20 novembre 2012

Effondrement du niveau d'orthographe : "Une bonne orthographe fait de bons lecteurs"

Une bonne orthographe fait de bons lecteurs

le Mardi 19 Novembre 2013 à 11:45

Réconcilier les enfants avec l'orthographe permettrait aussi d'en faire de très bons lecteurs. C'est ce qu'affirme le chercheur et formateur André Ouzoulias, dans une série d'articles qui viennent de sortir sur le site Le Café pédagogique.

Bien écrire est important pour savoir bien lire. © Fotolia.com
Le Café pédagogique, site internet sur l'actualité de l'enseignement, rappelle ces données alarmantes : "les performances en orthographe des élèves se sont littéralement effondrées dans les vingt dernières années. Le niveau des élèves de 5e de collège en 2007 était similaire à celui des élèves de CM2 de 1987 ! Et le niveau des élèves de ZEP de 3e marquait une baisse plus dramatique encore, de 4 années environ".
Et cela a des conséquences directes sur le niveau en lecture...
Oui. C'est ce qu'explique le chercheur André Ouzoulias, pour qui l'orthographe "sert principalement à lire de manière véloce et efficace et, pour le jeune lecteur, à enrichir plus aisément son vocabulaire à travers ses lectures".
Pour vous en convaincre, il prend un exemple difficile à traduire à la radio, mais vous pouvez faire le test sur le site web du Café pédagogique : il rédige une phrase de manière strictement phonétique. Elle commence par le mot "le client", mais orthographié "Leu  kliyan". Vous verrez alors que l'on comprend la phrase, mais que cela exige un effort considérable. Vous pouvez ainsi vous "représenter la procédure utilisée par un lecteur peu familier de l'orthographe lexicale : la disparition des marques orthographiques l'a obligé à utiliser systématiquement le décodage", explique le chercheur. Pendant que le lecteur décode, il n'accède pas au sens.
Mais personne n'écrit comme ça...
Non. Le problème le plus courant, ce sont les fautes d'orthographe. André Ouzoulias propose ainsi un second test dans lequel il utilise des homophones, c'est-à-dire des mots qui se prononcent pareil. Au lieu d'écrire "si", il écrit "scie", et au lieu d'écrire "tous", il écrit "toux".
Là aussi le test est concluant : quand votre œil fixe le mot "scie", "il se représente irrépressiblement l'outil du menuisier" si bien que "pour comprendre cet énoncé à l'orthographe loufoque, explique Ouzoulias, il doit inhiber ses connaissances orthographiques, ce qui rend cette situation plus difficile que la précédente".
Il établit ainsi le lien entre lecture facile et maîtrise de l'orthographe.
Exactement. On mobilise en permanence et sans s'en apercevoir nos connaissances en orthographe quand on lit. Ceux qui ont une mauvaise orthographe doivent effectuer un effort considérable pour accéder au sens.
Ce qui affecte leur accès aux savoirs dans toutes les disciplines.
Absolument, ce n'est pas un problème de français, cela veut dire qu'on comprendra moins bien un cours d'histoire comme un énoncé de mathématique, mais aussi qu'on apprendra plus difficilement les nouveaux mots. C'est vraiment un effet domino.
C'est rédhibitoire ?
Non. Certains élèves faibles en orthographe finissent par devenir de bons lecteurs. En fait, ça marche surtout dans l'autre sens : les bons en orthographe, eux, deviennent massivement de bons voire de très bons lecteurs. Et ça se joue tôt : une étude a montré que "les connaissances orthographiques à l'entrée au CE2 constituent le meilleur prédicteur de l'ensemble des apprentissages en français jusqu'à la fin du primaire", apprentissages qui comprennent notamment la compréhension en lecture, les capacités rédactionnelles, l'enrichissement du vocabulaire.
L'auteur cite une autre chercheuse, Linea Ehri : "Apprendre à lire et apprendre à orthographier, c'est la même chose ou pratiquement la même chose".
On a pourtant souvent dit que la maîtrise de l'orthographe n'était pas la seule compétence qui entre en jeu dans l'accès au sens.
Et c'est vrai. Mais "c'est un facteur déterminant", notamment pour les enfants de milieux populaires : "Une faiblesse dans l'orthographe les pénalise bien plus que les enfants des milieux favorisés, dit l'auteur, car ces derniers ont de multiples occasions d'enrichir leur vocabulaire sans passer par l'écrit, à travers les interactions orales dans leur milieu social".
Ce qu'on appelle avoir un vocabulaire riche...
Oui. C'est ce qui vous permet de distinguer seau, saut ou sot en fonction du contexte car vous savez que ce son peut avoir diverses orthographes et recouvrir diverses significations. Ça aide aussi à deviner le sens des mots qui appartiennent à la même famille et dont l'orthographe est dérivée.
Alors y a-t-il de bonnes méthodes pour enseigner l'orthographe ?
Pour ce qui est de l'orthographe dite lexicale, la façon dont on écrit un mot en dehors des considérations grammaticales, l'essentiel repose sur la mémorisation. Mais on mémorise mieux en retrouvant un mot dans une phrase qui veut dire quelque chose qu'en apprenant des listes de mots. Je cite encore André Ouzoulias : "La mémorisation des mots écrits est d'autant plus facile que le matériau est analysé, relié à d'autres connaissances et organisé".
Et pourtant, quand on fait écrire les élèves, on leur dit parfois "ne faites pas trop attention à l'orthographe".
C'est pour éviter la "surcharge cognitives", c'est-à-dire le trop plein de problèmes à gérer. Mais ce n'est pas une bonne idée selon Ouzoulias. Selon lui, "l'erreur d'orthographe lexicale ne peut que nuire à la mémorisation du lexique orthographique".
Il distingue ce qu'on appelle en langage courant erreur d'orthographe et erreur de grammaire – dans le second cas, on peut expliquer l'erreur, la comprendre, par exemple si on a oublié d'accorder un adjectif, en revanche dans le premier cas, c'est arbitraire.
Comment faire alors ?
Il suggère des approches alternatives, par exemple une dictée dans laquelle l'enfant a le choix entre plusieurs possibilités :
  • Je connais le mot, je l'écris,
  • Je ne le connais pas, je le cherche et je le copie,
  • Si je ne le trouve pas, je le demande au maitre - ou à mes camarades - s'ils le connaissent.
D'autres pistes dans cette série d'articles...
Oui, accessibles sur le Café pédagogique.


