Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et
condamné au désespoir» (29.04.2016)
Par Alexandre Devecchio
Publié le 29/04/2016 à 19:36
Mathieu Bock-Côté : «L'homme sans civilisation est nu et
condamné au désespoir»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - A l'occasion de la sortie de son
nouveau livre, Mathieu Bock-Côté a accordé un entretien fleuve à FigaroVox.
L'intellectuel québécois y proclame son amour de la France et fait part de son
angoisse de voir le multiculturalisme détruire les identités nationales.
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie et chargé de
cours aux HEC à Montréal. Ses travaux portent principalement sur le
multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question
nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices politiques (VLB éditeur,
2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal,
2012) et de La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et
multiculturalisme dans le Québec post-référendaire (Boréal, 2007). Mathieu
Bock-Côté est aussi chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Son
dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique vient de paraître
aux éditions du Cerf.
En tant que Québécois, quel regard portez-vous sur la
société française?
Je m'en voudrais d'abord de ne pas dire que j'aime
profondément la France et que j'hérite d'une tradition très francophile,
autrefois bien présente chez nous, qui considère encore un peu votre pays comme
une mère-patrie. La France, en un mot, ne nous est pas étrangère. Vous me
pardonnerez ces premiers mots, mais ils témoignent de mon affection profonde
pour un pays avec lequel les Québécois entretiennent une relation absolument
particulière. En un mot, j'ai le sort de la France à cœur !
La pénétration de l'idéologie multiculturelle, que vous
dénoncez dans votre livre, est-elle en France aussi forte que dans les pays
d'Amérique ?
Le multiculturalisme prend un visage tout à fait singulier
au Canada. Au Canada, le multiculturalisme est inscrit dans la constitution de
1982, imposé de force au Québec, qui ne l'a jamais signé. Il a servi
historiquement à noyer le peuple québécois dans une diversité qui le privait de
son statut de nation fondatrice. Pierre Trudeau, le père de Justin Trudeau,
était radicalement hostile au peuple québécois, à son propre peuple, qu'il
croyait traversé par une tentation ethnique rétrograde. C'était faux, mais
c'était sa conviction profonde, et il voulait désarmer politiquement le Québec
et le priver de sa prétention à constituer une nation.
Dans l'histoire du Canada, nous étions un peuple fondateur
sur deux. Avec le multiculturalisme d'État, on nous a transformés en nuance
identitaire parmi d'autres dans l'ensemble canadien. Il faut rappeler ces
origines oubliées du multiculturalisme canadien à ceux qui n'en finissent plus
d'idéaliser un pays qui a œuvré à oblitérer sa part française.
Je vous donne au passage ma définition du multiculturalisme,
valable au-delà du contexte canadien: c'est une idéologie fondée sur
l'inversion du devoir d'intégration. Traditionnellement, c'était la vocation de
l'immigré de prendre le pli de la société d'accueil et d'apprendre à dire nous
avec elle. Désormais, c'est la société d'accueil qui doit se transformer pour
accommoder la diversité. La culture nationale perd son statut: elle n'est plus
qu'un communautarisme parmi d'autres. Elle devra toutefois avoir la grandeur
morale de se dissoudre pour expier ses péchés passés contre la diversité.
Retour au Canada. Au fil du temps, le multiculturalisme
canadien s'est autonomisé de sa vocation antiquébécoise et en est venu à
représenter paradoxalement le cœur de l'identité canadienne. Il a remplacé ce
qu'on pourrait appeler l'identité historique canadienne par une identité
idéologique fondée sur la prétention. Ce qui tient lieu d'identité commune au
Canada aujourd'hui, et cela plus encore depuis l'arrivée au pouvoir de Justin
Trudeau, que la France regarde étrangement d'un air enamouré, c'est le
sentiment d'être une superpuissance morale, exemplaire pour l'humanité entière,
une utopie réussie représentant non seulement un pays admirable, mais la
prochaine étape dans le progrès de l'humanité.
L'indépendantiste québécois que je suis a un regard pour le
moins sceptique devant cet ultranationalisme canadien qui conjugue la fierté
cocardière et l'esprit post-moderne.
Plus largement, au Canada, le multiculturalisme sert de
machine à normaliser et à banaliser les différences les plus extrêmes, les
moins compatibles avec ce qu'on appellera l'esprit de la civilisation
occidentale ou les mœurs occidentales. C'est le pays du communautarisme
décomplexé, c'est aussi celui où on peut prêter son serment de citoyenneté en
niqab avec la bénédiction des tribunaux et du premier ministre, qui y voit une
marque admirable de tolérance.
