Article cité dans le sujet :
Les racines de la révolte
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Anti-CPE, pro-CPE, anti-blocage... Au-delà des contradictions de ce «printemps 2006», portrait d'une génération déboussolée
La guerre des nerfs s'exacerbe sur les campus, entre ceux qui veulent torpiller le CPE en faisant le siège des facs - le 27 mars, une soixantaine d'universités et 600 lycées étaient perturbés ou bloqués - et ceux, toujours plus nombreux, qui clament sur tous les tons la "liberté d'étudier". On n'avait jamais vu, dans un mouvement étudiant, une telle poussée des "antibloqueurs". Dans les bâtiments de Tolbiac, à Paris, grévistes et non-grévistes se sont affrontés, lundi matin - avec, à l'horizon, un avis de gros temps sur les examens. La jeunesse des facs est devenue un vaste mouvement de résistance. Mais à chacun la sienne. Tandis que les uns réclament la tête de Villepin, les autres montent ou réactivent des associations - Liberté chérie, Stop Blocage, SOS Facs Bloquées ou encore Halte au blocage. Le 26 mars, ils étaient 3 000 - 1 000, selon la police - à défiler sous leur bannière à Paris. "Il est interdit d'interdire aux étudiants d'étudier", pouvait-on lire sur une banderole. On prend le credo de Mai 68 et on le met à l'envers, pendant que sur Internet fleurissent les blogs d'étudiants "pris en otages". Ni pour ni contre le CPE: "a-po-li-ti-ques". Telle Ségolène, en deuxième année d'histoire de l'art à Nanterre (Hauts-de-Seine), qui en a "marre d'être un dommage collatéral" des anti-CPE. "La fac est devenue une zone de non-droit!" peste-t-elle. Pas de quoi démoraliser les contestataires, dont les rangs n'ont cessé d'enfler depuis que Villepin a dégainé le CPE en urgence à la mi-janvier. Le 7 février, entre 218 000 et 400 000 personnes battaient le pavé dans toute la France. Le 7 mars, ils étaient de 400 000 à 1 million. Le 10, la Sorbonne était prise d'assaut par quelques centaines d'étudiants et évacuée dans la nuit. Le 18, entre 530 000 et 1,5 million de personnes défilaient. Et le 28 s'annonçait plus fort encore. De plus de 1 million à 3 millions de personnes ont manifesté dans toute la France, selon les estimations. D'après les instituts de sondage, de 68 à 80% des 15-24 ans veulent désormais le retrait du CPE. Même si la grève n'a pas été massive, les enseignants ont largement débrayé: à 42,72% dans les collèges et à 36,83% dans les lycées.Le 26 mars, la coordination nationale étudiante et lycéenne - près de 400 délégués représentant "68 universités en grève et un millier de lycées touchés" - a demandé la démission du gouvernement et appelé à paralyser les grands axes routiers et ferroviaires le 30 mars. Avec la perspective d'une grève générale le 4 avril, "si rien n'a bougé". Et si les anti-CPE ne sont pas submergés par les casseurs. Dès le début du défilé parisien, le 28 mars, des groupes se sont attaqués aux manifestants, arrachant violemment sacs et portables. Avant cette journée de manifs monstres, déjà, 1 400 arrestations avaient été effectuées. Bizarrement, les premiers jeunes qui sont passés en comparution immédiate n'étaient pas ceux que l'on attendait. Etudiants au casier vierge, travailleurs précaires, ils ont parfois été condamnés à de la prison ferme.
