidentales et néo-islamistes. Ils veulent totalement rompre avec la
civilisation occidentale, le rationaliste occidentale et la laïcité
occidentale, imposée par Atatürk qui est vu de facto comme un traître. C’est le
retour d'une Turquie à sa tradition islamique. D’ailleurs, on parle en Turquie
de "néo-ottomanisme". C’est quelque chose de tout à fait assumé.
L'objectif de la Turquie est de retrouver ses racines, et renouer avec la loi
musulmane. C’est un premier pas vers une islamisation progressive du système de
l’enseignement. Ce n’est pas la conséquence d’un système ; ce n’est que le
début. Ça ne fait que commencer. Ce que je dis depuis 2002, après l’accès
d’Erdogan au pouvoir, c’est qu’il se profile une mutation d’une Turquie laïque
à une Turquie néo-Ottomane, et post-kémaliste. L’arrivée d’Erdogan, c’est la
revanche de tous ceux qui n’avaient pas digéré la laïcité imposée par “l’athé
Atatürk”. C’est la revanche des masses musulmanes qui se sentent humiliées, et
écrasées.
Quels sont les autres exemples de réformes permettant de
construire cette "nouvelle Turquie" ? L'arrivée de l'AKP au pouvoir
en 2002 était elle annonciatrice, dès le départ, d'un tel renversement ?
De très nombreux juges, enseignants, intellectuels et opposants
kémalistes ont été persécutés depuis des années. Les grands journaux kémalistes
ont subi des chasses aux sorcières. On a plein d’exemples de personnes qui ont
été évincées, pourchassées et remplacées ensuite par leurs homologues
islamistes. Ce phénomène loin d'être nouveau, il remonte aux années
2005-2007.
Dès 2002, j’annonçais qu’Erdogan était un faux modéré. Que c’était
un vrai islamiste, et un proche des frères musulmans. Il fait croire qu’il est
modéré pour amadouer les Européens et Américains. Il se fait passer pour un
pro-occidental pour en fait renverser les kémalistes. La première phase de la
stratégie d’Erdogan est de se dire l’ami de l’Occident pour en utiliser ses
règles démocratiques contre ses opposants. Une fois la phase de l’anti-kémaliste
passée (ces derniers perdent la présidence en 2008), Erdogan a commencé à
révéler sa vraie face, beaucoup moins démocratique et beaucoup plus islamique.
La démocratie n’était qu’un moyen, et jamais une fin.
Dans un de ses célèbres
discours, il annonce que la “démocratie est comme un tramway ; on s’arrête à
l’étape que l’on veut”. Aujourd’hui, tout le monde se rend compte de cette
réislamisation. Sauf qu’à l’époque, on était taxé de turcophobe si on osait
dénoncer cela.
Quelles sont les réactions de la société turque ? Quels
pourraient être, à terme, les conséquences de ces réformes sur la population ?
La société turque est très divisée, et les réactions seront
très mitigées. Il y a trois grandes parties. Il y a des occidentalistes, des
démocrates et des classes plutôt aisées à l’Ouest qui votent massivement pour
les kémalistes. Le groupe le plus important - à peu près 50 à 60% de la
population électorale - est composé des pro-Erdogan. Le troisième groupe est
celui des Kurdes, qui ne sont ni kémalistes, ni islamistes.
La marche turque de l’opposition à Erdogan (04.07.2017)
Le parti de gauche CHP défile d’Ankara à Istanbul pour
mobiliser contre la dérive autocratique du régime.
LE MONDE | 04.07.2017 à 10h07 | Par Marc Semo (Serdivan
(Turquie), envoyé spécial)
La population salue le passagede Kemal Kiliçdaroglu, le chef
du CHP (au centre), à Izmit, dans la
banlieue sud-est d’Istanbul, lors de la Marche pour la justice, dimanche
2 juillet.
Des centaines de voitures, de camping-cars, d’autobus, de
camions de ravitaillement s’entassent sur les bas-côtés de la route, jusque
dans les rues du village. On croirait un grand campement nomade. Des tentes ont
été installées sur la place de la mairie pour offrir un peu d’ombre aux «
marcheurs » dont la plupart reposent à la fraîche, sous les arbres des vergers
avoisinants.
Lancée le 15 juin par le Parti républicain du peuple (CHP),
la principale force de l’opposition, la Marche pour la justice, sur les 450
kilomètres de la vieille route nationale reliant Ankara à Istanbul, a ses
rituels désormais bien rodés. Le mercure dépasse les 40 °C. Le cortège s’est
arrêté dès le milieu de la matinée dans la petite bourgade de Serdivan, avant
de repartir en fin d’après-midi pour achever les 20 km de l’étape quotidienne.