C'est le pays qui banalise sous le terme d'accommodements
raisonnables un relativisme généralisé, qui peut aller très loin. C'est le pays
où certains iront même jusqu'à dire que le niqab est peut-être même le symbole
par excellence de la diversité canadienne, puisque son acceptation par les
élites témoigne de la remarquable ouverture d'esprit de ceux qui le dirigent et
des institutions qui le charpentent. Pour le dire autrement, le Canada pratique
un multiculturalisme à la fois radicalisé et pacifié.
En France, le multiculturalisme semble moins agressif ...
Il domine aussi l'esprit public mais n'est pas
nécessairement revendiqué par les élites, qui entretiennent, à travers la
référence aux valeurs républicaines, l'idéal d'une nation transcendant sa
diversité. On sait bien que la réalité est autre et que la référence
républicaine s'est progressivement désincarnée et vidée de sa substance
nationale depuis une trentaine d'années.
En fait, la France fait une expérience tragique du
multiculturalisme. Elle se délite, se décompose sous nos yeux, et la plupart de
mes interlocuteurs, ici, me confessent avoir une vision terriblement pessimiste
de l'avenir de leur pays. J'ajoute, et je le dis avec tristesse, que les
Français semblent nombreux, lorsque leur pays est attaqué, à se croire
responsable du mauvais sort qu'ils subissent, comme s'ils avaient intériorisé
pleinement le discours pénitentiel occidental, qui pousse nos nations à
s'autoflageller en toutes circonstances.
Le multiculturalisme s'est imposé chez vous par une gauche
qui, depuis le passage du socialisme à l'antiracisme, au début des années 1980,
jusqu'à la stratégie Terra Nova, en 2012, a été de moins en moins capable de
parler le langage de la nation, comme si cette dernière était une fiction
idéologique au service d'une majorité tyrannique désirant écraser les
minorités.
Il s'est aussi imposé avec l'aide des institutions
européennes, qui sont de formidables machines à dénationaliser les peuples
européens.
La droite, par ailleurs, toujours prompte à vouloir donner
des gages au progressisme, a peu à peu abandonné aussi la nation, ou s'est du
moins contentée de la définir de manière minimaliste en en évacuant l'histoire
pour retenir seulement les fameuses valeurs républicaines.
Le multiculturalisme est la dynamique idéologique dominante
de notre temps, et cela en Amérique du nord comme en Europe occidentale. Chez
les élites, il suscite la même admiration béate ou la même passion militante.
Il propose toujours le même constat : nos sociétés sont pétries de stéréotypes
et de préjugés, elles sont fermées à la différence et elles doivent se
convertir à la diversité pour enfin renaître, épurées de leur part mauvaise,
lavées de leurs crimes. Pour emprunter les mots d'un autre, le
multiculturalisme se présente comme l'horizon indépassable de notre temps et
comme le seul visage possible de la démocratie.
La gauche européenne, en général, y voit d'ailleurs le cœur
de son programme politique et idéologique.
Je note autre chose : le multiculturalisme est partout en
crise, parce qu'on constate qu'une société exagérément hétérogène, qui ne
possède plus de culture commune ancrée dans l'histoire et qui par ailleurs,
renonce à produire du commun, est condamnée à entrer en crise ou à se déliter.
Lorsqu'on légitime les revendications ethnoreligieuses les plus insensées au
nom du droit à la différence, on crée les conditions d'une déliaison sociale
majeure.
Mais devant cette crise, le multiculturalisme, loin de
s'amender, loin de battre en retraite, se radicalise incroyablement. Pour ses
thuriféraires, si le multiculturalisme ne fonctionne pas, c'est qu'on y résiste
exagérément, c'est que les nations historiques, en refusant de s'y convertir,
l'empêchent de transformer pour le mieux nos sociétés selon les termes de la
promesse diversitaire.
Il faudra alors rééduquer les populations pour transformer
leur identité et les amener à consentir à ce nouveau modèle : on cherche, par
l'école, à fabriquer un nouveau peuple, ayant pleinement intériorisé l'exigence
diversitaire. On cherchera à culpabiliser les peuples pour les pousser à enfin
céder à l'utopie diversitaire.
C'est la tentation autoritaire du multiculturalisme, qui est
tenté par ce qu'on pourrait appeler une forme de despotisme qui se veut
éclairé.
Quels sont les points communs et différence avec la France ?
L'histoire des deux pays, naturellement n'est pas la même.
La France est un vieux pays, une vieille culture, une vieille civilisation qui
se représente généralement comme un monde commun à transmettre et non comme une
utopie à exporter, même si la révolution française a eu un temps cette
tentation.