Qu'y a-t-il de commun entre les anti-CPE qui occupent les facs, les pro-CPE qui se disent pris en otage, les "anars" qui ont vandalisé l'Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, les casseurs, qui ont déboulé des cités, et les antiblocage qui, malgré leur hostilité à la mesure Villepin, refusent de louper leurs cours et s'organisent en collectifs? Au-delà de leurs divergences tactiques, politiques ou sociales, ils se ressemblent, ancrés à leurs bandes, attachés à leurs parents, désespérément accrochés à des diplômes dont, en grandissant, ils voient la cote s'effondrer. Ce CPE symbolise deux maux qu'ils refusent tous. 1. La discrimination, c'est-à-dire le mal absolu pour cette génération élevée dans le culte de l'égalité. 2. La précarité, c'est-à-dire la réalité dans ce qu'elle a de plus effrayant à leurs yeux. Ils ont entendu leurs parents vilipender les injustices et célébrer le droit de toutes les minorités à la "non-discrimination". Et voilà qu'ils sont, eux-mêmes, traités comme une minorité. Ils ont écouté leurs professeurs les mettre en garde contre la fragilité de leur avenir - le diplôme étant censé jouer le rôle de bouclier - et voilà qu'on inscrit la précarité dans les termes mêmes du contrat qu'on leur offre, quel que soit leur niveau d'études. Ils se sentent trahis, floués, stigmatisés, coupables d'être jeunes. Cette solution du CPE est l'un des symptômes d'une société qui va mal et qui doit s'adapter, vite fait, à un monde qui mute vertigineusement, ils le savent. Mais ils retiennent qu'ils vont servir de variable d'ajustement. Deux ans après la fin de leurs études, les jeunes Français connaissent un taux de chômage de 23% (celui des moins de 25 ans sans diplôme ou ayant le niveau brevet atteint 29,6%). Or, au-delà de leurs jugements sur le CPE, un sentiment d'incertitude les réunit tous : ils ont soif de repères fiables, d'adultes crédibles, de promesses tenues. Comme l'observe Daniel Cohn-Bendit, dans Le Monde 2, les révoltés de 1968 étaient "offensifs", ceux de 2006 sont "défensifs". Ils ne prétendent pas, pour l'instant, changer la société. Juste y entrer. On leur a promis une place. Ils veulent la prendre. A leurs conditions.
Ou plutôt à celles qu'on leur a fait miroiter. Ces jeunes qu'on voit descendre dans la rue - au-delà du rituel printanier - sont les produits d'une époque, d'une crise économique, mais aussi d'une éducation. Ils sont les enfants d'une génération séduisante et séductrice qui a déposé dans leurs berceaux toutes les merveilles qu'ils avaient arrachées aux générations précédentes: des libertés nouvelles, des droits inédits, le culte de l'autonomie et de l'hédonisme, l'obsession du développement personnel, le goût de la tolérance, mais aussi le réflexe du "moi d'abord". Pétris d'utopies dansantes et d'idéologies sectaires, les enfants de 68 ont donné naissance à des jeunes pragmatiques et raisonneurs, décidés à ne pas s'en laisser conter, mais pas forcément à remettre en question les valeurs dont on les a équipés. Il n'est pas certain que celles-ci les préparent à affronter l'avenir. Sous la colère flotte une génération désarmée, la première à qui la génération précédente aura moins transmis qu'elle n'a reçu, comme le souligne Alice Rufo (voir l'encadré plus bas).
"A ceux qui veulent précariser les jeunes les jeunes répondent: "Résistance!"" Le 7 mars, le 16, le 18, le 28, c'était le slogan le plus structuré des manifestations, celui qu'on scandait derrière la bannière de l'Unef. Certes, la coordination étudiante a annoncé à Dominique de Villepin que sa période d'essai était terminée, mais la plupart des revendications, jusque-là, étaient encadrées et circonstanciées. A Toulouse, à Paris, à Rennes ou à Marseille, ils ont crié non à cette "Catastrophe pour l'emploi", ce "Contrat précarité exclusion", "Carrément pas envisageable". C'est tout. Il n'y a eu qu'une poignée d'anarchistes pour écrire sur les murs: "Le salarié se tue à la tâche, le patron se tue à la hache". A Bobigny (Seine-Saint-Denis), Romain, 19 ans, Lucile, 21 ans, et Pierre, 20 ans, étudiants en DUT carrières sociales, option animation socioculturelle, prétendent non pas refaire la société, mais juste caresser une utopie précise : "Un monde où tous les jeunes auraient les mêmes chances." Vite, Romain corrige : "Même si c'est un objectif difficile à atteindre, ne serait-ce que parce que l'éducation coûte cher, au moins s'en approcher." Ils ne veulent pas paraître trop gourmands ni naïfs. "J'ai confiance dans la jeunesse, dit Pierre, elle ne se laisse pas faire."