http://www.neoprofs.org/t68319-effondrement-du-niveau-d-orthographe-une-bonne-orthographe-fait-de-bons-lecteurs

Démocratiser l’enseignement de la lecture-écriture : Quatrième domaine : l’acquisition de l’orthographe, un enjeu crucial 

Dans ses trois premiers textes, André Ouzoulias a successivement abordé l’apprentissage de la langue orale en maternelle, l’enseignement de la graphophonologie à la charnière GS-CP et la production d’écrits. Il plaide pour consacrer à l’écriture une pédagogie active, appuyée sur la production de textes courts, dans des situations qui rendent les enfants autonomes et créatifs. La question qui se pose en toute logique maintenant porte sur l’articulation entre ces ateliers d’écriture et les exigences orthographiques. Si l’on vise l’abondance des productions des enfants tout au long de la scolarité, peut-on simultanément espérer qu’elles soient orthographiquement correcte ? N’y a t’il pas un risque de « surcharge cognitive » ? Pour André Ouzoulias, les connaissances orthographiques sont un enjeu crucial de la démocratisation. Il souligne l’importance de ces connaissances dans le développement de la lecture experte et il précise de quelle manière elles favorisent l’acquisition du vocabulaire en lecture. Il préconise d’organiser les tâches et l’environnement des élèves de sorte qu’ils puissent, dès le début, écrire beaucoup, sans trop d’erreurs et sans ressentir la « surcharge cognitive » que l’on pourrait redouter.

Les résultats de l’école française dans ce domaine sont alarmants. Les performances des élèves se sont littéralement effondrées dans les vingt dernières années. C’est ainsi que le niveau des élèves de 5e de collège en 2007 était similaire à celui des élèves de CM2 de 1987 ! Et le niveau des élèves de ZEP de 3e marquait une baisse plus dramatique encore, de 4 années environ 1 !

Or, l’orthographe est cruciale pour faciliter l’acquisition des connaissances dans toutes les disciplines qui recourent fortement à l’écrit et elle est déterminante pour l’ensemble de la scolarité au-delà du CM2. Mais il faut commencer par souligner que, si l’orthographe sert bien sûr à écrire, en fait, elle sert principalement à lire de manière véloce et efficace et, pour le jeune lecteur, à enrichir plus aisément son vocabulaire à travers ses lectures. Contrairement à des affirmations très répandues, l’orthographe n’est pas un domaine d’apprentissage mineur à l’école. Elle constitue, notamment pour les enfants des milieux populaires, une compétence cruciale pour bénéficier pleinement de l’enseignement prodigué à l’école, au collège et au lycée.

Une bonne orthographe assure une lecture efficace et véloce  2

De bonnes connaissances orthographiques rendent possible une identification directe des mots donnant un accès immédiat à la signification portée par le contexte . Chez le lecteur habile, c’est cette voie orthographique (dite aussi « directe ») qui est massivement empruntée, la voie indirecte, celle du décodage, restant toujours disponible pour identifier des mots rares.

Demandons au lecteur du présent article de lire la phrase suivante, écrite selon un système fictif soumis aux seules exigences de la régularité graphophonologique : Leu  kliyan  pri  ün  bêl  émrôd  dan  sa  min  é,  passiaman, l’opsêrva  d’in  euy  ki  parêssê  seului  d’in  ékspêr.
Cette situation permet au lettré de se représenter la procédure utilisée par un lecteur peu familier de l’orthographe lexicale : la disparition des marques orthographiques l’a obligé à utiliser systématiquement le décodage (transformation des fragments écrits en formes sonores et interprétation de celles-ci sous forme d’une énoncé sensé). Cette procédure est plus séquentielle et beaucoup plus lente que la reconnaissance directe via l’orthographe lexicale.

Demandons maintenant au lecteur du présent article de lire cette autre phrase : – « Scie  tue  bûche  toux  lait  jour  six  tares,  thon  fisse nœud  verrat  plu  ça  maire … » Tous les mots de cet énoncé sont des homophones. Mais leur orthographe a été contrefaite pour induire des significations sans rapport avec l’énoncé, sur le modèle du rébus. Ainsi, quand l’œil du lecteur fixe le mot scie, il se représente irrépressiblement l’outil du menuisier, exemple d’une lecture par la voie orthographique. Pour comprendre cet énoncé à l’orthographe loufoque, il doit donc inhiber ses connaissances orthographiques, ce qui rend cette situation plus difficile que la précédente . 4

Ces deux situations visaient à asseoir cette conviction : si les lettrés ont conscience d’utiliser leurs connaissances orthographiques en situation d’écriture, ils ne doivent pas ignorer qu’ils les mobilisent constamment, le plus souvent de façon non consciente, en situation de lecture. En réalité, les connaissances orthographiques servent principalement à la lecture et c’est sous cet angle qu’il conviendrait d’aborder en priorité la question de l’enseignement de l’orthographe. Du reste, le vrai motif de l’exigence du respect de l’orthographe en écriture — les élèves aussi doivent le comprendre — c’est de prendre soin des destinataires, pour leur rendre plus aisée la compréhension du texte qu’on écrit pour eux et non de se conformer à des règles auxquelles l’école confèrerait un caractère sacré.

De là, on peut pressentir que le développement des connaissances orthographiques est crucial dans celui des capacités de lecture. C’est bien ce que montrent les études sur ce sujet 5. Ainsi, sur plusieurs centaines d’élèves de 3e et de 6e années, Bruck & Waters  6 trouvaient certes des sujets faibles en orthographe et bons lecteurs (en compréhension), mais elles ne trouvaient aucun sujet qui, ayant de bons résultats en orthographe, fût mauvais lecteur (en compréhension). Dès lors, lorsqu’un enseignant accorde insuffisamment d’attention à l’orthographe de ses élèves, bien sûr, certains deviendront quand même de bons lecteurs mais s’il y est particulièrement attentif, ils le deviendront tous ou presque. Plus récemment, Suchaut & Morlaix 7, à partir d’une étude longitudinale portant sur 700 sujets d’une même circonscription primaire, concluaient que les connaissances orthographiques à l’entrée au CE2 constituent le meilleur prédicteur spécifique de l’ensemble des apprentissages en français au cycle 3 (compréhension en lecture, capacités rédactionnelles, enrichissement du vocabulaire, etc.).