C’est son rythme depuis le début. Les protestataires, quelques milliers et
parfois jusqu’à 10 000 les week-ends, ont déjà parcouru les deux tiers du
chemin. Le 9 juillet, ils devraient arriver à leur objectif final : la prison
Maltepe, à Istanbul, où est incarcéré le député CHP Enis Berberoglu, condamné à
vingt-cinq ans de prison pour violation de secret d’Etat. C’est la première
grande manifestation depuis le coup d’Etat militaire raté du 15 juillet 2016 et
la proclamation de l’état d’urgence qui a entraîné plus de 40 000 arrestations
et le limogeage de 150 000 fonctionnaires. Tous les mouvements de contestation
de rue ont été implacablement réprimés.
« Marquer le coup »
« Nous voulons briser le mur de la peur », martèle Kemal
Kiliçdaroglu, 69 ans, leader du CHP. Tous les jours il est en tête des
marcheurs, brandissant une pancarte avec un seul mot : adalet (« justice »). «
Je ne suis pas sportif, je n’ai jamais fait de randonnée et je n’aurais imaginé
un jour faire une telle marche », explique-t-il dans le mobil-home qui, depuis
dix-huit jours, lui sert de quartier général. Au moins une trentaine des 133
députés...
En savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/international/article/2017/07/04/la-marche-turque-de-l-opposition-a-erdogan_5155209_3210.html
Invité à Hambourg, l'embarrassant M. Erdogan (29.06.2017)
Par David Philippot
Mis à jour le 29/06/2017 à 19:49 Publié le 29/06/2017 à 19:23
Angela Merkel en compagnie de Recep Tayyip Erdogan à Ankara,
jeudi.
Berlin a rejeté, jeudi, une demande du président turc de
s'adresser à ses compatriotes en Allemagne en marge du sommet du G20 la semaine
prochaine à Hambourg. Ce qui déclenche la colère d'Ankara.
La riposte diplomatique fut ferme et rapide. Depuis Moscou,
le ministre allemand des Affaires étrangères a opposé une fin de non-recevoir à
la demande officielle d'Ankara la veille pour l'organisation, en marge du G20,
d'une rencontre entre le président Erdogan avec la diaspora turque.
«Nous avons
fait savoir à la Turquie qu'une telle manifestation n'est pas possible en
Allemagne, conformément à une jurisprudence constitutionnelle», a argumenté
hier Sigmar Gabriel. ...
En Turquie, le régime d'Erdogan grignote les biens des minorités religieuses (27.06.2017)
Par Thierry Oberlé
Mis à jour le 27/06/2017 à 10:07 Publié le 26/06/2017 à 19:31
L'État turc tire profit d'une faille juridique pour placer
sous son contrôle des sites appartenant à la communauté chrétienne.
En Turquie, l'État poursuit sa politique de grignotage des
biens des minorités religieuses. Dans le sud-est du pays, il vient de placer
sous son contrôle une soixantaine d'églises, de cimetières et de propriétés
appartenant à la communauté chrétienne. Le transfert de ces sites sous le terme
générique - «lieux de culte» - pourrait permettre à moyen terme de les
transformer en mosquées, si tel était le souhait des autorités, ou d'y nommer
des imams.
Cette opération ne marque pas un tournant dans la politique
du régime, mais confirme un double discours. Plus ouvert que ses prédécesseurs
à la question des droits des minorités chrétiennes (0,1% de la population),
Recep Tayyip Erdogan s'est présenté comme l'ordinateur suprême du destin de Mor
Gabriel, l'un des plus anciens monastères chrétiens du monde. Dans le même ...
Turquie : comment le pouvoir cadenasse la justice (27.06.2017)
Par Delphine Minoui
Mis à jour le 26/06/2017 à 20:18 Publié le 26/06/2017 à 19:58
ENQUÊTE - Un an après le coup d'État manqué, nombre de
magistrats sont sous les verrous et les avocats sous pression.
Correspondante à Istanbul
Ils sont une vingtaine d'avocats, robe noire sur les
épaules, rassemblés dans l'atrium du tribunal de Caglayan. «Liberté pour la
défense!», annonce en turc un autocollant collé sur leurs poitrines. Au-dessus
du slogan, trois photos: celles d'Akin Atalay, Bülent Uktu et Mustafa Kemal
Güngör, leurs confrères embastillés pour avoir travaillé au journal
d'opposition Cumhuriyet, dans le collimateur du pouvoir. En face du sit-in, une
muraille de policiers guette le moindre faux pas. Dehors, à quelques mètres de
là, les fourgonnettes attendent sur le parking. Triste symbole d'une justice de
...
ISTANBUL : LE CENTRE CULTUREL ATATÜRK EN VOIE DE DÉMOLITION (26.06.2017)
Par LIBERATION avec AFP
— 26 juin 2017 à 11:32
Le président Erdogan veut détruire le bâtiment abandonné
situé place Taksim pour en faire un opéra. Au mépris de la portée symbolique du
lieu.
La façade du centre culturel Atatürk, à Istanbul, le 13
juin.
