14 novembre 2012

Leçon de choses : le blé, la farine, le pain (Marie-Pape Carpantier)


DEUXIÈME CONFÉRENCE
Séance du mercredi 28 août.

Première partie : leçon de choses sur le blé


               MESSIEURS,

Son Exc. M. le Ministre de l’Instruction publique, qui nous a fait l’honneur d’assister à ma première conférence, m’a adressé un reproche très-agréable à recevoir, peut-être même le plus agréable que puisse entendre une personne qui a parlé : il a trouvé que je n’en avais pas assez dit.
« Pour être conséquente avec vous-même, m’a dit M. le Ministre, et puisque vous voulez que l’enseignement soit concret, vous devez donner l’exemple. Vous avez expliqué les leçons de choses, il faut maintenant que vous alliez en faire. »
C’est pourquoi je reviens vers vous, apportant ce petit matériel,...
Mme Pape désigne une caisse posée sur une chaise auprès d’elle.
Cette boîte bien close ne récèle aucune sorcellerie, quoique, pour la petite population enfantine, elle renferme de véritables enchantements.
Il faut d’abord vous rappeler que la leçon de choses n’est point une branche spéciale d’enseignement, mais une forme qui s’adapte à tous les sujets, aux plus élevés et aux plus complexes, comme aux plus simples et aux plus faciles.
Il y a deux ans, un excellent journal, l’Économiste français, publiait quelques articles intitulés : Les Leçons de choses à la Sorbonne. On entendait sous cette désignation les cours scientifiques faits par les plus savants professeurs de Paris, dans cette salle même, pendant les soirées d’hiver, et qui sont, pour leurs auditeurs assidus, de véritables et grandes leçons de choses. Que sont, en effet, ces intéressantes leçons ? Chacun le sait, ce sont des démonstrations expliquées. Voilà leur attrait, leur charme. Il faut qu’il en soit de même pour instruire l’enfance.
N’est-il pas évident qu’ici les extrêmes se touchent? Et puisque la même vérité se retrouve aux deux points opposés, on doit en conclure qu’elle existe sur toute la ligne qui les relie.
Je vous demande la permission de vous transporter en esprit dans une salle d’asile.
Le plaisir de la surprise est très vif chez l’enfance. Il est proportionnel au désir de connaître. Il faut savoir profiter de cette ardeur, et la ménager avec art, de manière â concentrer sur la leçon tout l’intérêt et toute l’attention que la nature de l’enfant comporte.
Cet art n’exige ni complication, ni recherche. Les mères le trouvent dès la naissance de leur enfant, preuve que rien n’est plus simple, plus naturel que cet art là. Il consiste simplement à aimer, et à désirer faire plaisir à ceux qu’on aime. Et il est si doux d’aimer les enfants ! et si facile de leur être agréable ! Ils se laissent si aisément charmer, et entraîner là où l’on veut les conduire !
Si donc on montre aux enfants une corbeille comme celle-ci
(Mme Pape ouvre la caisse et en tire une élégante petite corbeille fermée.)


source de la photo : http://shopping.cherchons.com/
Et qu’on leur dise : « J’ai là dedans une chose très précieuse, l’une des plus précieuse qu’il y ait sur la terre ; un véritable trésor ! Devinez !... »
Les enfants intrigués, et les yeux avidement fixés sur la corbeille nommeront tout ce qu’ils savent de plus beau : de l’argent ? de l’or ? des bijoux? des diamants?
— Mieux que tout cela       [1] ! »
Alors l’institutrice, la mère qui joue avec ses enfants, ouvre son petit panier et leur montre.... ceci....
(Mme Pape, ayant ouvert la corbeille, en tire et présente un morceau de pain!)
source de la photo : http://sciencejunior.fr/
Qu’y a-t-il sur la terre de plus précieux que le pain ? Le pain qui nourrit le corps de l’homme, son serviteur obéissant, le pouvoir exécutif de sa volonté, de son âme ! Que sont l’or et l’argent à côté du pain ? Rappelez-vous l’histoire de ce roi de la Fable, Midas, qui, ayant obtenu de Bacchus que tout ce qu’il toucherait fût changé en or, vit tous ses aliments se transformer en cet indigeste métal, et faillit périr de faim au milieu de ses richesses.
Voici donc du pain. Mais comment et avec quoi se fait le pain ? Avec quoi ! Eh bien ! il se fait avec cette chose que voici.
(Mme Pape montre un petit sac de farine.)