Ce lien entre orthographe et compréhension en lecture devrait également conduire à étudier l’hypothèse selon laquelle la baisse des résultats moyens des élèves français dans les dernières années en lecture pourrait être liée à celle qui a été observée durant cette même période en orthographe 8. Concluons en tout cas sur ce point avec Linea Ehri : « Apprendre à lire et apprendre à orthographier, c’est la même chose ou pratiquement la même chose » .9

Les connaissances orthographiques facilitent l’enrichissement du vocabulaire en lecture

On vient de le rappeler, la familiarité avec l’orthographe lexicale rend possible l’identification directe des mots écrits. L’accès à leur signification étant quasi immédiat, la lecture est moins séquentielle et plus véloce que par la voie indirecte (le décodage). Du coup, toutes choses égales par ailleurs, dans une même durée, les élèves qui ont de bonnes connaissances orthographiques peuvent aussi lire une plus grande quantité de textes que leurs camarades moins avancés en orthographe et plus dépendants du décodage et les comprendre plus facilement. Ils peuvent alors bénéficier d’une plus grande fréquence des rencontres avec des mots nouveaux à l’écrit, ce qui augmente d’autant le nombre d’occasions d’enrichir leur vocabulaire, entretenant ainsi une spirale d’autoperfectionnement : plus les élèves ont une pratique aisée de la lecture, plus ils augmentent les opportunités de découvrir des mots nouveaux et plus ils améliorent leurs habiletés de lecteurs. Soulignons aussi qu’à partir du CE2, sur l’ensemble des mots nouveaux dont les enfants acquièrent la signification, les trois quarts, et progressivement plus, sont rencontrés en lecture.

L’efficience des traitements dans l’identification des mots écrits grâce à de bonnes connaissances orthographiques n’est évidemment pas le seul facteur dans l’appropriation du vocabulaire en lecture. Mais, pour les élèves des milieux populaires, pour lesquels la lecture est la source principale des apprentissages de la langue, c’est un facteur déterminant. Une faiblesse dans l’orthographe les pénalise bien plus que les enfants des milieux favorisés qui ont de multiples occasions d’enrichir leur vocabulaire sans passer par l’écrit, à travers les interactions orales dans leur milieu social.

De plus, de bonnes connaissances orthographiques permettent un meilleur contrôle sur les ambiguïtés engendrées par les homophones. Soit un élève qui connait l’orthographe (et la signification) des mots seau et saut et qui rencontre pour la première fois le mot sot en lecture : il sait aussitôt que ce sot porte une signification spécifique (ce n’est ni le récipient, ni le bond).

S’il connait déjà sot à l’oral, il lui est facile de l’intégrer à son lexique orthographique (son « dictionnaire mental »). Mais s’il n’en dispose pas à l’oral (dans son lexique phonologique), cela l’aide tout de même à le traiter comme un nouveau mot et à l’interpréter : tout en prenant en compte le contexte syntaxique (c’est un adjectif) et le contexte sémantique (idée d’un défaut de jugement), il peut écarter d’emblée les significations parasites portées par les homophones plus fréquents (ce n’est ni le récipient, ni le bond).

Soit, en revanche, un élève qui ne connait pas l’orthographe des mots seau et saut. Ceux-ci, de même que sot, étant pour lui visuellement indistincts, il est devant autant de significations possibles, ce qui favorise la survenue de faux-sens ou de contresens, surtout s’il ne connaît pas le mot « sot » à l’oral. Seul le contexte peut lui permettre de saisir les significations différentes. En l’occurrence, il faut donc à cet élève un contrôle renforcé sur l’élaboration du sens de la phrase orale correspondante pour écarter les significations parasites et saisir qu’il est devant un mot nouveau pour lui. On est en droit de penser que ce cout cognitif plus élevé rend aussi plus difficile l’assimilation de ce nouveau mot.

En outre, de bonnes connaissances orthographiques facilitent le repérage des dérivés morphologiques en lecture. L’élève qui sait orthographier un radical donné (client, par exemple, et non clillan, clillent, clyant, etc.) est capable de décoder aisément un mot de la même famille qu’il rencontre pour la première fois (clientèle, par exemple) et d’en comprendre la signification. Dès que la construction est transparente, il peut même réaliser cette tâche sur le mot isolé, sans appui sur le contexte.

Comme la grande majorité des nouveaux mots découverts en lecture sont des dérivés morphologiques 10, il s’agit là de la voie la plus féconde d’enrichissement du vocabulaire en lecture. Cette forte proportion de dérivés a ainsi conduit des chercheurs et des pédagogues à expérimenter un enseignement de la morphologie lexicale dès le CP 11, pensant qu’il améliorerait fortement l’efficacité des élèves en lecture dès le traitement des mots écrits . 12

Au-delà du CP, bien au-delà, cet enseignement reste bien sûr pertinent. Il favorise à la fois le traitement des marques écrites et l’acquisition du vocabulaire en lecture. Toutefois, cet enseignement a des effets différents sur les élèves selon leurs connaissances de l’orthographe des radicaux, car elle conditionne l’assimilation des dérivés. Ainsi, l’élève qui connait déjà aiguille mémorise aisément le dérivé aiguillage qu’on lui fait analyser, bien plus aisément que l’élève pour qui l’orthographe du radical est au départ incertaine.

Comment les enfants apprennent l’orthographe

L’appropriation de l’orthographe lexicale ne repose pas sur les mêmes processus psychologiques que le développement de l’habileté dans les traitements morphosyntaxiques . 13 Dans le cas de la morphosyntaxe et des flexions verbales (s ou ent ? é ou er ? etc.), les traitements mettent en œuvre des analyses formelles de l’organisation de la phrase à partir de concepts généraux : GN vs verbe, sujet vs complément, COD vs autre complément, singulier vs pluriel, masculin vs féminin, … L’apprenti doit comprendre ces concepts et raisonner à partir d’eux pour produire et contrôler les significations en lecture ou résoudre des problèmes d’orthographe en écriture.