La façade du centre culturel Atatürk, à Istanbul, le 13
juin. Photo Ozan Kose. AFP
A Istanbul, dominant l’emblématique place Taksim, une
bâtisse aux vitres fracassées et à la façade tapissée d’affiches est appelée à
disparaître pour laisser la place à un Opéra digne d’une ville de 18 millions
d’habitants. «C’est fini, nous allons l’abattre pour doter Istanbul d’un
nouveau bel édifice, a expliqué le président, Recep Tayyip Erdogan, le 12 juin,
lors d’un repas de rupture de jeûne avec des artistes. Nous voulons que la
ville d’Istanbul ait le centre culturel et artistique qu’elle mérite.» La
phrase a suscité des réactions plutôt positives dans le monde des arts, mais a
aussi entraîné une controverse, car l’édifice en voie de démolition n’est autre
que le centre culturel Atatürk (AKM), nommé en l’honneur du fondateur de la
Turquie moderne.
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Le jardin de Gezi, échappée belle de Taksim
Tout ce qui touche à l’héritage du père de la République
turque déchaîne les passions en Turquie et l’AKM, bien qu’abandonné depuis des
années, symbolise une tradition laïque et une conception occidentale de la
culture associées à Atatürk, mort en 1937. Depuis son inauguration en 1969,
l’AKM, mastodonte à la façade en verre, a connu une histoire mouvementée, voire
maudite. Ravagée par un incendie en 1970, la salle de spectacle a été
reconstruite et n’a rouvert qu’en 1978. L’AKM a ensuite été le clou de la vie
culturelle stambouliote pendant trois décennies, avant d’être fermé en 2008
pour rénovation.
Mais les travaux n’ont jamais eu lieu et le bâtiment a été
livré à l’usure, témoin immobile des tumultes de la scène politique turque. La
place Taksim est souvent l’épicentre de leur expression populaire, comme ce fut
le cas lors des protestations dites de Gezi en 2013 contre Erdogan, alors
Premier ministre, ou les rassemblements de ses partisans en 2016 après un
putsch manqué.
«Spectacles d’un niveau plus élevé»
La fermeture de l’AKM a eu un impact considérable sur la vie
culturelle stambouliote, la plupart des compagnies d’opéra et des troupes de
ballet se produisant depuis au Süreyya Operasi, magnifique bâtiment des années
20, mais trop exigu pour accueillir des spectacles de grande ampleur. «On
attendait une salle de concert digne de ce nom et l’annonce faite par le
président Erdogan nous réjouit», affirme Yesim Gurer Oymak, directrice du
festival de musique d’Istanbul, organisé par la Fondation d’Istanbul pour la
culture et les arts (IKSV). «De plus en plus d’orchestres internationaux et de
grosses productions vont pouvoir venir à Istanbul et des troupes turques vont
pouvoir présenter des spectacles d’un niveau plus élevé», ajoute-t-elle.
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Istanbul : la police fait usage de balles en caoutchouc pour
disperser la Gay pride
Si le projet venait à se réaliser, il doperait
l’attractivité de la place Taksim, en berne depuis les manifestations de 2013
et la série d’attentats qui ont frappé Istanbul l’année dernière.
L’AKM, à l’architecture parallélépipédique, symbolise pour
de nombreux Turcs «l’ancienne Turquie», avant l’avènement en 2002 du Parti
islamo-conservateur de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan. Le
quotidien progouvernemental Daily Sabah l’a ainsi décrit comme «une verrue à
l’architecture terne» et un «sinistre souvenir» des années 60.
«Symbole de Taksim»
Mais pour d’autres, l’AKM est le symbole de la République
moderne fondée par Atatürk – féru d’opéra – et doit être rénové au lieu d’être
démoli. Sami Yilmaztürk, responsable de la branche stambouliote de l’ordre des
architectes turcs, considère que la démolition prévue de l’AKM «s’inscrit dans
le cadre d’un projet visant à stopper la modernisation et détruire la
République».
Sur la place Taksim, à l’ombre de la coquille vide qu’est
devenu le bâtiment, les avis sur le nouveau projet divergent. «Ce bâtiment est
le symbole de Taksim. Ils vont défigurer le visage de Taksim, car je ne crois
pas qu’on aura mieux avec le nouveau projet», dit Hacer, âgée d’une
cinquantaine d’années. Gurer Oynak, rencontré au pied de l’édifice, imagine un
possible compromis dans le débat : garder la façade et reconstruire entièrement
les autres parties du bâtiment. «L’AKM a laissé une trace importante dans
l’identité de cette ville. J’aimerais voir la façade préservée, car elle fait
partie de notre mémoire», conclut-il.
