Raymond Aron avait raison, hélas !
Par Philippe Douroux — 2 juillet 2017 à 17:27 (mis à jour à
17:45)
Raymond Aron à Paris, en janvier 1947.
Raymond Aron à Paris, en janvier 1947. Photo Roger Berson.
Roger-Viollet
Au siècle dernier, il valait mieux avoir tort avec Sartre
que raison avec lui. Que reste-t-il du philosophe mort en 1983 ? Quelle serait
sa lecture de l’élection de Trump ou de Macron ? Celui qui pensait que
l’histoire était faite par les hommes se définissait par cet entre-deux
politique : «Ni réalisme pur ni moralisme absolu.» Un décalque de notre époque
?
Raymond Aron avait
raison, hélas !
Il faut tendre l’oreille pour entendre la voix de Raymond
Aron en 2017. Elle semble partout présente et en même temps inaudible.
Omniprésente dans un monde où les grandes puissances et les grandes théories
qu’elle portait ne parviennent plus à structurer un monde passé de l’état
solide à l’état gazeux sans passer par l’état liquide, elle reste inaudible.
Raymond Aron a quelque chose à dire, mais on ne l’entend pas.
Homme de grande taille, mince, aux oreilles décollées et
surdimensionnées, comme pour attraper tous les bruits du monde, il avait une
élégance classique faite de costumes gris, de cravates sans fantaisie, de
chemises blanches, de pochettes immaculées et de boutons de manchette. Dans les
années 60-70, il servait à latéraliser la société française. Jean-Paul Sartre
était à gauche, il était la droite. L’un a fondé Libération, l’autre
éditorialisait au Figaro, puis à l’Express.
Pas d’école mais des héritiers
Né en 1905, avec le siècle du socialisme émergent et du
capitalisme triomphant, il a occupé une place singulière dans le paysage
intellectuel jusqu’à sa mort, en 1983. De la publication de la Sociologie allemande
contemporaine, en 1935, à ses Mémoires, en 1983, il a expliqué le monde en
s’opposant à Sartre et à l’école marxiste. Il refusait une conception alors
hégémonique de l’histoire sous-tendue par une logique implacable ; il
professait une histoire faite par les hommes avec un penchant pour les grands
hommes capables de gouverner par «gros temps», disait-il. De Gaulle, qu’il
avait rejoint à Londres en 1940, aurait dû être le prince qu’il aurait
conseillé, mais il n’aimait pas la manière dont le fondateur de la Ve
République concevait l’autorité.
Raymond Aron n’aimait pas les «ismes», parce qu’il les
trouvait inopérants, incapables de rendre compte de la réalité, toujours
dépassés par les ruses de l’histoire faites de chaos successifs. Le socialisme
de Blum l’avait attiré, mais le Front populaire l’en avait détourné. Les idées
le séduisaient, mais le chemin pour y parvenir n’était pas «raisonnable», pour
utiliser un mot aronien. Le libéralisme de Hayek et de l’Ecole de Chicago lui
paraissait aussi trop dogmatique. Il lui préférait Keynes, qui laissait l’Etat
au cœur du jeu politique.
La télévision, passée du noir et blanc à la couleur au
milieu des années 70, avait avec lui un bon client pour expliquer que le
partage planétaire en deux sphères d’influence, Moscou et Washington, était
plus complexe et instable. Le paysage de la pensée française d’alors épousait
le même dualisme, coupé en deux pôles irréconciliables. C’était Aron contre
Sartre, son copain de l’Ecole normale supérieure. Le compagnon de Simone de
Beauvoir pouvait compter sur le renfort d’une escouade de philosophes ou de
sociologues comme Gilles Deleuze, Félix Guattari, Louis Althusser, Pierre
Bourdieu, qu’il épaula dans sa carrière, ou Michel Foucault. Ils explicitaient
le marxisme ou le postmarxisme quand lui voulait faire vivre un «humanisme de
la raison», pour reprendre l’expression de Perrine Simon-Nahum, philosophe et
coéditrice des œuvres complètes de Raymond Aron. Un peu seul, il avait déjà du
mal à se faire entendre.