Lui, en tout cas, avec l'Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev), milite auprès des collégiens pour le respect, la liberté, la tolérance religieuse, "pour les préparer à un monde difficile". Il a juste "assez peur" de ne pas trouver de travail. Ces trois-là, à Bobigny, sont anti-CPE et antiblocage mais on voit mal ce qui les sépare de Sandy, d'Ariane et de Réjane, trois étudiantes en multimédia, du même âge, qui viennent d'occuper la fac de Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne), la nuit, pendant une semaine. "Le problème, soupirent-elles, c'est qu'on n'arrive pas à savoir ce qu'on veut ni ce qui va nous arriver." Sarcastique, Ariane ajoute : "On est plus prise de tête que nos parents." Elles ne savent pas si le monde du travail aura besoin d'elles dans trois ans, quand elles sortiront de la fac avec un bac + 5. Elles ne savent pas quoi penser des patrons. "Des gros cons, pour certains", selon Sandy. Pourtant, la soeur de Réjane a tant harcelé les entreprises pour montrer sa motivation qu'un patron l'a choisie de préférence à un candidat doté d'expérience - finalement, ces gens-là ne sont pas tous insensibles. Ce qu'elles savent, en revanche, c'est qu'aujourd'hui, avec le bac, "on ne fait plus grand-chose", dit Sandy en citant ses parents. De leur temps, c'était plus facile. "Mon père n'avait pas le bac, mais il a pu trouver une place d'infirmier psychiatrique assez vite, raconte Romain. Maintenant, on nous demande un bagage de culture générale de plus en plus élevé."
"De leur temps, c'était plus facile." Inéluctablement, au détour des conversations, les étudiants finissent par comparer leur situation et celle de leurs parents. Le bilan est toujours négatif. Si négatif que le sociologue Louis Chauvel, qui parle de jeunesse "sacrifiée" au profit des baby-boomers, se demande si le conflit des générations ne finira pas par exploser tragiquement: "Devaquet, CIP, génération précaire... les moments de tensions se rapprochent de plus en plus, observe-t-il. Même assez déstructurés politiquement, ces mouvements montrent que la désespérance des jeunes s'accroît, sans aucun traitement de fond. Un jour peut-être, surviendra le Big One. Tout faux pas peut aboutir à une mobilisation massive." Le sociologue François Dubet, qui vient de publier au Seuil Injustices. L'expérience des inégalités au travail, réfute l'expression "génération sacrifiée" - "C'est par exemple faux en termes d'accès aux études" - mais affirme qu'il y a bien là l'angoisse d'une classe d'âge qui traverse les classes sociales. Il voit dans le mouvement anti-CPE une réplique de celui des banlieues, à l'automne. "Les étudiants ont peur des casseurs, qui parasitent les manifs, et les jeunes des banlieues considèrent les étudiants comme des privilégiés qui rejettent ce qu'on ne leur propose pas, à eux. Mais tous posent en commun le problème de l'accès au travail. Certains sont déjà out; les autres ont peur de l'être. Cette classe d'âge a le sentiment qu'elle n'a pas vraiment d'avenir."