En revanche, pour les bases de l’orthographe lexicale (par exemple, maison, méson ou mézon ?), chaque mot apparait comme un cas particulier et l’apprenti doit mémoriser des données qui semblent n’obéir à aucune logique.

Parmi les facteurs qui favorisent cette mémorisation, il y a celui de la répétition des rencontres avec l’orthographe correcte (en lecture et, surtout, en écriture). Plus le sujet lit, plus il s’imprègne de l’orthographe des mots et plus il en consolide la connaissance. Ces apprentissages implicites (sans intention du sujet) sont un des phénomènes les plus importants mis en évidence par la recherche en psychologie dans les deux dernières décennies. Et l’on sait que ces apprentissages commencent dès les premières rencontres avec les mots écrits. Mais la mémorisation des mots écrits est d’autant plus facile que le matériau est analysé, relié à d’autres connaissances et organisé.

Le premier type d’organisation est celui de la graphophonologie. Pour un sujet qui n’a pas compris le principe des relations graphème-phonème, la mise en mémoire d’un mot comme maison nécessite de retenir 6 unités (les 6 lettres), qui paraissent alors totalement arbitraires. En revanche, pour un sujet qui sait décoder, l’orthographe de ce mot se clarifie. 14 L’analyse graphophonologique permet en effet de repérer les graphèmes m et on, qui sont incontournables. Elle permet de comprendre aussi que ai représente [] et que s représente [z]. Il faudra encore retenir ce ai et ce s, mais l’effort ne porte pas sur la totalité du mot, et les alternatives sont, malgré tout, peu nombreuses (essentiellement é/ai/ei et s/z). Du fait que la graphophonologie forme la base du « plurisystème orthographique » du français 15, il n’y a donc pas de connaissances orthographiques sans connaissances graphophonologiques, autrement dit aussi, pas de voie directe sans voie indirecte.

Un deuxième type d’organisation est la relation d’analogie, qui porte sur une suite de graphèmes : maison comme mai, maitresse, semaine, mairie… maison peut devenir à son tour une matrice analogique pour saison, raison, comparaison… Ainsi, plus le sujet connait de mots écrits et plus il lui est facile d’en mémoriser de nouveaux, car les premiers constituent des modèles auxquels les mots nouveaux seront ensuite assimilés. Les premiers apprentissages orthographiques sont donc déterminants.

Le troisième type d’organisation est la morphologie : maison explique maisonnée, maisonnette, etc., mais aussi, via l’étymologie, ce mot peut être relié à masure (et à mas) dont le a perdure dans maison. Encore faut-il que ces liens soient repérés par les élèves avec l’aide de l’enseignant.

Une pratique extrêmement risquée : laisser inventer l’orthographe en écriture

Les enseignants ont un gros problème à résoudre : favoriser le développement de l’orthographe des élèves tout en les faisant écrire beaucoup. Or, en situation de production de texte, comme les élèves doivent surtout se concentrer sur les idées, le plan et la cohérence textuelle, il semble évident que si on leur impose simultanément le contrôle de leur orthographe, ils sont menacés de « surcharge cognitive ». On conclut ainsi en général en formation initiale et continue qu’en situation d’écriture, il faut décharger les enfants de l’orthographe lors d’un « premier jet ». D’où des recommandations faites aux élèves comme : « Pour votre premier jet, ne vous préoccupez pas trop de l’orthographe, pensez surtout au contenu de votre texte » ou : « Si vous avez un doute, vous pouvez écrire comme vous entendez. 16 Nous ferons la toilette orthographique de vos textes à la fin. »

Disons-le d’emblée, ces pratiques sont extrêmement risquées. Si les erreurs orthographiques produites sont plausibles sur le plan graphophonologique (par exemple mézon écrit par un élève de CP ou le participe passé ballansé écrit par une élève de CM1), le sujet se donne à concevoir, à écrire et à relire des formes qu’il peut difficilement rejeter parce qu’il n’a aucune raison à leur opposer. Il y a deux candidats rivaux (et parfois plus…) pour un même siège en mémoire et un phénomène d’interférence est alors quasiment inévitable. Les enseignants font régulièrement l’expérience de ce phénomène psychologique pour des mots peu fréquents. Leur maitrise de l’orthographe se trouve localement déstabilisée à la lecture des travaux de leurs élèves dont l’orthographe lexicale est mal assurée. C’est ce même phénomène que nous ressentons devant des mots imprimés (traffic ; accompte ; algorythme…) dont l’orthographe est erronée. Or les interférences sont d’autant plus déstabilisatrices pour les élèves qu’ils sont novices en orthographe.

L’erreur d’orthographe lexicale ne peut que nuire à la mémorisation du lexique orthographique. Le statut de l’erreur lexicale et celui de l’erreur morphosyntaxique sont radicalement différents. Pour les erreurs morphosyntaxiques, comme dans un problème de mathématiques, le sujet peut trouver en lui-même les raisons de rejeter une forme erronée. Dans ce domaine, toute erreur, si elle est repérée et interprétée, est un pas sur le chemin de l’apprentissage. Les « ateliers de négociation orthographique », s’ils ne concernent que la morphosyntaxe, sont ainsi une bonne manière de développer l’orthographe.17 .

L’erreur lexicale ne serait pas si pénalisante si la lecture restait indemne. Or, il est vraisemblable que l’enfant qui a en tête les mots mézon ou ballansé, repasse par le décodage pour identifier maison et balancé en lecture. Au bout du compte, le temps gagné lors du premier jet se paie d’un temps de correction et de mise au propre important, qui fait hésiter les maitres devant la réitération des projets d’écriture. Cette pratique engendre pour beaucoup d’élèves un retard dans l’acquisition de l’orthographe lexicale, parfois aux confins de la dysorthographie, ce qui peut les maintenir dans une lecture peu véloce et à faible rendement sémantique. Et dès le cycle 2, les élèves tendent ainsi à automatiser une procédure d’écriture : « J’encode à partir des « sons », le maitre me corrige, je recopie ». Il faudra alors une myriade d’exercices jalonnant un long parcours de rééducation, parfois au-delà du bac, pour parvenir à remédier aux difficultés orthographiques de nombre de ces élèves. On peut l’affirmer avec certitude : l’orthographe lexicale s’apprend tôt ou s’apprend mal.