En un mot, la France a des ressources inouïes pour résister
au multiculturalisme même si elle ne les mobilise pas tellement le discours
culpabilisateur inhibe les peuples et les convainc que l'affirmation de leur
identité relève de la xénophobie et du racisme.
Mais encore une fois, il faut le dire, c'est le même
logiciel idéologique qui est à l'œuvre. Il repose sur l'historiographie
victimaire, qui criminalise les origines de la nation ou réduit son histoire à
ses pages noires, sur la sociologie antidiscriminatoire, qui annihile la possibilité
même d'une culture commune, dans la mesure où elle n'y voit qu'une culture
dominante au service d'une majorité capricieuse, et sur une transformation de
la démocratie, qui sera vidée de sa substance, dans la mesure où la
judiciarisation des problèmes politiques et le transfert de la souveraineté
vers le gouvernement des juges permet de désarmer institutionnellement un
peuple qu'on soupçonne de céder au vice de la tyrannie de la majorité.
En un mot, si l'idéologie multiculturaliste s'adapte à
chaque pays où elle s'implante, elle fait partout le même diagnostic et
prescrit les mêmes solutions: c'est qu'il s'agit d'une idéologie, finalement,
qui pose un diagnostic global et globalement négatif sur l'expérience
historique occidentale.
Vous définissez aussi le multiculturalisme comme la créature
de Frankenstein du marxisme. Mais cette idéologie est née dans les pays
anglo-saxons de culture libérale. N'est-ce pas paradoxal ?
Je nuancerais. Le multiculturalisme comme idéologie s'est
développée au cœur des luttes et contestations qui ont caractérisé les radical
sixties et les radical seventies et s'est alimenté de références idéologiques
venant des deux côtés de l'Atlantique. Par ailleurs, de grands intellectuels
français ont joué un rôle majeur dans la mise en place de cette idéologie, née
du croisement d'un marxisme en décomposition et des revendications issues de la
contre-culture. Michel Foucault et Alain Touraine, par exemple, ont joué un
grand rôle dans la construction globale de l'idéologie multiculturaliste. En
fait, je dirais que la crise du progressisme a frappé toutes les gauches
occidentales. Chose certaine, il ne faut pas confondre l'idéologie
multiculturaliste avec une simple expression globalisée de l'empire américain.
C'est une explication trop facile à laquelle il ne faut pas céder.
En France, vieux pays jacobin qui a fait la révolution, le
multiculturalisme reste contesté malgré la conversion de la majorité de nos
élites …
Il est contesté partout, il est contesté au Québec, il est
contesté en Grande-Bretagne, il est contesté aux États-Unis, il est aussi
contesté chez vous, cela va de soi. Sur le fond des choses, le refus du
multiculturalisme repose sur le refus d'être dépossédé de son pays et de voir
la culture nationale transformée en identité parmi d'autres dans une
citoyenneté mosaïque. Il serait quand même insensé que la civilisation
française devienne optionnelle sur son territoire, certains pouvant s'en
réclamer, d'autres pas, mais tous cohabitant dans une fausse harmonie que de
vrais propagandistes nommeront vivre-ensemble.
Le drame de cette contestation, c'est qu'elle est souvent
inhibée, disqualifiée ou criminalisée. La simple affirmation du sentiment
national a longtemps passé pour de la xénophobie plus ou moins avouée, qu'il
fallait combattre de toutes les manières possibles. D'ailleurs, la
multiplication des phobies dans le discours médiatique, qui témoigne d'une
psychiatrisation du débat public : on veut exclure du cercle de la
respectabilité démocratique ceux qui sont attachés, d'une manière ou d'une
autre, à l'État-nation.
On ne sortira pas de l'hégémonie multiculturaliste sans
réaffirmer la légitimité du référent national, sans redonner ses lettres de
noblesse à un patriotisme enraciné et décomplexé.
Depuis quelques années, on observe également en France la
percée d'un féminisme identitaire qui semble tout droit inspiré de Judith
Butler. Quelle a été son influence au Québec et plus largement en Amérique du
Nord ? Ce féminisme est-il une variante du multiculturalisme ?