Or, pour se défendre, cette génération n'est pas représentée, insiste Louis Chauvel: "Les titulaires d'un mandat syndical ou politique à temps plein avaient 45 ans en 1982 et 57 en 2000! L'âge médian du député était de 52 ans en 1997. Il est de 57 ans en 2002." Et il ajoute que l'écart de rémunération moyenne entre un trentenaire et un quinquagénaire est passé de 15% en 1977 à 40% en 2000. Valérie, 27 ans, en CDI dans une boîte de communication, considère elle aussi que les jeunes sont victimes d'ostracisme. Après avoir amassé une licence d'histoire, un diplôme de Sciences po, une kyrielle de stages et de CDD, elle "plafonne", dit-elle, à 2 000 euros net. "Cela finit par me courir, cette inadéquation entre mon niveau de diplôme, mon investissement, mon salaire et le discours ambiant. On nous dit sans cesse qu'il faut travailler pour faire nos preuves, mais je n'arrête pas! Pour moi, les 35 heures, c'est la moitié de la semaine!" Quand ses parents tentent de la calmer en lui répétant qu'elle a bien de la chance d'avoir un boulot quand tant d'autres n'en ont pas, elle explose: "Tout ça, ce sont des discours qui cherchent à justifier une position de rentiers. Ils sont assis sur leur tas d'or, on va leur payer leurs retraites, il y en a marre!"
"Virez les vieux!" lançait à la Une, il y a peu, le magazine Technikart. C'est venu comme une poussée de boutons à la puberté: le trentenaire, le premier, a dégainé son ressentiment. Plein le dos de la génération 1968 qui tient le haut du pavé après l'avoir jeté sur les CRS. Plein le dos de ces donneurs de leçons, de ces séducteurs satisfaits, de ces VRP du concept opportuniste. Plein le dos de ces parents fusionnels qui n'ont rien à transmettre hors le mythe de leur éternelle jeunesse. Les pamphlets se sont mis à pleuvoir à seaux. Au Parti socialiste, le trentenaire Laurent Baumel, responsable national aux études, réclamait l'an dernier un droit d'inventaire sur les méfaits des baby-boomers: "On peut émettre l'hypothèse, écrivait-il dans une note, que les nouvelles libertés personnelles dont ont pu bénéficier les hommes et les femmes de la génération 68 [?] n'ont pas eu que des effets entièrement positifs sur la structuration identitaire et psychologique de leurs enfants." Comme pour désamorcer toute tentative de mutinerie, les baby-boomers se sont empressés de couper l'herbe sous le pied de leurs critiques et de se vautrer, eux-mêmes, dans l'autocontestation. Même les people s'y sont mis, comme Thierry Ardisson, qui a signé à l'automne des Confessions d'un baby-boomer très attendries. De quoi justifier les gémissements de Laurent Guimier et Nicolas Charbonneau, dans Génération 69 (Michalon): "On n'a pas le droit de toucher à la jeunesse des soixante-huitards, car elle est intouchable, par définition. Si cette jeunesse a eu tort, parfois, elle seule a le droit de le reconnaître. Si d'autres viennent le lui dire, ce sont des petits cons." Mais que veulent les "petits cons"?
La bagarre, mais pas la guerre, affirme le philosophe Michel Lacroix, qui vole à la défense de ses congénères dans un plaidoyer exaltant Le Fabuleux Destin des baby-boomers (L'Atelier). "Les jeunes se battent pour le pouvoir, pour les postes, mais, au fond, ils partagent les valeurs des baby-boomers", avance-t-il. Une analyse confirmée par Pierre Bréchon, qui dirige l'Institut d'études politiques de Grenoble et préside l'Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs (Arval). "Sur la plupart des grandes questions, dit-il, on ne trouve pas ou guère de différences entre générations." Les jeunes ont des problèmes particuliers - panne de l'ascenseur social - mais ils ont le même attachement à la liberté individuelle que leurs aînés. Divorce, euthanasie, avortement, homosexualité, suicide, chacun est censé faire ce qu'il veut ou peut. Idem pour dire que tous les hommes se valent mais préciser que, "quand les emplois sont rares, il faut les réserver aux nationaux". La "valeur fidélité", selon l'expression de Bréchon, augmente chez les jeunes, de même que la demande d'ordre social et d'ordre public. Mais, sur ces sujets-là, le clivage entre niveaux sociaux est plus marqué que celui qui distingue jeunes et vieux. Le sociologue Olivier Galland, qui étudie l'évolution des valeurs, explique que généralement chaque génération est plus permissive que la précédente : "Mais ce mouvement s'est stoppé avec la génération née après 1969." Les jeunes réclament, plus ou moins confusément, des repères, de la rigueur, de l'autorité, de la morale publique. Dans L'Etat de l'opinion (Seuil), que vient de publier la Sofres, Emmanuel Rivière affirme que la France, quand elle réclame qu'on enseigne davantage le sens de l'effort, le respect d'autrui et de l'autorité, a tort de douter de sa jeunesse. Et il souligne ce paradoxe : "Les opinions exprimées par les 18-24 ans ne donnent pas le sentiment que leurs aînés auraient à se méfier d'eux. Ils partagent en effet l'idée que les valeurs de respect et le goût de l'effort manquent aux jeunes générations et estiment, exactement comme la moyenne des Français, que les juges ne sont pas assez sévères avec les jeunes délinquants." En revanche, pas très regardants sur certains sujets, ils trouvent "acceptable" de travailler au noir (76%, pour 52% des Français en moyenne), de fumer du haschisch (50%, pour 29%), de frauder dans les transports (25%, pour 15%). Autre hiatus générationnel: généralement plus ouverts sur les sujets polémiques (l'idée européenne ou le fait musulman), ils sont largement favorables au mariage gay et à l'adoption d'enfants par les couples homos.