LIBERATION avec AFP
Istanbul : la police fait usage de balles en caoutchouc pour
disperser la Gay pride
Par LIBERATION, avec AFP — 25 juin 2017 à 18:14
Des policiers turcs bloquent une rue pour empêcher la tenue
de la Marche des fiertés à Istanbul, le 25 juin. Photo : Bulent Kilic. AFP
La police turque a fait usage de balles en caoutchouc
dimanche pour empêcher une quarantaine de manifestants de tenir la parade
annuelle de la «Gay Pride» sur la place Taksim au centre d’Istanbul, au
lendemain d’une interdiction de ce rassemblement décidée par les autorités
locales. Au moins quatre personnes ont été interpellées, alors que les
policiers étaient plus nombreux que les participants.
Après des menaces de groupes conservateurs et d’extrême
droite, les autorités avaient annoncé samedi interdire cette Marche des fiertés
LGBTI pour préserver «l’ordre public» et la «sécurité des touristes». Les
organisateurs avaient alors annoncé qu’ils maintiendraient l’événement et encore
affiché dimanche leur détermination, assurant dans un communiqué : «nous
n’avons pas peur, nous sommes là, nous ne changerons pas. Vous avez peur, vous
changerez et vous vous y habituerez».
Avant la manifestation sur la célèbre place Taksim,
d’importantes forces de police présentes dans le quartier avaient bouclé
plusieurs accès, selon une journaliste de l’AFP.
La Marche des fiertés d’Istanbul avait rassemblé en 2014 des
dizaines de milliers de personnes et constituait l’un des principaux événements
LGBT au Moyen-Orient. Elle est interdite depuis 2015 lorsque, selon
l’association des LGBTI, les autorités avaient mis en cause la coïncidence de
l’événement avec le ramadan. En 2016, l’interdiction avait invoqué des raisons
de sécurité alors que le pays était frappé par des attentats meurtriers liés
aux jihadistes du groupe Etat islamique ou aux séparatistes kurdes.
Dans un cas comme dans l’autre, les manifestants avaient
bravé ces interdictions et avaient été dispersés violemment par les forces de
l’ordre. Cette semaine, onze militants ont été jugés à Istanbul pour avoir
bravé l’interdiction de la Gay Pride de 2016, mais ils ont été acquittés. Les
années précédentes, ces manifestations s’étaient déroulées sans incidents.
L’homosexualité n’est pas pénalement réprimée en Turquie,
mais l’homophobie y reste largement répandue.
La Turquie bloque l’accès à Twitter, WhatsApp, Facebook et
YouTube (04.11.2016)
Les principaux réseaux sociaux sont largement inaccessibles
dans le pays, après l’arrestation d’une dizaine de députés prokurdes.
Le Monde.fr avec Reuters | 04.11.2016 à
09h55 • Mis à jour le 04.11.2016 à 10h02
L’accès au réseau social Twitter, à la messagerie WhatsApp et au
service de vidéo YouTube a été bloqué en Turquie, a annoncé vendredi 4 novembre Turkey Blocks,
une organisation spécialisée dans la surveillance de la censure du Web.
Selon Turkey Blocks, le blocage a été effectué grâce à la
technique du throttling qui consiste à ralentir l’accès
aux sites jusqu’à les rendre inutilisables.
Ce blocage a eu lieu dans la foulée de l’arrestation d’une dizaine de députés
appartenant au HDP, le parti prokurde.
La Turquie bloque régulièrement l’accès aux réseaux sociaux, notamment après
les attentats. Depuis la tentative de coup d’Etat qui a visé cet été la
présidence de Recep Tayyip Erdogan, ce dernier a engagé une vaste purge de l’armée,
de l’éducation nationale, et de la justice, et procédé à de multiples
arrestations de journalistes d’opposition.
Ce 31 octobre, le rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet a
été placé en garde à vue, et des mandats d’arrêt ont été émis envers 13
journalistes du quotidien.
Jean-François Colosimo : «L'alliance de la Turquie avec
Daech est objective» (22.01.2016)
Par Eléonore de Vulpillières Mis à jour le 25/01/2016 à
19:08 Publié le 22/01/2016 à 21:15
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Jean-François Colosimo a accordé
un entretien-fleuve à FigaroVox au sujet du rôle géopolitique de la Turquie au
Proche-Orient. Il déplore le double-jeu d'Erdoğan et la passivité de l'Europe.
Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président
du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du
Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens
d'Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié
chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L'Apocalypse russe en 2008.
LE FIGARO. - On a appris les bombardements d'un village
chrétien de Sharanish au nord de l'Irak, dans le cadre des opérations anti-PKK.
Juste après les attentats d'Istanbul, la Turquie avait lancé une campagne de
frappes aériennes contre Da'ech en Irak et en Syrie. Quel est son ennemi
prioritaire, Da'ech ou les minorités ?