Ce féminisme est dominant dans nos universités et est
particulièrement influent au Québec, surtout dans une nouvelle génération
féministe très militante qui voit dans la théorie du genre l'expression la plus
satisfaisante d'une certaine radicalité théorique qui est pour certains une
drogue dure. La théorie du genre, en d'autres mots, est à la mode, très à la
mode (et elle l'est aussi plus généralement dans les universités
nord-américaines et dans les milieux culturels et médiatiques), et il est mal
vu de s'y opposer. Il faut pourtant dire qu'elle est portée par une tentation
nihiliste radicale, qui entend tout nier, tout déconstruire, au nom d'une
liberté pensée comme pure indétermination. C'est le fantasme de
l'autoengendrement. La théorie du genre veut éradiquer le monde historique et
reprendre l'histoire à zéro, en quelques sortes, en abolissant la possibilité
même de permanences anthropologiques.
On peut certainement y voir une autre manifestation de
l'héritage des radical sixties et de l'idéologie diversitaire qui domine
généralement les départements de sciences sociales et au nom de laquelle on
mène la bien mal-nommée lutte contre les discriminations - parce qu'à force de
présenter toute différence à la manière d'une discrimination, on condamne
toutes les institutions à la déconstruction.
Devant Judith Butler, la tentation
première est peut-être de s'esclaffer. Je comprends cela. Il faut pourtant
prendre son propos très au sérieux, car sa vision des choses, et plus
largement, du courant néoféministe qu'elle représente, est particulièrement
efficace dans les milieux qui se veulent progressistes et craignent par-dessus
tout de ne pas avoir l'air assez à gauche.
Depuis les attentats de janvier 2015, le débat autour de
l'islam divise profondément la France. Cette question est-elle aussi centrale
en Amérique du Nord ? Pourquoi ?
Elle est présente, très présente, mais elle est l'est de
manière moins angoissante, dans la mesure où les communautarismes ne prennent
pas la forme d'une multiplication de Molenbeek, même si la question de l'islam
radical et violent inquiète aussi nos autorités et même si nous avons aussi
chez certains jeunes une tentation syrienne.
Mais la question du voile, du voile intégral, des
accommodements raisonnables, se pose chez nous très vivement - et je note qu'au
Québec, on s'inquiète particulièrement du multiculturalisme. Nos sociétés sont
toutes visées par l'islamisme. Elles connaissent toutes, aussi, de vrais
problèmes d'intégration.
Généralisons un peu le propos : partout en Occident, la
question de l'Islam force les pays à se poser deux questions fondamentales :
qu'avons-nous en propre, au-delà de la seule référence aux droits de l'homme,
et comment intégrer une population qui est culturellement très éloignée, bien
souvent, des grands repères qui constituent le monde commun en Occident ?
Cela force, à terme, et cela de manière assez étonnante,
plusieurs à redécouvrir la part chrétienne oubliée de notre civilisation. Non
pas à la manière d'une identité confessionnelle militante, évidemment, mais
tout simplement sous la forme d'une conscience de l'enracinement.
Les musulmans qui arrivent en Occident doivent accepter
qu'ils arrivent dans une civilisation qui a longtemps été le monde chrétien, et
où sur le plan symbolique, l'héritage chrétien conserve une prédominance
naturelle et légitime.
Cela ne veut pas dire, évidemment, qu'il faille courir au
conflit confessionnel ou à la guerre des religions : ce serait désastreux.
Mais simplement dit, la question de l'islam nous pousse à
redécouvrir des pans oubliés de notre identité, même si cette part est
aujourd'hui essentiellement culturalisée.
Le conservatisme rappelle à l'homme qu'il est un héritier et
que la gratitude, comprise comme une bienveillance envers le monde qui nous
accueille, est une vertu honorable. C'est une philosophie politique de la finitude.
L'islamisme et ses prétentions hégémoniques ne sont-ils pas
finalement incompatible avec le multiculturalisme qui suppose le «vivre
ensemble» ?
L'islamisme a un certain génie stratégique : il mise sur les
droits consentis par les sociétés occidentales pour les retourner contre elles.
Il se présente à la manière d'une identité parmi d'autres dans la société
plurielle: il prétend s'inscrire dans la logique du multiculturalisme, à
travers lui, il banalise ses revendications. Il instrumentalise les droits de
l'homme pour poursuivre l'installation d'un islam radical dans les sociétés
occidentales et parvient à le faire en se réclamant de nos propres principes.
Il se présente à la manière d'une identité parmi d'autres qui réclame qu'on
l'accommode, sans quoi il jouera la carte victimaire de la discrimination.
C'est très habile. À travers cela, il avance, il gagne du terrain et nous lui
cédons. Devant cela, nous sommes moralement désarmés.