Une pratique alternative : outiller les élèves et développer chez eux, dès le CP, la conscience orthographique

Quelle alternative à cette pratique ? Il n’est pas envisageable de conseiller aux élèves de se servir d’un dictionnaire classique. Cet outil est déjà très difficile à utiliser par les débutants pour la recherche de la signification des mots nouveaux rencontrés en lecture. Pour celle de l’orthographe des mots, il est pratiquement inutilisable pour des élèves peu avancés en orthographe. Où chercher par exemple l’écriture de aiguille : à ég, à hég, à aig… ? Et comme les besoins orthographiques des élèves touchent de très nombreux mots et des expressions comme on est allé, l’an prochain, l’anniversaire… qui ne sont pas accessibles dans un dictionnaire classique là où les cherchent parfois les élèves (nétallait, lanprochin, la niversère), l’usage de celui-ci entrave plutôt qu’il ne libère la production du texte.

Ce n’est pas assez connu par les praticiens et les formateurs, mais il est possible de gérer les besoins des élèves en orthographe lexicale lors d’ateliers d’écriture autrement qu’en s’y intéressant dans un second ou troisième jet et autrement qu’en utilisant le dictionnaire. C’est même possible dès le début du cycle 2, avant même que les élèves soient autonomes en lecture, tout en les faisant écrire abondamment. Pour le montrer, commençons par observer ces travaux d’élèves de CE1 (ci-dessous) en soulignant qu’il s’agit dans les deux cas d’un premier jet de deux élèves représentatifs de leur classe .

Figure 1 : Antoine, CE1, 14 janvier.
Situation générative à partir de l’album  Je voudrais, PEMF, collection Histoire de mots.
 
NB : L’enseignante est intervenue sur ce premier jet dans la première phrase pour ajouter un S à arbre. Elle a omis d’ajouter un e à « fair » dans la dernière. 18



Figure 2 : Tannina, CE1, 9 mai. Récit de vie.




NB : L’enseignante est intervenue sur ce premier jet dans la troisième phrase pour ajouter un S à classe et, dans la dernière phrase, pour ajouter un trait d’union entre pique et niqué.

L’enseignante, dans la lignée des recherches de Rieben et al. 19, suivant les préconisations de pédagogues comme De Keyzer 20 ou Daumas & Bordet 21, a élaboré, pour ses élèves et avec eux, depuis le CP, des outils d’autonomie : textes-référence, imagiers, glossaires illustrés, listes, etc. (on peut en amorcer l’usage dès la GS). Chaque jour, dès le début du CP, à travers des situations d’entrainement 22, des courts récits de vie personnels ou collectifs et des situations d’écriture génératives, un journal des apprentissages (par exemple : « Aujourd’hui, j’ai appris que l’ours blanc mange des phoques »), etc., ses élèves sont conduits à utiliser intensément leurs outils pour écrire de sorte qu’ils en ont une connaissance approfondie. À la fin du CE1, ce dictionnaire vivant (textes, listes et glossaires) contient jusqu’à 1500 mots, soit environ 95 % des mots dont ils ont besoin en situation d’écriture.

Lorsqu’ils écrivent, ils sont fermement incités à ne pas inventer l’orthographe des mots, à utiliser leurs outils pour écrire (plutôt que les oreilles… !) et à exercer le doute orthographique. L’enseignante cherche à éviter le plus possible que les élèves utilisent la procédure « J’encode, l’enseignant corrige puis je recopie ». Elle cherche plutôt à développer leur conscience orthographique et à leur faire adopter un habitus d’expert 23 . Elle privilégie donc cette procédure alternative :
Je connais le mot, je l’écris ;
je ne le connais pas, mais il est dans mes « outils pour écrire »,
je le cherche et je le copie ;
s’il n’y est pas, je le demande au maitre (ou à mes camarades s’ils le connaissent).
Dans certains classes, dès la fin du CE1, les élèves utilisent des dictionnaires orthographiques (à entrée phonologique). L’un d’eux est particulièrement efficient : Euréka. 24

Les enseignants qui explorent cette démarche invitent les élèves, quand ils ont besoin de leur aide, à ne pas interrompre la production de leur texte en attendant la venue du maitre. Ils leur demandent de tracer, à l’emplacement du mot-problème, un trait de quatre carreaux. Les élèves peuvent ainsi écrire à droite de ce trait la suite de leur texte et ils lèvent la main pour appeler l’enseignant. Certaines classes utilisent aussi des cubes bicolores, verts et rouges, qui servent de signal visuel (vert en haut = tout va bien ; rouge en haut = j’ai besoin d’aide) et dispensent les élèves de lever la main.

Bien sûr, il reste des erreurs, surtout des erreurs de morphosyntaxe et des confusions d’homophones. L’enseignant les corrige directement sur le texte de l’enfant. Ces erreurs peuvent faire l’objet de reprises collectives ultérieures, si l’enseignant juge que la plupart des enfants sont prêts à tirer parti de l’observation d’une série de faits analogues. Comme l’élève cherche fréquemment des mots dans ses « outils pour écrire », il est conduit à relire régulièrement des textes familiers et à passer en revue toutes sortes de mots bien orthographiés, ce qui contribue à consolider ses connaissances orthographiques.

En outre, dès la GS et tout au long de leur scolarité élémentaire, les élèves peuvent utiliser des lexiques que l’enseignant met à leur disposition pour les projets d’écriture (par exemple, un glossaire des animaux et de leur nourriture pour écrire un Bon appétit, Madame Girafe, une liste des verbes d’interlocution pour écrire un dialogue, des mots du champ lexical de la patinoire pour écrire un récit de vie sur une sortie, etc.). C’est ainsi l’occasion de découvrir des mots nouveaux et de les employer en écriture, de les revoir et de les dire lors de relectures ultérieures « dans sa tête » et à haute voix. Ce faisant, d’un même mouvement, les élèves étendent leur vocabulaire et leurs connaissances orthographiques.