Jean-François COLOSIMO. - Une vague de bombes qui revêt valeur
d'avertissement pour l'État islamique et de gage pour les États-Unis ne saurait
épuiser la question du double jeu d'Ankara dans la nouvelle crise d'Orient. Le
fait de se vouloir à la fois le champion de l'Otan et le passeur de Da'ech
n'engage pas d'autre ennemi prioritaire que soi-même. La Turquie est en lutte
contre la Turquie. Elle combat les spectres des massacres sur lesquels elle
s'est édifiée. Que les minorités, chrétiennes ou autres, souffrent au passage,
c'est leur sort. Car toute l'histoire moderne du pays se conjugue dans ce
mouvement de balancier perpétuel entre adversité du dehors et adversité du
dedans. Et au regard duquel les changements de régime ne comptent guère.
Comment s'est opéré le basculement d'une Turquie laïque vers
l'intensification de l'emprise de l'islam sur toute la société ? Quel est le
sort des minorités ethniques et religieuses ?
Afin de comprendre la Turquie d'aujourd'hui, il faut, comme
il est d'habitude en Orient, s'établir sur le temps long. Plusieurs illusions
de perspective menacent en effet une claire vision : qu'il y aurait une
permanence en quelque sorte éternelle de la Turquie, qu'il y aurait lieu
d'opposer la Turquie laïciste de Mustafa Kemal et la Turquie islamiste de Recep
Erdoğan, que l'avenir de la Turquie serait nécessairement assuré.
La Turquie contemporaine est incompréhensible sans l'Empire
ottoman, lequel est lui-même incompréhensible sans l'Empire byzantin qui l'a
précédé : comment passe-t-on, à l'âge moderne, d'une mosaïque multi-ethnique et
pluri-religieuse à des ensembles nationaux et étatiques cohérents ? Or, la
décomposition de l'Empire ottoman, entamé dans les années 1820 avec
l'indépendance de la Grèce, n'en finit pas de finir. Depuis la chute du
communisme, de Sarajevo à Bagdad, les récents incendies des Balkans et les
présents incendies du Levant attestent de sa reprise, de sa poursuite et de son
caractère, pour l'heure, inachevé.
Ce processus historique, déjà long de deux siècles, explique
à la fois la naissance et l'agonie de la Turquie moderne. Deux événements
relevant de la logique de la Terreur encadrent son surgissement : le premier
génocide de l'histoire, commis en 1915 par le mouvement progressiste des
Jeunes-Turcs, soit 1 600 000 Arméniens d'Asie mineure anéantis ; la première
purification ethnique de l'histoire, entérinée par la Société des Nations en
1923, consécutive à la guerre de révolution nationale menée par Mustafa Kemal
et se soldant par l'échange des populations d'Asie mineure, soit 1 500 000
Grecs expulsés du terreau traditionnel de l'hellénisme depuis deux mille cinq
cents ans. Une dépopulation qui a été aussi bien, il faut le noter, une
déchristianisation.
La déconstruction impériale que se proposait d'acter le
Traité de Sèvres en 1920, en prévoyant entre autres une Grande Arménie et un
Grand Kurdistan, laisse la place à la construction de la Grande Turquie,
acquise par les armes, qu'endosse le Traité de Versailles en 1923. La Turquie
naît ainsi d'un réflexe survivaliste. Elle doit perpétuer sa matrice, continuer
à chasser ses ennemis pour exister, sans quoi elle risque de retomber dans la
fiction et l'inexistence. L'ennemi extérieur a été battu. Reste à vaincre
l'ennemi intérieur. Ou, plutôt, les ennemis, tant ils sont nombreux et tant la
fabrique nationaliste ne fonctionne qu'en produisant, à côté du citoyen-modèle,
son double démonisé.
Qui ont été les victimes de cette politique ?
Dès l'instauration de la République par Kemal, la
modernisation et l'occidentalisation se traduisent par l'exclusion. C'est vrai
des minorités religieuses non-musulmanes, ce qu'il reste de Grecs, Arméniens,
Syriaques, Antiochiens, Juifs, Domnehs (ou Judéo-musulmans), Yézidis, etc.
C'est vrai des minorités musulmanes hétérodoxes, Soufis, Alévis, Bektâchîs,
etc. C'est vrai des minorités ethniques, Kurdes, Lazes, Zazas, etc. Toute
différence est assimilée à une dissidence potentielle. Toute dissidence est
assimilée à un acte d'antipatriotisme. Tout antipatriotisme doit être supprimé
à la racine. Tout signe distinct de culte, de culture ou de conviction doit
être dissous dans une identité unique, un peuple idéal et un citoyen uniforme.