Il faudrait pourtant se rappeler, dans la mesure du
possible, que lorsqu'on sépare la démocratie libérale de ses fondements
historiques et civilisationnels, elle s'effrite, elle se décompose. La
démocratie désincarnée et dénationalisée est une démocratie qui se laisse
aisément manipuler par ses ennemis déclarés. D'ailleurs, au vingtième siècle,
ce n'est pas seulement au nom des droits de l'homme mais aussi au nom d'une
certaine idée de notre civilisation que les pays occidentaux ont pu se dresser
victorieusement contre le totalitarisme. Du général de Gaulle à Churchill en passant
par Soljenitsyne, la défense de la démocratie ne s'est pas limitée à la défense
de sa part formelle, mais s'accompagnait d'une défense de la civilisation dont
elle était la forme politique la plus achevée.
Comment voyez-vous l'avenir de la France. Le renouveau
conservateur en germe peut-il stopper l'offensive multiculturaliste de ces 30
dernières années ?
On dit que la France a la droite la plus bête du monde.
C'est une boutade, je sais, mais elle est terriblement injuste.
Je suis frappé, quant à moi, par la qualité intellectuelle
du renouveau conservateur, qui se porte à la fois sur la question identitaire
et sur la question anthropologique, même si je sais bien qu'il ne se réclame
pas explicitement du conservatisme, un mot qui a mauvaise réputation en France.
Je définis ainsi le conservatisme : une philosophie politique
interne à la modernité qui cherche à la garder contre sa tentation démiurgique,
contre la tentation de la table-rase, contre sa prétention aussi à abolir
l'histoire comme si l'homme devait s'en extraire pour se livrer à un fantasme
de toute-puissance sociale, où il n'entend plus seulement conserver, améliorer,
transformer et transmettre la société, mais la créer par sa pure volonté. Le
conservatisme rappelle à l'homme qu'il est un héritier et que la gratitude,
comprise comme une bienveillance envers le monde qui nous accueille, est une
vertu honorable. C'est une philosophie politique de la finitude.
L'homme sans histoire, sans culture, sans patrie, sans
famille et sans civilisation n'est pas libre : il est nu et condamné au
désespoir.
Réponse un peu abstraite, me direz-vous. Mais pas
nécessairement: car on aborde toujours les problèmes politiques à partir d'une
certaine idée de l'homme. Si nous pensons l'homme comme héritier, nous nous
méfierons de la réécriture culpabilisante de l'histoire qui domine aujourd'hui
l'esprit public dans les sociétés occidentales. Ce que j'espère, c'est que la
renaissance intellectuelle du conservatisme en France trouve un débouché
politiquement, qui normalement, ne devrait pas être étranger à l'héritage du
gaullisme. Pour l'instant, ce conservatisme semble entravé par un espace
politique qui l'empêche de prendre forme.
Et pour ce qui est du multiculturalisme, on ne peut bien y
résister qu'à condition d'assumer pleinement sa propre identité historique, ce
qui permet de résister aux discours culpabilisants et incapacitants. Il faut
donc redécouvrir l'héritage historique propre à chaque pays et cesser de croire
qu'en l'affirmant, on bascule inévitablement dans la logique de la
discrimination contre l'Autre ou le minoritaire. Cette reconstruction ne se
fera pas en quelques années. Pour user d'une image facile, c'est le travail
d'une génération.
Le multiculturalisme peut-il finalement réussir le vieux
rêve marxiste de révolution mondiale ? La France va-t-elle devenir les
Etats-Unis ou le Canada ?
À tout le moins, il s'inscrit dans la grande histoire du
progressisme radical et porte l'espoir d'une humanité réconciliée, délivrée de
ses différences profondes, où les identités pourraient circuler librement et
sans entraves dans un paradis diversitaire. On nous présente cela comme une
sublime promesse : en fait, ce serait un monde soumis à une terrible
désincarnation, où l'homme serait privé de ses ancrages et de la possibilité même
de l'enracinement. L'homme sans histoire, sans culture, sans patrie, sans
famille et sans civilisation n'est pas libre: il est nu et condamné au
désespoir.
En un sens, le multiculturalisme ne peut pas gagner : il est
désavoué par le réel, par la permanence de l'authentique diversité du monde. Il
pousse à une société artificielle de carte postale, au mieux ou à la
décomposition du corps politique et au conflit social, au pire. Et il est
traversé par une vraie tentation autoritaire, chaque fois. Mais il peut tous
nous faire perdre en provoquant un effritement de nos identités nationales, en
déconstruisant leur légitimité, en dynamitant leurs fondements historiques.
Et pour la France, permettez-moi de lui souhaiter une chose :
qu'elle ne devienne ni les États-Unis, ni le Canada, mais qu'elle demeure la
France.
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