DEUXIÈME
CONFÉRENCE
Séance du
mercredi 28 août.
Première partie : leçon de choses sur le blé
MESSIEURS,
Son Exc. M. le Ministre de l’Instruction publique, qui
nous a fait l’honneur d’assister à ma première conférence, m’a adressé un
reproche très-agréable à recevoir, peut-être même le plus agréable que puisse entendre
une personne qui a parlé : il a trouvé que je n’en avais pas assez dit.
« Pour être conséquente avec vous-même, m’a dit M. le
Ministre, et puisque vous voulez que l’enseignement soit concret, vous devez donner l’exemple. Vous avez expliqué les leçons
de choses, il faut maintenant que vous alliez en faire. »
C’est pourquoi je reviens vers vous, apportant ce petit
matériel,...
Mme Pape désigne une caisse posée
sur une chaise auprès d’elle.
Cette boîte bien close ne récèle aucune sorcellerie, quoique,
pour la petite population enfantine, elle renferme de véritables enchantements.
Il faut d’abord vous rappeler que la leçon de choses n’est point une branche
spéciale d’enseignement, mais une forme
qui s’adapte à tous les sujets, aux plus élevés et aux plus complexes, comme
aux plus simples et aux plus faciles.
Il y a deux ans, un excellent journal, l’Économiste français, publiait quelques
articles intitulés : Les Leçons de choses
à la Sorbonne. On entendait sous cette désignation les cours scientifiques
faits par les plus savants professeurs de Paris, dans cette salle même, pendant
les soirées d’hiver, et qui sont, pour leurs auditeurs assidus, de véritables
et grandes leçons de choses. Que sont, en effet, ces intéressantes leçons ? Chacun
le sait, ce sont des démonstrations
expliquées. Voilà leur attrait, leur charme. Il faut qu’il en soit de même pour
instruire l’enfance.
N’est-il pas évident qu’ici les extrêmes se touchent? Et
puisque la même vérité se retrouve aux deux points opposés, on doit en conclure
qu’elle existe sur toute la ligne qui les relie.
Je vous demande la permission de vous transporter en
esprit dans une salle d’asile.
Le plaisir de la surprise est très vif chez l’enfance.
Il est proportionnel au désir de connaître. Il faut savoir profiter de cette
ardeur, et la ménager avec art, de manière â concentrer sur la leçon tout l’intérêt
et toute l’attention que la nature de l’enfant comporte.
Cet art n’exige ni complication, ni recherche. Les mères
le trouvent dès la naissance de leur enfant, preuve que rien n’est plus simple,
plus naturel que cet art là. Il consiste simplement à aimer, et à désirer faire
plaisir à ceux qu’on aime. Et il est si doux d’aimer les enfants ! et si facile
de leur être agréable ! Ils se laissent si aisément charmer, et entraîner là où
l’on veut les conduire !
Si donc on montre aux enfants une corbeille comme celle-ci
(Mme Pape ouvre la
caisse et en tire une élégante petite corbeille fermée.)
source de la photo : http://shopping.cherchons.com/ |
Et qu’on leur dise : « J’ai là dedans une chose très précieuse,
l’une des plus précieuse qu’il y ait sur la terre ; un véritable trésor !
Devinez !... »
Les enfants intrigués, et les yeux avidement fixés sur
la corbeille nommeront tout ce qu’ils savent de plus beau : de l’argent ? de l’or
? des bijoux? des diamants?
— Mieux que tout cela [1] ! »
Alors l’institutrice, la mère qui joue avec ses enfants,
ouvre son petit panier et leur montre.... ceci....
(Mme Pape, ayant
ouvert la corbeille, en tire et présente un morceau de pain!)
source de la photo : http://sciencejunior.fr/ |
Qu’y a-t-il sur la terre de plus précieux que le pain
? Le pain qui nourrit le corps de l’homme, son serviteur obéissant, le pouvoir
exécutif de sa volonté, de son âme ! Que sont l’or et l’argent à côté du pain ?
Rappelez-vous l’histoire de ce roi de la Fable, Midas, qui, ayant obtenu de
Bacchus que tout ce qu’il toucherait fût changé en or, vit tous ses aliments se
transformer en cet indigeste métal, et faillit périr de faim au milieu de ses
richesses.
Voici donc du pain. Mais comment et avec quoi se fait
le pain ? Avec quoi ! Eh bien ! il se fait avec cette chose que voici.
(Mme Pape montre un
petit sac de farine.)
source de la photo : http://mazeres09.wordpress.com/ |
source de la photo : http://www.fotosearch.fr/ |
C’est une poudre blanche. Mais toutes les poudres blanches
ne sont pas bonnes à faire le pain.