Cette guerre intérieure, que conduit l'État contre ces
peuples réels au nom d'un peuple imaginaire, parcourt le petit siècle
d'existence de la Turquie moderne. De 1925 à 1938, elle est dirigée contre les
Kurdes à coups de bombes, de gaz et de raids militaires. En 1942, elle prend un
tour légal avec la discrimination fiscale des communautés «étrangères», dont
les Juifs, et la déportation dans des camps de dix mille réfractaires. De 1945
à 1974, elle s'appuie sur les pogroms populaires, à l'impunité garantie, pour
liquider les derniers grands quartiers grecs d'Istanbul et leurs dizaines de
milliers d'habitants tandis qu'à partir de 1989, les institutions religieuses
arméniennes se trouvent plus que jamais otages d'un chantage à la surenchère
négationniste. Avec les putschs de 1960, 1971, 1980, la guerre devient celle de
l'armée contre la démocratie. Hors des périodes de juntes, elle est le produit
du derin devlet, de «l'État profond», alliance des services secrets, des groupes
fascisants et des mafias criminelles qui orchestre répressions sanglantes des
manifestations, éliminations physiques des opposants et attentats terroristes
frappant les mouvements contestataires: ce qui aboutit par exemple, entre les
années 1980 - 2010, à décapiter l'intelligentsia de l'activisme alévi. Mais la
guerre classique peut aussi reprendre à tout moment: dite «totale», puis
«légale» contre le PKK d'Abdullah Öcalan avec la mise sous état de siège du
Sud-Est, le pays kurde, elle présente un bilan de 42 000 morts et 100 000
déplacés à l'intérieur des frontières en vingt ans, de 1984 à 2002.
La prise de pouvoir d'Erdoğan et de l'AKP va permette un
retour de l'islam au sein de l'identité turque. Elle acte en fait une
convergence sociologique qui a force d'évidence démographique, accrue par la
volonté de revanche des milieux traditionnels marginalisés par le kémalisme,
des classes laborieuses délaissées par les partis sécularisés, de la
paysannerie menacée par la modernisation mais aussi, dans un premier temps, des
minorités tentées de rompre la chape de plomb étatique. La réalité va cependant
vite reprendre ses droits : le fondamentalisme sunnite devient la religion
constitutive de la «turquité» comme, hier, l'intégrisme laïciste. La couleur de
l'idéologie change, mais ni la fabrique, ni la méthode, ni le modèle. Les
minorités, abusées, trahies, redeviennent les cibles d'une construction
artificielle et imposée. Mais entre-temps, à l'intérieur, la société est divisée
puisqu'elle compte une avant-garde artistique et intellectuelle constituée. Et
à l'extérieur, la stabilité intermittente issue du Traité de Lausanne cède
devant les réalités oubliées du Traité de Sèvres.
Quelles sont les ambitions géopolitiques de la Turquie dans
la région proche-orientale et caucasienne?
Parallèlement à son entreprise d'islamisation de la société,
Erdoğan a voulu établir la Turquie comme puissance internationale conduisant
une politique autonome d'influence. La Turquie laïciste et militaire de la
Guerre froide, intégrée au bloc occidental, n'est plus qu'un fantôme, servant
de leurre à une ambition néo-ottomane. La Turquie veut à nouveau dominer le
monde musulman proche-oriental. Or les pays arabes du Levant ont précisément
fondé leur indépendance sur le rejet du joug des Turcs-ottomans, considérés
comme des intrus politiques et des usurpateurs religieux et les anciennes républiques
musulmanes d'URSS restent dans l'orbe de Moscou. C'est la limite de l'exercice.
Erdoğan a néanmoins voulu jouer sur tous les tableaux : comme
protecteur des entités ex-soviétiques turcophones en Asie centrale et sunnites
au Caucase ; comme médiateur de la Palestine et de la Syrie au Machrek ; comme
allié des populations islamisées d'Albanie, du Kosovo et de Bosnie en Europe ;
et même comme défenseur des Ouïghours musulmans en Chine. Le signe le plus
probant de sa rupture avec l'Occident étant de s'être posé en adversaire
d'Israël, jusque-là l'allié d'Ankara, à l'occasion de ses sorties verbales à
Davos ou des expéditions navales présentées comme humanitaires à destination de
Gaza.
Le fil rouge ? Que la Turquie, sortie de l'effondrement de
l'Empire ottoman, déportée à l'Ouest par une laïcisation jugée contre-nature,
redevienne la première puissance du monde musulman et sunnite.
Comment comprendre l'emprise d'Erdogan et de l'AKP, un parti
islamo-conservateur, sur un pays qui semblait avoir réalisé une entreprise
d'européanisation et de laïcisation depuis un siècle ?
La pointe fine de la société civile, souvent remarquable,
issue des anciens milieux cosmopolites d'Istanbul-Constantinople ou
d'Izmir-Smyrne, tournée vers l'Europe non pas comme modèle de technicité mais
de culture, reste malheureusement inefficace dans l'ordre politique. De
surcroît, maladie fréquente dans les pays musulmans de Méditerranée orientale,
l'opposition démocratique est éclatée, les forces progressistes étant divisées,
notamment à cause de la question des minorités. Enfin, Erdoğan a su mener une
guerre souterraine visant à soumettre les pouvoirs qui pouvaient lui résister :
militaire, parlementaire, judiciaire, médiatique, et même religieux. L'erreur
et la honte de l'Europe sont d'avoir laissé se développer son emprise
tyrannique.