Pour chaque enfant, chaque nouveau texte écrit, après correction et mise au propre (ou mieux encore, après impression), peut être ajouté à l’ensemble de ses « outils pour écrire ». Ainsi se met en route un effet boule de neige : les enfants sont de plus en plus autonomes en écriture et de plus en plus performants en orthographe.

L’enseignant complète ce dispositif par des moments de structuration de l’orthographe lexicale. Ils commencent le plus souvent par une question sur un nouveau mot utilisé dans un texte d’enfant : « Comment pourrait-on faire pour retenir l’orthographe de grillage, dont Léa a eu besoin ? » (dans une classe de CM1). D’où la relation analogique avec habillage, coquillage, maquillage, … mais aussi avec fille, bille, quille… et la relation morphologique avec grille, grillagé… voire étymologique avec gril, griller, grillade… Il arrive parfois qu’on puisse aussi utiliser un moyen mnémotechnique, par exemple ici : le i et les deux l de grillage sont comme les fils de fer parallèles d’un grillage. L’enseignant évite bien sûr d’écrire des formes erronées telles que griage ou gryage qui pourraient interférer avec grillage, mais il évite aussi de présenter à ce moment des termes dont la prononciation est proche mais dont l’écriture est différente, comme pliage ou voyage et qui pourraient engendrer eux aussi des interférences.

On part toujours de ce qu’on voit. Il en ressort des listes analogiques, de familles de mots, voire des associations mnémotechniques (exemple : « Chaque semaine du mois de mai, le maitre va de sa maison à la mairie avec un bouquet, mais c’est du maïs »).

Remarquons enfin qu’au CP, lorsque la quasi-totalité des enfants ont découvert le principe alphabétique et pour renforcer et accélérer l’apprentissage des relations graphème-phonème, les enseignants éprouvent souvent le besoin de faire écrire leurs élèves dans un contexte où la priorité est accordée à la plausibilité de la graphophonologie. L’enseignant peut alors proposer des séances durant lesquelles les élèves sont invités à encoder des onomatopées 25 ou des pseudomots, par exemple les noms propres des animaux d’un cirque imaginaire ou d’une ferme fictive inventés par l’enseignant en fonction de la progression graphophonologique en cours. Cette façon d’exercer les compétences graphophonologiques permet d’entrainer l’analyse des syllabes orales en phonèmes, de réviser les relations phonème-graphème et de poser en contraste la situation d’écriture de textes où « l’on n’invente pas l’orthographe des mots », car les mots ne sont ni des bruits ni des noms propres de fiction.

Reconstruire un enseignement de l’orthographe

La démarche qui vient d’être décrite fait l’objet d’une recherche-action dans plusieurs écoles de la ZEP des Mureaux (Yvelines) depuis plus de deux ans 26 27. Les résultats, parfois spectaculaires, qu’obtiennent les maîtres qui participent à cette recherche dans leurs classes de GS, CP, CE1 et CE2 ne peuvent que les encourager dans cette voie.

Leur démarche et leurs outils s’inspirent tout particulièrement de ceux qu’a mis au point Danielle De Keyzer . Les principes qu’ils cherchent à suivre peuvent être résumés ainsi :

1.         Les apprentissages s’appuient sur une pratique intense et régulière de l’écriture de textes, dès le CP (et même, dès la GS) : tous les jours, les élèves écrivent des textes divers, très souvent des textes courts pour lesquels les maîtres empruntent les démarches oulipiennes, ce qui permet de se reposer sur des structures existantes et évite ainsi d’aborder de front, dans les mêmes séances, l’apprentissage de la cohérence textuelle et celui de la langue.

2.         Les élèves sont invités à ne pas inventer l’orthographe des mots (apprentissage du doute orthographique) et à utiliser des outils ergonomiques (donc pas le dictionnaire classique) : glossaires illustrés, textes-référence, puis glossaires thématiques et, dès la fin du CE1, dictionnaires orthographiques à entrée phonologique. C’est là une première différence importante avec les autres conceptions. Il s’agit aussi de former dès le début un habitus de scripteur expert. Si nécessaire, c’est le maître qui « dépanne ». Dans toute la mesure du possible, dans une même école, les enseignants des niveaux de classe successifs s’efforcent d’intégrer les outils successivement élaborés dans les classes précédentes, tout en les étoffant. Il s’agit de favoriser la continuité des apprentissages et l’autonomie des élèves.

3.         Comme il reste des erreurs (le plus souvent, elles ne sont pas encore perçues comme telles par les élèves), c’est le maître qui corrige les travaux des élèves. Dès la fin du CP, en général, il n’y a pas besoin d’un second jet pour améliorer l’orthographe.

4.         Quand une même correction commence à être perçue comme récurrente par les élèves, l’enseignant leur demande de rechercher dans leurs textes imprimés ou corrigés des occurrences des variations orthographiques en jeu et de construire des listes analogiques (exemple, en octobre au CP, les occurrences de et / est, puis de a / à, de on / ont, etc.). Après avoir appris, grâce à quelques exercices, à se servir de ces listes pour résoudre des problèmes similaires, les élèves sont invités ensuite à s’y référer pour déterminer si le mot qu’ils doivent écrire, par exemple pour « son crayon [e] tout petit », c’est et ou est. Avant toute théorisation (formulation d’une règle), l’enseignant favorise ainsi un raisonnement par analogie fondé sur l’intuition de la langue. Ces listes analogiques sont recensées sur des affichages collectifs et dans un cahier individuel d’observation de la langue qui complètent, en situation d’écriture, les outils évoqués au point 2. L’apprentissage est ancré dans la pratique. Il en vient et il y retourne immédiatement. C’est là une deuxième différence importante avec les autres conceptions.

5.         Ce n’est que lorsque les enfants ont intériorisé et automatisé ce savoir-faire au cours des activités banales d’écriture que l’enseignant propose, bien plus tard donc, une situation qui les conduit à expliciter (théoriser) la notion sous-jacente et à construire une première conceptualisation « savante », par exemple au CE1 : « On écrit et entre deux noms, deux adjectifs, deux verbes. » La théorisation n’est pas au départ de l’apprentissage, elle le couronne. Elle lui donne tout à la fois une assise logique (on peut expliciter la notion), une valeur sociale (on accède à une notion partagée par les adultes) et une dimension  institutionnelle (elle est inscrite dans les programmes).