(Mme Pape montre un
autre petit sac semblable au premier.)
source de la photo : http://www.gyproc.be/ |
Celle-ci, par exemple, sert à faire des maisons. L’une
est de la farine, l’autre est du
plâtre. Le plâtre, si on en mangeait, ne pourrait que donner la mort! Combien
donc il est essentiel de ne pas confondre les choses qu’on emploie ! de ne pas
prendre le plâtre pour la farine ! le poison pour la nourriture! le mal pour le
bien! Il y a des choses si différentes qui se ressemblent si parfaitement !
Mais soyez tranquilles, enfants, Dieu a placé près de vous deux anges gardiens visibles
: votre père et votre mère. Eux savent faire la distinction et choisir pour
vous ! vous donner ce qui est utile et non aucune autre chose nuisible. Ayez confiance
dans leur sollicitude sage, éclairée. Mangez avec sécurité le pain qu’ils vous
donnent. Vous n’avez à votre âge que deux choses à bien savoir : vous confier
et obéir!
– Mais où trouve-t-on cette farine ? qui est-ce qui la
donne ? d’où provient-elle? Elle provient d’une plante qu’on nomme le blé. Et
cette plante, la voici.
(Mme Pape présente une
poignée d’herbe verte.)
source de la photo : http://www.yogamrita.com/ |
— Comment, diront les enfants, c’est cela qui procure
de la farine ? Où donc est-elle cachée? nous ne la voyons pas.
— En effet, répondrez-vous, il n’y a pas de farine là
dedans. Ceci c’est la plante enfant, et comme vous, enfants, elle ne peut
encore donner de fruits. Il faut que cette herbe grandisse, qu’elle devienne du
blé mûr pour pouvoir produire la graine qui contient la farine. Et quand elle
est devenue grande, voici ce qu’elle est.
(Mme Pape montre une
petite gerbe de beau froment mûr.)
http://www.agriculture.gouv.sn/articles/fili%C3%A8re-bl%C3%A9 |
Voilà la plante, grande, belle, parfaite et féconde ! Elle
ne ressemble guère à cette pauvre petite poignée d’herbe que je vous montrais
tout à l’heure. Mais un tout petit enfant blanc et rose ne ressemble pas non plus
à un homme fait, barbu, dont les bras sont robustes. La petite plante n’a
encore autre chose à faire que de croître, bien droite et bien portante; mais devenue
grande, et par cela seul qu’elle aura grandi, qu’elle aura rempli sa mission de
jeune plante, qu’elle n’aura pas manqué à l’ordre que Dieu lui a donné de s’accroître,
elle produira naturellement et sans effort, ces beaux épis dans lesquels sont
renfermés les grains avec lesquels on fait la farine et le pain !
Mais comment et où sème-t-on le blé ? Dans les jardins?
Non, certainement. Il y en aurait trop peu pour nourrir tout le monde, car tout
le monde, ou à peu près.... tout le monde mange du pain, les Français surtout.
Il faut semer le blé dans les champs. Mais alors comment travaille-t-on là
terre ? la bêche-t-on ? (l’enfant des villes ne sait pas encore ces choses). Enfin
comment ouvre-t-on le sein de la terre pour y déposer la semence ?
— On l’ouvre avec un grand couteau. Oh ! ce n’est pas un
couteau de table, bien sûr ; c’est un couteau fait exprès pour labourer les
champs. Le voici : on l’appelle une charrue. »
(Mme Pape montre une
petite charrue sans roues ni accessoires[2].)
source de la photo : http://fr.topic-topos.com/charrue-saint-segal |
On fait voir et distinguer à l’enfant les différentes
parties de cet instrument, on les lui nomme ; on lui explique comment le soc de
la charrue, enfoncé dans le sein de la terre, y trace un sillon en la rejetant
à droite et à gauche.
À ce sujet, il faut que je vous raconte une chose qui vous
surprendra et, je l’espère, vous affligera, comme elle m’a surprise et affligée
moi-même. Hier, lorsque je suis entrée dans un magasin de jouets pour me procurer
une charrue, la marchande m’a demandé :
— Qu’est-ce que cela, une charrue?
Comprenez-vous? qu’est-ce qu’une charrue ? À Paris,
au cœur de la civilisation, ne pas connaître, même de nom, la charrue, l’alpha
et l’oméga de toute civilisation !.... Oui, je le répète, on ignore, à
tous les âges, une foule de choses dont nous ne nous doutons pas. De là des
lacunes effrayantes!... I1 est donné aux leçons de choses d’y remédier dans une
notable partie. Cette certitude suffit pour nous engager à l’essayer de toutes nos
forces.
Revenons à notre sujet.