source de la photo : http://mazeres09.wordpress.com/

source de la photo : http://www.fotosearch.fr/

C’est une poudre blanche. Mais toutes les poudres blanches ne sont pas bonnes à faire le pain.
(Mme Pape montre un autre petit sac semblable au premier.)
source de la photo : http://www.gyproc.be/
Celle-ci, par exemple, sert à faire des maisons. L’une est de la farine, l’autre est du plâtre. Le plâtre, si on en mangeait, ne pourrait que donner la mort! Combien donc il est essentiel de ne pas confondre les choses qu’on emploie ! de ne pas prendre le plâtre pour la farine ! le poison pour la nourriture! le mal pour le bien! Il y a des choses si différentes qui se ressemblent si parfaitement ! Mais soyez tranquilles, enfants, Dieu a placé près de vous deux anges gardiens visibles : votre père et votre mère. Eux savent faire la distinction et choisir pour vous ! vous donner ce qui est utile et non aucune autre chose nuisible. Ayez confiance dans leur sollicitude sage, éclairée. Mangez avec sécurité le pain qu’ils vous donnent. Vous n’avez à votre âge que deux choses à bien savoir : vous confier et obéir!
– Mais où trouve-t-on cette farine ? qui est-ce qui la donne ? d’où provient-elle? Elle provient d’une plante qu’on nomme le blé. Et cette plante, la voici.
(Mme Pape présente une poignée d’herbe verte.)
source de la photo : http://www.yogamrita.com/
— Comment, diront les enfants, c’est cela qui procure de la farine ? Où donc est-elle cachée? nous ne la voyons pas.
— En effet, répondrez-vous, il n’y a pas de farine là dedans. Ceci c’est la plante enfant, et comme vous, enfants, elle ne peut encore donner de fruits. Il faut que cette herbe grandisse, qu’elle devienne du blé mûr pour pouvoir produire la graine qui contient la farine. Et quand elle est devenue grande, voici ce qu’elle est.
(Mme Pape montre une petite gerbe de beau froment mûr.)
http://www.agriculture.gouv.sn/articles/fili%C3%A8re-bl%C3%A9


Voilà la plante, grande, belle, parfaite et féconde ! Elle ne ressemble guère à cette pauvre petite poignée d’herbe que je vous montrais tout à l’heure. Mais un tout petit enfant blanc et rose ne ressemble pas non plus à un homme fait, barbu, dont les bras sont robustes. La petite plante n’a encore autre chose à faire que de croître, bien droite et bien portante; mais devenue grande, et par cela seul qu’elle aura grandi, qu’elle aura rempli sa mission de jeune plante, qu’elle n’aura pas manqué à l’ordre que Dieu lui a donné de s’accroître, elle produira naturellement et sans effort, ces beaux épis dans lesquels sont renfermés les grains avec lesquels on fait la farine et le pain !
Mais comment et où sème-t-on le blé ? Dans les jardins? Non, certainement. Il y en aurait trop peu pour nourrir tout le monde, car tout le monde, ou à peu près.... tout le monde mange du pain, les Français surtout. Il faut semer le blé dans les champs. Mais alors comment travaille-t-on là terre ? la bêche-t-on ? (l’enfant des villes ne sait pas encore ces choses). Enfin comment ouvre-t-on le sein de la terre pour y déposer la semence ?
— On l’ouvre avec un grand couteau. Oh ! ce n’est pas un couteau de table, bien sûr ; c’est un couteau fait exprès pour labourer les champs. Le voici : on l’appelle une charrue. »
(Mme Pape montre une petite charrue sans roues ni accessoires[2].)
source de la photo :  http://fr.topic-topos.com/charrue-saint-segal