Il faut rappeler l'affaire Ergenekon, du nom d'un réseau
supposément composé de militants nationalistes sous la coupe d'officiers
militaires et démantelé par le gouvernement islamiste. Entre 2008 et 2010, à la
faveur d'une instruction et d'un procès-fleuve, trois cents personnes ont été
arrêtées, 194 inculpées, et les condamnations aussi nombreuses ont permis de
mettre au pas l'armée et de discréditer l'idéologie républicaine. Il faut
rappeler les dizaines et dizaines de journalistes virés sur ordre d'en-haut,
emprisonnés pour offenses à la patrie, à l'islam, au chef de l'État. Il faut
rappeler les poursuites judiciaires contre l'écrivain Orhan Pamuk qui avait osé
évoquer le génocide des Arméniens, contre le pianiste Fazil Say qui avait osé
se déclarer athée. Mais aussi la restauration du voile dans l'espace public
sous prétexte de liberté de conscience, l'hypertaxation du raki et plus
généralement de l'alcool sous prétexte de lutte contre l'alcoolisme, la
multiplication des mosquées sous prétexte de la moralisation de la jeunesse,
etc.
Dans le même temps, le mouvement protestataire né à Istanbul
après qu'Erdogan a annoncé sa volonté de détruire le Parc Gezi de Taksim, ce
bastion alévi, a récemment enflammé la Turquie. La résistance qui existe est
ainsi populaire et parcourue par les survivances minoritaires.
Nous sommes face à un engrenage et une dérive autoritaire
qui ne dit pas son nom. Au point que, alors qu'Erdoğan fustige «les
nationalismes ethniques et religieux qui menacent la Turquie» (sic), bat le
rappel de la pièce de théâtre qu'il avait écrite dans les années 1970 et dans
laquelle il dénonçait le complot franc-maçon, juif et communiste, qu'il avance
que les musulmans ont découvert l'Amérique avant Christophe Colomb ou que
l'hitlérisme a été un facteur de modernisation, qu'il se fait construire un palais
de mille pièces à Ankara, c'est son mentor spirituel, l'islamiste Fethullah
Gülen, qui dénonce la mainmise et la corruption de l'AKP !
Or, signe des temps, les dernières élections ont vu pour la
première fois des Turcs non-kurdes voter pour des candidats kurdes, en
l'occurrence ceux du parti HDP mené par Selahattin Dermitaş. Cela montre que la
société entend barrer la route à la révision constitutionnelle grâce à laquelle
Erdoğan veut s'attribuer les pleins pouvoirs. C'est dans ce contexte qu'est
survenue l'instrumentalisation des attentats attribués à Da'ech.
Quelle position la Turquie a-t-elle adopté à l'endroit de
Da'ech ?
Le sommet de la politique d'islamisation d'Erdoğan est le
soutien implicite de la Turquie à Da'ech, par hostilité au régime d'Assad, aux
courants progressistes arabes, et par une alliance objective sur le sunnisme
fondamentaliste. La Turquie s'élève enfin contre l'essor de l'identité kurde en
Turquie et, de ce point de vue, son alliance avec Da'ech est objective.
C'est l'État turc qui a déverrouillé l'État islamique en lui
offrant un hinterland propice au transport des combattants, à
l'approvisionnement en armes, au transfert de devises, au commerce du pétrole.
C'est la société turque qui souffre de ce rapprochement insensé. C'est l'Europe
qui s'entête à demeurer aveugle à cette connivence mortifère.
Pour quelle raison cette ambiguïté turque n'est-elle pas
dénoncée par les pays qui luttent contre l'État islamique ?
Parce que l'Europe impotente, sans diplomatie et sans armée
a cédé au chantage d'Erdoğan sur l'endiguement supposé des réfugiés. Argent,
reconnaissance, soutien, silence : Merkel et Hollande ont tout accordé à
Erdoğan. Surtout, l'Union se plie au diktat de la politique ambivalente d'Obama
qui privilégie l'axe sunnite, saoudien-qatari-turc, avec pour souci premier de
ne pas faire sombrer l'Arabie saoudite dans le chaos.
Comment une Turquie entrée dans une phase d'islamisation à
marche forcée peut-elle encore espérer intégrer une Union européenne laïque ?
Pour quelle raison l'UE, depuis 1986, continue-t-elle à fournir des fonds
structurels à un État dont il est hautement improbable qu'il entre en son sein ?
La Turquie, en raison de son héritage byzantin, partagé
entre l'Ouest et l'Est, a depuis toujours manifesté une volonté d'association
avec l'Occident. Sa tentative d'entrer dans l'UE était liée au fait qu'une
Turquie laïciste et moderne voulait être un exemple d'européanisation. Or
aujourd'hui s'est opéré un renversement d'alliance vers l'Orient, et de
l'occidentalisation à l'islamisation.