Philosophe par goût, sociologue par appétence, économiste
par envie de comprendre, celui qui a fait connaître Tocqueville au grand public
n’a pas eu d’école à proprement parler dans son sillage, mais plutôt des
héritiers, François Furet, Claude Lefort, André Glucksmann, Annie Kriegel pour
les morts, Jean-Claude Casanova, homme de cabinet ministériel de droite et
homme d’influence, ou Pierre Manent, philosophe et garde-barrière vigilant de
la pensée aronienne sur son versant conservateur, pour les vivants.
Pour entendre la voix des aroniens d’aujourd’hui, il faut
aller au rendez-vous que cette bande un peu disparate se donne régulièrement
quand le Centre Raymond-Aron sonne le rassemblement. Ils se sont retrouvés fin
juin pour dire en quoi leur maître à penser avait à dire sur l’époque. Il y
avait là les enfants, Jean-Claude Casanova ou Pierre Manent, et beaucoup de
petits-enfants, chercheurs en sciences politiques, philosophes ou sociologues.
Pour tous désormais, le monde est plus complexe et ne répond pas aux
injonctions de la pensée marxiste. Pour Bénédicte Renaud-Boulesteix, philosophe
aronienne, adopter une approche «prudente» des événements, c’est déjà être
aronien : «Le pragmatisme aronien donne droit à l’inédit et l’imprévisibilité
de l’histoire et des passions humaines. Il s’exprime par la prise en
considération d’une réalité telle quelle.»
Quand le monde devient fou, avec un président des Etats-Unis
multipliant les tweets insensés, mieux vaudrait donc faire appel à Aron. En
quoi est-il utile aujourd’hui ? Gwendal Châton, jeune chercheur, insiste sur
«la rugosité du réel» par opposition aux théories trop lisses. Et conclut son
Introduction à Raymond Aron (La Découverte, mars 2017) en écrivant : «Il
cherche à se laisser bousculer par l’irruption de l’événement, sans jamais
s’effrayer devant la difficulté de choix politiques toujours enchâssés dans
"les combats douteux".» «Les combats douteux», l’expression
estampillée Aron impose de préférer Machiavel, l’homme des petits pas, à Kant,
le planificateur de l’histoire en marche. Bénédicte Renaud-Boulesteix défend
l’entre-deux aronien : «Ni réalisme pur ni moralisme absolu.»
Un moment aronien
Pierre Manent cerne l’époque dans laquelle nous nous
trouvons : «Nous sommes dans un "moment aronien" dans la mesure où
nous sommes dans un "moment politique". Tandis que fléchissent les
piliers qui tenaient le monde dans un certain "ordre", les divers
"agents" trouvent une latitude d’action inédite. Le "système
international" entre dans une fluidité et une hétérogénéité qu’il n’avait
pas connues depuis longtemps.» L’analyse des déterminants économiques ne permet
pas de comprendre ce qui se produit sous nos yeux, mieux vaut s’en tenir à une
observation patiente des faits et gestes des acteurs de l’histoire. «Nous
observons que le sort commun reste toujours aussi dépendant des actions -
raisonnables ou non - des hommes d’Etat», insiste Manent.
Pour les contingences, les surgissements, on peut sans
difficulté évoquer l’irruption d’un Donald Trump ou d’un Emmanuel Macron comme
cristallisation de moments aroniens. En France, si le nouveau président de la
République a suivi l’enseignement de Paul Ricœur, le philosophe qui explicitait
le fossé impossible à combler entre une pensée inspirée par la raison tendant
vers l’absolu et l’action publique pataugeant dans l’approximation, il a en
revanche loupé son rendez-vous avec Aron. On pourrait appliquer à l’élu ce que
la philosophe Perrine Simon-Nahum dit du penseur : «Si Aron est difficilement
classable dans les catégories actuelles, c’est que les catégories actuelles
sont dépassées, épuisées.» On entend la musique du ni de droite ni de gauche,
le refrain sur la lutte des classes est supplanté par le «et en même temps»
macronien. On le voit avec l’Assemblée nationale recomposée, les grandes
idéologies se décomposent quotidiennement pour donner naissance à des
groupuscules de plus en plus minuscules qui veulent tous relancer le
socialisme, la gauche, la droite libérale, constructive ou nationale. Voilà
bien un paysage aronien-macronien.