Si le mouvement anti-CPE devait continuer à flamber, il n'aurait donc sans doute rien à voir avec Mai 68. "Les étudiants de 68, rappelle Dubet, étaient considérablement moins nombreux, ne connaissaient pas le chômage, et disaient: ? Notre avenir est assuré, mais celui que nous propose la société ne nous plaît pas. Ils voulaient moderniser la France, c'était un mouvement romantique, mû par un désir de révolution culturelle." Les jeunes de 2006 ne critiquent pas la société de consommation ni même l'université, au contraire. Ecoutez Bruno Julliard, président de l'Unef: "L'université d'aujourd'hui n'est pas responsable du chômage, le diplôme reste la meilleure arme, on peut être fier de notre université publique, trop méprisée dans notre pays." Pas vraiment un discours de poseur de bombe. Evidemment, ce n'est pas ce qu'on entend sur Skyrock, la radio la plus écoutée par les jeunes, où s'expriment grosses colères, fantasmes protéiformes, suivisme générationnel et lyrisme trash. Mais, pourtant, la révolte anti-CPE exprime d'abord l'indignation d'une corporation - les jeunes - à qui on a appris à protester contre toute forme d'injustice.
L'injustice, elle est là, accuse Sélim, dans cette "discrimination négative" que constitue le CPE. Le 16 mars, Sélim a battu le pavé de Marseille, le torse barré d'un "Contrat pour l'esclavage" couleur sang. Il a 23 ans et "la rage", dit-il, de ne pas parvenir à décrocher un contrat de qualif', après un Deug de psycho, des boulots de standardiste et une bonne centaine de CV envoyés depuis deux mois. "Quand on galère pour trouver un emploi, on n'a pas envie d'entendre dire qu'on va pouvoir nous virer." Ses parents sont arrivés d'Algérie dans les années 1960. Son père travaillait à l'usine. Sa mère était femme de ménage. "Ils ont trimé comme des malades, avant que mon père ne perde son boulot quand l'usine a fermé. J'ai voulu bosser, je suis allé à la fac, et je ne trouve rien. J'en ai marre. A quoi ça sert, mon diplôme?" Bonne question, dont peu ont la réponse. Un diplôme, c'est mieux que rien. Pas une assurance tous risques. Même Anne, 21 ans, étudiante à Sciences po, qui se sent "moyen concernée par tout ça", comprend que les étudiants en université s'interrogent sur la valeur de leur diplôme. "Moi, dit-elle, je ne trouverai peut-être pas immédiatement de CDI, mais je n'ai pas de vertige par rapport à ça. Je trouverai au moins un CDD grâce à mon école ou à des connaissances de mes parents. Sinon, j'irai à l'étranger". Comme elle, 65% des bac + 4 se disent prêts à quitter la France.