Soulignons en outre que l’automatisation précède la conceptualisation savante et non l’inverse. Si des enfants comprennent mal les notions en jeu (par exemple pour l’accord en nombre du verbe avec son sujet), le savoir-faire reste intact. Ces élèves continuent à accorder les GN (avec ou sans s), et les GV (avec ou sans ent) en s’appuyant sur des listes analogiques. Bien sûr, ils seront sollicités à nouveau, plus tard, pour comprendre ces notions.

C’est là une troisième différence importante avec les conceptions plus classiques de l’apprentissage de la grammaire de phrase. Comme on le voit, celle qui est décrite ici s’inscrit explicitement dans la tradition pédagogique inaugurée par Freinet : les savoir-faire de la grammaire de phrase naissent des exigences de la pratique régulière de l’écriture de textes et c’est dans cette même pratique qu’il convient de les construire. Il s’agit de se préoccuper dès le départ du problème cardinal du transfert des connaissances grammaticales dans la production de textes.

6.         On distingue nettement les processus psychologiques liés à la morphosyntaxe et ceux liés à l’orthographe lexicale. Dans le premier cas, il y a des concepts et l’on peut donc discuter sur des problèmes (par exemple dans la « phrase du jour »), car il est possible de faire valoir des preuves. Dans l’autre, hormis les dérivations possibles, il faut connaître des faits et on peut seulement se poser des questions. Ainsi, savoir si tremble prend s ou ent est un objet légitime de débat ou de négociation, mais non savoir si l’on écrit tremble ou tramble. Pour mettre les élèves à l’abri des phénomènes d’interférence (tremble ou tramble ?) qui retarderaient la mémorisation, l’enseignant évite d’exposer la classe à des écrits erronés lorsque l’erreur est du type tramble (erreur de graphème ou erreur d’orthographe lexicale). En revanche, il n’hésite pas à écrire au tableau — ou à donner à analyser sur fiche — des phrases comme « les maison trembles sous le vent » (erreurs d’orthographe grammaticale). De même qu’on distingue les deux types de processus, il faut distinguer les deux types d’erreurs : elles n’ont pas du tout le même statut psychologique. L’une est source potentielle de progrès, pas l’autre, qui peut même l’entraver.

Concernant la morphosyntaxe et les homophones, les unités qui servent à l’analyse ne sont jamais des mots isolés, mais des groupes de mots ou des mini-phrases saisies dans les textes imprimés lus par les élèves ou dans ceux qu’ils ont écrits. C’est la condition du montage des séries d’exemples qui, seules, permettent de solliciter l’intuition de la langue.

Une spirale de réussite

Pour les enseignants qui organisent le travail de leurs élèves selon cette méthodologie, il n’y a pas de meilleur moyen d’enseigner les bases de la lecture : il faut faire écrire abondamment les élèves dès le cycle 2 et dès la GS, et le faire d’emblée en prenant grand soin de l’orthographe. Ils rompent ainsi avec l’idée que la lecture précède naturellement l’écriture. Du même coup, ils rompent avec l’idée jumelle selon laquelle le développement normal se déroulerait en deux phases : apprentissage de la graphophonologie jusqu’au CE1, apprentissage de l’orthographe au-delà. Ils en sont convaincus par l’observation de leurs élèves : l’orthographe peut et doit être apprise en même temps que la graphophonologie.

Ils observent que leurs élèves sont très investis dans ces situations d’écriture et que cela influence positivement l’ambiance de classe : ambiance de travail et de coopération.

Quant aux compétences en écriture, les élèves sont performants en orthographe en production libre ; ils écrivent bien plus aisément et bien plus abondamment que dans les démarches classiques ; ils gagnent progressivement en autonomie et écrivent avec plaisir ; leurs textes s’allongent et se structurent peu à peu ; assez tôt, ils exercent un contrôle métacognitif sur leurs connaissances orthographiques (développement de la conscience orthographique) ; ils perdent peu de temps en corrections diverses ; ils n’ont guère besoin de leçons d’orthographe lexicale…

Mais au-delà de ce pouvoir sur l’écriture de textes, le plus spectaculaire est l’impact sur la lecture : leurs connaissances en orthographe en font des lecteurs efficaces et rapides dans les traitements des marques écrites.

Avec cette plus grande efficience et cette plus grande vélocité, ils peuvent lire beaucoup plus de textes dans une même durée et multiplier ainsi les occasions de découvrir de nouveaux mots. Ils échappent plus aisément aux difficultés que suscite la rencontre avec un mot nouveau lorsqu’il a un homophone plus fréquent. Et, comme ils acquièrent dès le début du CE2 les bases de l’orthographe lexicale, ils peuvent très souvent analyser de façon autonome un nouveau mot dérivé d’un radical connu d’eux, le comprendre et l’assimiler. Oui, dans le domaine de l’enseignement de l’orthographe aussi, un autre monde existe.

André Ouzoulias

Voir aussi :
1- L'enseignement de la langue orale en maternelle
2 - De la graphophonologie à la charnière GS CP
3- Faire écrire les enfants