L'entrée de la Turquie dans l'UE semblait cependant peu
probable et le paraît encore moins aujourd'hui pour plusieurs raisons :
géographiquement, l'Europe s'arrête au Bosphore. Historiquement, l'Europe s'est
affirmée à Lépante et à Vienne en arrêtant les Ottomans. Politiquement, la
Turquie deviendrait le pays à la fois le plus peuplé et le moins avancé, le
plus religieux et le moins démocratique de l'Union. Militairement, elle en
porterait les frontières sur des zones de guerre. Mais, surtout,
culturellement, philosophiquement, l'État turc, non pas les intellectuels
turcs, refuse cette épreuve typiquement européenne du retour critique sur soi
et sur l'acceptation d'une mémoire partagée quant au passé, à commencer par le
génocide des Arméniens.
Mais l'arrimage de la Turquie à l'Europe, sous la forme
de partenariat privilégié, doit demeurer un objectif. Il ne passe pas par une
amélioration des cadres politiques ou économiques, mais par une libération des
mentalités. Ce que veut empêcher Erdoğan.
L'affrontement russo-turc est-il en passe de se durcir ?
Erdoğan a osé défier Poutine sans en avoir les moyens et
pour complaire aux États-Unis. L'opposition là encore est ancienne, ancrée,
pluriséculaire et constitue un invariant de la géopolitique des civilisations.
Un des vieux rêves tsaristes était de conquérir l'Empire ottoman afin de
restaurer Byzance dont la Russie est issue. En 1915, l'annexion de
Constantinople-Istanbul et sa transformation en Tsargrad, nouvelle capitale
d'un Empire chrétien d'Orient couvrant des mers froides aux mers chaudes était
à l'ordre du jour. Ce conflit renaît aujourd'hui : on aura ainsi vu récemment
les Turcs réclamer la Crimée, redevenue russe, comme «terre de leurs ancêtres».
Ou le parlement turc débattre du retour de Sainte-Sophie, la plus grande
basilique du monde jusqu'à la construction de Saint-Pierre de Rome, transformée
en musée sous Atatürk, au statut de mosquée qui avait été le sien sous l'Empire
ottoman, tandis que les députés de la Douma votaient une motion en faveur de sa
réouverture au culte orthodoxe.
Moscou est déjà l'alliée d'Assad : il ne lui resterait qu'à
appuyer les Kurdes, en profitant par exemple de leurs puissants relais communs
en Israël, pour menacer profondément Ankara et embarrasser durablement
Washington. Erdoğan a compris trop tardivement que, eu égard à la détermination
de Poutine, il avait allumé un incendie.
Comment expliquer l'incohérence de la politique étrangère de
la France au Proche-Orient ? Le pouvoir a-t-il une compréhension des ressorts
profonds qui animent les pays de cette région ?
Ces considérations historico-religieuses échappent
totalement au gouvernement français et à l'Union européenne. La France fait
preuve d'un manque de compréhension flagrant des ressorts profonds de ce qui se
passe au Proche-Orient. Cette incompréhension n'est jamais qu'un signe de plus
de l'erreur politique et morale qu'a été le choix d'abandonner le Liban
qu'avait été celui de François Mitterrand.
François Hollande, encore moins
avisé, professe pour des raisons gribouilles de dépendance économique, une
politique d'inféodation envers les pays théoriciens et fournisseurs de l'islamisme
arabe qu'il était prêt à intituler pompeusement «la politique sunnite de la
France» si quelques vieux pontes du Quai d'Orsay doués de mémoire ne l'en
avaient pas dissuadé.
La France de François Hollande a substitué à sa
traditionnelle politique d'équilibre en Orient une politique hostile à l'Iran
et à la Syrie, ignorante des Chiites et indifférente aux chrétiens. Ce n'est
pas qu'une faute de Realpolitik, c'est une faute de l'intelligence et du cœur.
Ou si l'on préfère, du devoir et de l'honneur.
Quant à la Turquie proprement dite, au sein de cette
«politique sunnite» que dirige Washington, c'est Berlin, liée de manière
décisive à Ankara par la finance, l'industrie, l'immigration, qui décide pour
Paris.
Mais cet aveuglement de la gauche au pouvoir est-il si
surprenant ? Ce furent les socialistes d'alors, leurs ancêtres en quelque sorte,
qui entre 1920 et 1923 encouragèrent les Grecs à reconquérir les rivages du
Bosphore et de l'Égée avant de les trahir au profit de Mustafa Kemal, arguant
qu'il fallait l'armer car son progressisme avait l'avantage sur le terrain et
représentait l'avenir absolu. Et quitte à faire retomber une nouvelle fois
Byzance dans l'oubli ! Quel aveuglement sur la force du théologique en
politique… Rien de bien neuf sur le fond, donc. Mais les massacres qui se
préparent en Orient creuseront de nouveaux charniers qui, pour l'histoire,
changeront cette ignorance passive en cynisme délibéré.
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