Surtout, tous le répètent, ils ne veulent pas qu'on les prenne pour des imbéciles. Qu'on les croie dupes. Serge, 24 ans, rasta et fils d'un prof de fac, a raté son bac trois fois. Il n'est pas allé à la manif, à Toulouse. Ce jour-là, il avait des carreaux à poser. Un petit boulot au noir, après tant d'autres. "Les CDD, finalement, ça me convient assez." Pas le CPE : "Des coups de stress pendant deux ans, en fonction de la météo, c'est long!" Il pense surtout que le CPE, c'est n'importe quoi, un truc, une ficelle de bonimenteur: "La politique, c'est du matraquage de com', du bricolage en fonction des sondages. Tout est fait à la va-vite. Ça fait des années qu'on vit la précarité, nous, les jeunes, et on nous sort du chapeau ce nouveau sigle qui prétend tout régler, avec en plus une procédure d'urgence. Il n'y a pas plus urgence qu'il y a un an, que je sache!"
"Et pourquoi créer un contrat spécial jeunes? s'énerve Sélim. C'est une tare, la jeunesse? On est moins intelligents, on a plus à prouver que tous les autres, pour qu'on nous menace de nous virer du jour au lendemain comme des Kleenex?" Il pousse un gros soupir. "Il y a de la dignité blessée dans la réaction des jeunes", observe le sociologue du travail Jean-Pierre Le Goff. A propos des diplômés sous-employés, François Dubet parle même de "noblesse déchue". Les enfants nés dans les années 1980 ont été élevés dans l'idée que la jeunesse était le moteur de la société, du changement, de l'Histoire. "Ils ont été encensés avec une démagogie extrême, soutient Le Goff. On les a traités comme des citoyens à part entière bien avant leurs 18 ans. C'étaient les rois." On leur a demandé d'être créatifs, autonomes, responsables, bref d'être les "auteurs d'eux-mêmes", comme dit Paul Yonnet. De quoi fabriquer des fils et des filles aimants pour les baby-boomers. Mais aussi - c'est le phénomène Tanguy - dépendants pour un bon bout de temps.
Car voilà le paradoxe: alors qu'on les avait exhortés à devenir ultra-performants, il n'y a plus de boulot. "Effectivement, dit Le Goff, l'actualité est émaillée de restructurations, de licenciements, de patrons qui partent les poches pleines bien qu'ils aient échoué." Les enfants du désir, si choyés, si aimés, prennent le réel en pleine figure. C'est un choc auquel ils étaient peu préparés. La démocratisation scolaire s'est accompagnée d'une "vulgate pédagogique tendant à privilégier la culture de l'authenticité plutôt que d'imposer des normes d'apprentissage", écrit la sociologue Dominique Pasquier, qui a consacré un livre aux Cultures lycéennes (éd. Autrement). Pour conjurer leur anxiété - qu'ils partagent, arc-boutés sur leurs "avantages acquis" - leurs parents leur ont répété qu'ils ont droit à la sécurité dans tous les domaines, à condition d'étudier, et même à la réussite. "On a fabriqué du ressentiment", insiste Le Goff. Car l'atterrissage est cruel. "Chacun de nos choix devient existentiel, soupire Elsa, 22 ans, étudiante en économie à Paris I. En seconde, on flippait déjà. Personne ne nous a rassurés. A l'idée de me retrouver hôtesse d'accueil ou standardiste, j'ai les boules." Sophie, 28 ans, chargée de travaux dirigés en droit du travail, raconte que tous ses étudiants viennent lui demander des lettres de recommandation et qu'ils ont peur: "Je suis trop jeune, trop vieux, trop nul." Cette peur irrigue toute une jeunesse victimisée qui a le blues, quelles que soient les dissensions de ses membres. Ils étaient des héros. Ils tombent de haut. Même les plus mûrs d'entre eux, les plus privilégiés. Selon une étude confidentielle conduite par Euro RSCG auprès de la nouvelle génération des leaders d'opinion, cette dernière est à la recherche de valeurs et de certitudes "qui ne seraient pas des martingales". Elle voudrait affirmer sa passion de la vie contre la peur, la victimisation et la dépression qui ravagent la société, traversée par une crise majeure de son identité: "Elle ne sait tout simplement plus qui elle est." Les plus jeunes, les moins nantis, les plus marginalisés, ceux qui manquent de mots et de repères solides partent en vrille. Ils cèdent à la violence ou à la tentation des choix haineux: interrogés par la Sofres en février, 23% des 18-24 ans se disaient prêts à voter pour Le Pen (23% pour Sarkozy). Ou, plus simplement, en panne de normes adultes, ils se construisent - grâce à l'école, à la télé, à Internet - un monde horizontal où règne, de tribu en tribu, la "tyrannie de la majorité" dénoncée hier par Hannah Arendt et aujourd'hui relevée par Dominique Pasquier, qui constate un "durcissement des consignes".