Alors, si la pensée de Raymond Aron s’impose, comment se
fait-il qu’on ne l’entende pas ? Ou si peu. Il faut en revenir à la querelle
avec Sartre, son condisciple, qui n’a rien d’anecdotique. On la résume parfois
à une dispute de penseurs centrés sur leur ego. Perrine Simon-Nahum articule
l’opposition entre les deux hommes autour de leur conception philosophique de
l’histoire. Elle cite Alain Boyer pour évoquer son maître à penser :
«Philosophe de l’histoire sans philosophie de l’histoire.» Pour l’auteur de la
Nausée, elle estime qu’il «a passé sa vie à tenter d’articuler une ontologie de
l’existence à la conception marxiste et téléologique de l’histoire». En vain.
Critique suprême de Sartre : le chantre de la libération de l’homme a fini par
construire un antihumanisme dans lequel l’homme ne dispose pas de liberté
réelle d’agir. Avec le recul, les choix d’Aron apparaissent évidemment
préférables. Il dénonce la colonisation de l’Indochine, plaide pour une Algérie
indépendante ou, en tout cas, détachée, dénonce le système totalitaire de
l’URSS et la Révolution culturelle maoïste qui séduisaient tant alors les
intellectuels en Occident.
A côté de son temps ?
Si Raymond Aron a eu souvent raison, comment se fait-il
qu’il ne soit pas entendu ? On peut relire Libération et Serge July. «On
cherche la force à concept, l’accoucheur d’un monde nouveau, le père d’une
pensée capable de comprendre l’inintelligible. On cherche en vain», écrit le
cofondateur de Libé dans un éditorial sur deux colonnes, un format réservé aux
grands événements, paru dans Libération au lendemain de la mort de Raymond
Aron, le 17 octobre 1983. Il reprochait à celui qui avait évité «à la pensée de
droite de sombrer dans la connerie» d’être passé à côté de son temps en ne
voyant pas émerger un courant libéral-libertaire, finalement pas très éloigné
de sa philosophie. Oui, le polémiste du Figaro avait éructé contre les
«enragés» de Mai 68, mais il avait su analyser la crise de l’autorité, et donc
la crise politique, que traversaient les sociétés occidentales dans la
Révolution introuvable (Fayard, 1968). La gauche fera un bout du chemin pour
aller vers Aron, mais sans jamais combler le fossé. Pierre Rosanvallon,
professeur au Collège de France, vigie de la gauche démocratique, évitera
toujours de construire le pont de trop avec les aroniens. Et, finalement, ce
sont les penseurs les plus éloignés de Raymond Aron qui trouveraient
aujourd’hui un point d’accord solide et profond ? En renonçant à la violence
révolutionnaire comme outil nécessaire pour bousculer l’ordre établi, les
radicaux comme Jean-Luc Mélenchon, Frédéric Lordon, Chantal Mouffe ou Alain
Badiou pourraient affirmer, qu’ils le veuillent ou non, que Raymond Aron avait
raison !
On peut finalement tenter une sortie aronienne - «et en même
temps» disent les macronistes comme un mantra propre à effacer tout désaccord -
en reprenant l’édito de Serge July du 18 octobre 1983 : «L’hommage le plus
stupide rendu à Aron consiste à dire qu’il a eu raison contre Sartre. La
rigueur commanderait au minimum d’ajouter "Hélas".» Raymond Aron a eu
raison historiquement contre Sartre et ajoutons «hélas». Ce que contient ce
«hélas» est cette limite du possible qui est tout au bout de la pensée de
Raymond Aron : le raisonnable.
Philippe Douroux
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