« Mais comment parvenir à labourer les champs? Elle
est bien dure la terre ! Les forces dé l’homme n’y suffiront pas.
— Comment ? Dieu ne nous pas donné des amis pour nous
aider? les bons amis que voici. »
(Mme Pape présente une
paire de petits chevaux attelés à un avant-train sur lequel elle pose le timon
de la charrue. Un murmure de gaieté se fait entendre dans toute la salle. Mme
Pape, y faisant allusion, ajoute : )
source : http://didiergouxbis.blogspot.com/ |
Jugez donc quels seraient votre joie et votre intérêt
si vous étiez encore des petits enfants!
Oui, les voilà, ces amis vaillants et dociles, qui prêtent
leur force à l’homme, labourent pour lui, tirent à eux seuls non seulement le
poids de la charrue, mais le poids de la terre sèche qu’il faut ouvrir
profondément. Et ces amis, que Dieu nous a donnés, non seulement sont plus forts
que les hommes, mais ils sont, plus dociles, et moins exigeants. Ils ne
demandent pour prix de leurs efforts, parfois bien pénibles, qu’un peu de paille
ou de foin, une poignée d’avoine, des soins réguliers et de la douceur, c’est-à-dire
ce qui est de la plus stricte justice.
Aussi je pense que nous devons bien les aimer, ces généreux
et fidèles amis ; que nous ne les frappons jamais, que nous ne les maltraitons
pas, que nous ne les surchargeons pas. Car si nous leur donnions une tâche au-dessus
de leurs forces, nous serions des insensés. Nous épuiserions ces forces
précieuses que Dieu a mises à notre service. Et si nous frappions les animaux,
si nous les maltraitions, nous serions plus que des insensés, nous serions des
ingrats! Et vous savez ce que disait un poète anglais, lord Byron : Tous les vices sont des vertus à côté de l’ingratitude!
Mais ne trouvez-vous pas que tout cet appareil, avec son
attelage, ses deux roues, cet objet unique porté sur un avant-train, ressemble
à quelque chose qui n’est point une charrue ?... Cherchez... rappelez-vous si
vous n’avez rien vu qui ressemble à. ceci?... Vous trouvez?... Mais vous n’êtes
pas sûrs... Mais oui, c’est cela!
(Mme Pape
enlève rapidement le soc porté sur l’avant-train, le remplace par un petit canon
et ajoute : )
source de la photo : http://www.e-artdoffrir.com/ |
Oui, ceci
ressemble à une charrue, mais ce n’est point une charrue : c’est un canon !
!... Quelle différence, n’est-ce pas ? La charrue nourrit, — le canon tue !
Les champs où passe la charrue sont des champs de blé,— ceux où passe le canon,
des champs de carnage. Enfin, la charrue, c’est la paix; — le canon, c’est la
guerre !
Ah ! si la paix existait partout ; à l’asile, à l’école,
dans la rue, au foyer paternel ! Si ces enfants grandissaient sous son
influence tutélaire, en contractaient la douce habitude, s’en imprégnaient pour
ainsi dire dans leur cœur, dans leur caractère, dans leur vie tout entière, ce
fléau de la guerre disparaîtrait bientôt. Il s’évanouirait par l’extension de
la concorde universelle. La paix, la concorde ne devraient-elles pas être l’atmosphère
de l’enfance! Mais au contraire, nous leur donnons le triste exemple de nos
dissensions, de nos disputes, de nos rivalités, petites ou grandes. Et comme si
ce n’était pas assez des réalités pour les pousser à la discorde, nous leur
donnons pour jouets, des canons !...
Ah ! messieurs, unissons tous nos efforts pour substituer
à cet esprit de guerre, l’esprit de paix qui est l’esprit de Dieu ! et pour
hâter le jour où les marchands de jouets demanderont, non plus comme aujourd’hui
: qu’est-ce qu’une charrue? mais : qu’est-ce
qu’un canon? ...
[1] Il n’est peut-être pas inutile de dire qu’il ce
moment, les quinze cents grands auditeurs de la Sorbonne se montraient aussi
intrigués que l’eussent été les petits auditeurs supposés.
[2] C’était un petit modèle sorti de la maison Hachette.
Marie-Pape Carpantier, Conférences faites aux instituteurs à la Sorbonne en 1867.
INTRODUCTION
DE LA
MÉTHODE DES
SALLES D’ASILE
DANS L’ENSEIGNEMENT
PRIMAIRE
Deuxième Conférence. a) Leçon de choses, le Pain ; b) Les cubes de Fröbel
Quatrième Conférence. a) Le goût du beau ; b) Leçon de choses, la Locomotion
Marie Pape-Carpantier (interprétée par Marilou Berry)
source de la photo : http://lkmagazine.jimdo.com/ |
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