On fait voir et distinguer à l’enfant les différentes parties de cet instrument, on les lui nomme ; on lui explique comment le soc de la charrue, enfoncé dans le sein de la terre, y trace un sillon en la rejetant à droite et à gauche.
À ce sujet, il faut que je vous raconte une chose qui vous surprendra et, je l’espère, vous affligera, comme elle m’a surprise et affligée moi-même. Hier, lorsque je suis entrée dans un magasin de jouets pour me procurer une charrue, la marchande m’a demandé :
— Qu’est-ce que cela, une charrue?
Comprenez-vous? qu’est-ce qu’une charrue ? À Paris, au cœur de la civilisation, ne pas connaître, même de nom, la charrue, l’alpha et l’oméga de toute civilisation !.... Oui, je le répète, on ignore, à tous les âges, une foule de choses dont nous ne nous doutons pas. De là des lacunes effrayantes!... I1 est donné aux leçons de choses d’y remédier dans une notable partie. Cette certitude suffit pour nous engager à l’essayer de toutes nos forces.
Revenons à notre sujet.
« Mais comment parvenir à labourer les champs? Elle est bien dure la terre ! Les forces dé l’homme n’y suffiront pas.
— Comment ? Dieu ne nous pas donné des amis pour nous aider? les bons amis que voici. »
(Mme Pape présente une paire de petits chevaux attelés à un avant-train sur lequel elle pose le timon de la charrue. Un murmure de gaieté se fait entendre dans toute la salle. Mme Pape, y faisant allusion, ajoute : )
source : http://didiergouxbis.blogspot.com/
Jugez donc quels seraient votre joie et votre intérêt si vous étiez encore des petits enfants!
Oui, les voilà, ces amis vaillants et dociles, qui prêtent leur force à l’homme, labourent pour lui, tirent à eux seuls non seulement le poids de la charrue, mais le poids de la terre sèche qu’il faut ouvrir profondément. Et ces amis, que Dieu nous a donnés, non seulement sont plus forts que les hommes, mais ils sont, plus dociles, et moins exigeants. Ils ne demandent pour prix de leurs efforts, parfois bien pénibles, qu’un peu de paille ou de foin, une poignée d’avoine, des soins réguliers et de la douceur, c’est-à-dire ce qui est de la plus stricte justice.
Aussi je pense que nous devons bien les aimer, ces généreux et fidèles amis ; que nous ne les frappons jamais, que nous ne les maltraitons pas, que nous ne les surchargeons pas. Car si nous leur donnions une tâche au-dessus de leurs forces, nous serions des insensés. Nous épuiserions ces forces précieuses que Dieu a mises à notre service. Et si nous frappions les animaux, si nous les maltraitions, nous serions plus que des insensés, nous serions des ingrats! Et vous savez ce que disait un poète anglais, lord Byron : Tous les vices sont des vertus à côté de l’ingratitude!
Mais ne trouvez-vous pas que tout cet appareil, avec son attelage, ses deux roues, cet objet unique porté sur un avant-train, ressemble à quelque chose qui n’est point une charrue ?... Cherchez... rappelez-vous si vous n’avez rien vu qui ressemble à. ceci?... Vous trouvez?... Mais vous n’êtes pas sûrs... Mais oui, c’est cela!
 (Mme Pape enlève rapidement le soc porté sur l’avant-train, le remplace par un petit canon et ajoute : )
source de la photo : http://www.e-artdoffrir.com/
Oui, ceci ressemble à une charrue, mais ce n’est point une charrue : c’est un canon ! !... Quelle différence, n’est-ce pas ? La charrue nourrit, — le canon tue ! Les champs où passe la charrue sont des champs de blé,— ceux où passe le canon, des champs de carnage. Enfin, la charrue, c’est la paix; — le canon, c’est la guerre !
Ah ! si la paix existait partout ; à l’asile, à l’école, dans la rue, au foyer paternel ! Si ces enfants grandissaient sous son influence tutélaire, en contractaient la douce habitude, s’en imprégnaient pour ainsi dire dans leur cœur, dans leur caractère, dans leur vie tout entière, ce fléau de la guerre disparaîtrait bientôt. Il s’évanouirait par l’extension de la concorde universelle. La paix, la concorde ne devraient-elles pas être l’atmosphère de l’enfance! Mais au contraire, nous leur donnons le triste exemple de nos dissensions, de nos disputes, de nos rivalités, petites ou grandes. Et comme si ce n’était pas assez des réalités pour les pousser à la discorde, nous leur donnons pour jouets, des canons !...
Ah ! messieurs, unissons tous nos efforts pour substituer à cet esprit de guerre, l’esprit de paix qui est l’esprit de Dieu ! et pour hâter le jour où les marchands de jouets demanderont, non plus comme aujourd’hui : qu’est-ce qu’une charrue? mais : qu’est-ce qu’un canon? ...


[1] Il n’est peut-être pas inutile de dire qu’il ce moment, les quinze cents grands auditeurs de la Sorbonne se montraient aussi intrigués que l’eussent été les petits auditeurs supposés. 
[2] C’était un petit modèle sorti de la maison Hachette.



Marie-Pape Carpantier, Conférences faites aux instituteurs à la Sorbonne en 1867.
     
INTRODUCTION
DE LA
MÉTHODE DES SALLES D’ASILE
DANS L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE




Marie Pape-Carpantier (interprétée par Marilou Berry)

source de la photo : http://lkmagazine.jimdo.com/

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