Eclatés en microsociétés disparates, que finiront par inventer les jeunes de 2006? Il faudra bien qu'un jour ils se réconcilient avec le réel, avec ce système dont leurs parents se méfient: 7 Français sur 10 considèrent que les hommes politiques ne se préoccupent pas de ce qu'ils pensent (Sofres) et 36% d'entre eux adhèrent à l'économie de marché (GlobalScan), alors que les Chinois, les Britanniques et les Allemands, eux, y croient à mort. Qu'ils se réconcilient... ou qu'ils construisent autre chose.
Etudiants, lycéens : la carte syndicale
L'Union nationale des étudiants de France (Unef), dirigée, depuis juillet 2005, par Bruno Julliard, 25 ans, tient le haut du pavé de la mobilisation. Fort de ses 29 000 adhérents, le syndicat a le c?ur à gauche, tendance Henri Emmanuelli et Benoît Hamon (NPS). Il vient d'être rétrogradé à la deuxième place aux élections des centres régionaux des ?uvres universitaires et sociales (Crous) par la Fédération des associations générales étudiantes (Fage). Contestées par l'Unef (qui avait appelé au boycott), ces élections ont obtenu un taux de participation particulièrement faible: 4,41%, contre 8,25% en 2004. Devenue la première organisation étudiante, la Fage est un agrégat de plus d'un millier d'associations de bords divers. Créé en 1989, présidé par Jean-François Martins, ce mouvement se veut "apolitique", modéré, et cherche à se démarquer de l'Unef. Hostile au "jusqu'au-boutisme", la Fage a pris position contre les blocages. Et accepté de rencontrer Dominique de Villepin. "La Fage regroupe des associations hétérogènes, souligne Robi Morder, chercheur et président du Groupe d'études et de recherche sur les mouvements étudiants. Elle est ainsi fortement implantée dans les établissements dont la population, soumise à des études contraignantes, est moins encline à faire la grève, par exemple, en médecine ou dans les écoles d'ingénieurs. Les associations qui la composent sont très autonomes et son positionnement national n'a pas de conséquences locales." La Confédération étudiante (CE), proche de la CFDT, est née, elle, en 2003, du départ de l'Unef de ceux de ses membres qui trouvaient le syndicat étudiant insuffisamment réformiste. Présidée par Julie Coudry, elle revendique 2 000 adhérents. Enfin, l'Union nationale interuniversitaire (UNI), créée après les événements de Mai 68, est un mouvement associé à l'UMP. Seul syndicat national étudiant de droite, dirigé par Olivier Vial, il aurait 25 000 adhérents.
Du côté des lycéens, la FIDL (Fédération indépendante et démocratique lycéenne), présidée par Tristan Rouquier, entretient des liens forts avec SOS-Racisme. Dirigée par Karl Stoeckel, l'UNL (Union nationale lycéenne), née en 1994 après les manifestations contre le CIP, se situe plus largement dans la sphère d'influence socialiste. "Des liens peuvent exister entre syndicats étudiants et partis politiques, confirme Robi Morder. Mais la courroie de transmission fonctionne dans les deux sens. Car, si les jeunes peuvent demander des conseils aux anciens, ils n'aiment pas qu'on leur dise ce qu'ils doivent faire."
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