Notes
1  Manesse D., en collaboration avec Begin C., 2009 « L'orthographe des adolescents : le cas des élèves en grande difficulté au collège », Langage et pratiques n° 43, p. 19-29. Voir aussi : Manesse D. & Cogis D., 2007, Orthographe, à qui la faute ? ESF. Notons toutefois que la baisse des performances observée par ces deux chercheuses touche principalement la morphosyntaxe : marques du féminin, du pluriel (s, x, ent) et distinction er/é, etc.; elle n’affecte que légèrement l’orthographe lexicale.
2  Le passage qui suit reprend en grande partie un article paru en 2011 sur le site Eduscol : http://media.eduscol.education.fr/file/Dossier_vocabulaire/94/9/Andre_Ouzoulias_111209_C_201949.pdf
  3 Cette identification directe donne également un accès direct à la phonologie du mot, par « adressage lexical », comme dans les écritures logographiques (idéogrammes chinois, kanjis japonais, écritures chiffrées des nombres, etc.). Si le sujet doit prononcer ces signes, la prononciation n’est alors pas construite « par morceaux », par décodage, elle est immédiate, comme dans cette phrase arithmétique : « 5 + 3 = 8 ».
4  Pour le lecteur très faible en orthographe, la seconde situation est quasiment équivalente à la première (les graphèmes y sont seulement plus complexes).
5  Voir par exemple : Rieben L., Fayol M. & Perfetti C., 1997, Des orthographes et leur acquisition, Delachaux et Niestlé . Voir aussi Fayol M., L’acquisition de l’écrit, Collection Que sais-je ?, PUF, 2013,
6  Bruck M. & Waters G., 1990, « An analysis of the component spelling and reading skills of good readers-good spellers, good readers-poor spellers, and poor readers-poor speller », in Carr T. & Levy B., dir., Reading and its development, 161-206. San Diego Academic Press.
7  Suchaut Bruno et Morlaix Sophie, 2007, « Apprentissages des élèves à l’école élémentaire : les compétences essentielles à la réussite scolaire », Note de l’IRÉDU, 07/1.
8  Sur le « niveau » en lecture, voir Baudelot & Establet, 2010, L’élitisme républicain. L’école française à la lumière des comparaisons internationales, Seuil, qui analysent les résultats des épreuves PISA-2009 et Ouzoulias (2008) qui analyse ceux de PIRLS-2006 : « M. Darcos, maitre en déclinologie », Café pédagogique, http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/pages/2008/ouzouliasdeclinologuesmentent.aspx
9  In Rieben L., Fayol M. & Perfetti C., 1997, op.cit.
10  Cellier M. rappelle que 80 % des 35 000 mots du Robert méthodique sont des dérivés morphologiques, proportion tirée d’une étude de Rey-Debove J. (1984). De plus, à mesure que les élèves avancent dans leur scolarité, la densité des dérivés morphologiques augmente dans les textes qu’ils lisent. Voir Cellier M. 2008, Guide pour enseigner le vocabulaire, Retz.
11  Par exemple, Gombert JE et al., 2010, Croque-lignes, Méthode de lecture CP, Nathan.
12  De multiples recherches le montrent. Voir par exemple les études citées par Colé P. & Royer C., 2004,  « Apprentissage de la lecture et compétences morphologiques », in Apprentissage de la lecture et dyslexies développementales : de la théorie à la pratique orthophonique et pédagogique, sous la dir. de Valdois S., Colé P. & David D., Solal, Marseille.
13  Voir les analyses de Cogis D., 2005, Pour enseigner et apprendre l’orthographe, Delagrave, de Fayol M. & Jaffré JP, 2008, Orthographier, PUF et de Chervel A., 2008, L’orthographe en crise à l’école, Retz.
14  Voir Linnea E., 1989, « Apprendre à lire et à écrire les mots », in Rieben L. & Perfetti C., op. cit.
15 Catach N., 1980, L’orthographe française, traité théorique et pratique, Nathan.
16  D’une maitresse à ses élèves de CE2 : « Si vous avez un doute, écrivez avec les oreilles (sic) ; on reverra l’orthographe après ».
17  Sur l’erreur d’orthographe lexicale, voir Brissiaud R., 2006, « L’erreur orthographique, l’apprentissage implicite et la question des méthodes de lecture-écriture », article en ligne sur le site des Cahiers Pédagogiques :
18 http://www.cahiers-pedagogiques.com/article.php3?id_article=2174.
19  Merci à l’enseignante de cette classe, Valérie Seyve, qui m’a autorisé à publier ces travaux. Précisons que l’école scolarise des enfants venant d’un secteur HLM et d’un secteur pavillonnaire.
20  Rieben L., Meyer A. & Perregaux C., 1989, « Différences individuelles et représentations lexicales : comment cinq enfants de six ans recherchent et copient des mots », in L’apprenti lecteur, sous la dir. de Rieben L. & Perfetti C., Delachaux et Niestlé, Neufchâtel.
21  De Keyzer D. & al., 1999, Apprendre à lire et à écrire à l’âge adulte : la méthode naturelle de lecture-écriture pour les apprenants illettrés débutants, coédition Retz-PEMF.
22  Daumas M. & Bordet F., 1990, L’apprentissage de l’écrit au cycle 2 : écrire pour lire, Nathan.
23  Par exemple la « dictée-recherche » décrite dans Ouzoulias, 2004a, op. cit. (note 19), la « dictée sans erreur » décrite dans Ouzoulias A., 2004b, Favoriser la réussite en lecture : les MACLÉ (Modules d’approfondissement des compétences en lecture-écriture), Retz. La dictée sans erreur a fait l’objet d’une étude scientifique par JP Fischer chez des élèves de cycle 3  (Fischer J-P, 2006, « La dictée sans erreur », Psychologie et éducation, n° 3, pp. 43-59).
  Nous reprenons ici le terme d’habitus dans ce contexte à Sémidor P., 2011, « La genèse d’un habitus orthographique : un objectif pour l’enseignement de l’écriture au CP ? », in Spirale, n° 47, Lille.
24 Demeyère J., 2007, Euréka, De Boeck, Bruxelles. Il contient l’orthographe des 5 000 mots les plus fréquents (non leur définition). Il peut donc être utilisé tout au long de la scolarité primaire et même au-delà. Il existe d’autres dictionnaires orthographiques faciles à utiliser. Citons les Répertoires orthographiques de PEMF et notamment, pour le cycle 2, Chouette, j’écris ! et Mes mots.
25  Voir des exemples avec dessins des scènes correspondantes dans la mallette Prévelire, Ouzoulias, 2008, op. cit. (note 21).
26  Cette recherche-action, que je coordonne avec l’équipe de  circonscription s’intitule : Vers un enseignement renouvelé de l’orthographe lexicale et syntaxique à l’école élémentaire (du CP au CE2). Elle est l’un des deux volets d’une recherche dirigée par Danièle Manesse, professeur en Sciences du langage, (GRAC, laboratoire DILTEC-Paris 3).
27  De Keyzer D., 1999, op.cit. (note 45). Voir aussi le double DVD de l’ICEM Apprendre à lire naturellement : http://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/629.

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