«Le monde des frontières paresseuses s’effondre» (05.07.2017)
La francophonie, grande oubliée de la «Macronie» ? (04.04.2017)
«Le monde des frontières paresseuses s’effondre» (05.07.2017)
Par Sonya Faure et Catherine Calvet — 5 juillet 2017 à 18:46
(mis à jour à 19:12)
Oeuvre de Calixte Dakpogan présentée à la Fondation Louis
Vuitton, dans l'exposition «Art/Afrique, le nouvel atelier», jusqu'au 4
septembre.
Oeuvre de Calixte Dakpogan présentée à la Fondation Louis
Vuitton, dans l'exposition «Art/Afrique, le nouvel atelier», jusqu'au 4
septembre. Photo Maurice Aeschimann Courtesy Caac the Pigozzi Collection
Le continent africain peut devenir un laboratoire pour
repenser les équilibres entre économie et écologie, estime l’économiste Felwine
Sarr. La «circulation», maître mot du XXIe siècle, est aussi une
«caractéristique des cultures africaines historiques», rappelle le penseur
Achille Mbembe.
«Le monde des
frontières paresseuses s’effondre»
Le politologue et historien Achille Mbembe (photo ci-contre,
en haut) et l’économiste Felwine Sarr (en bas) ont organisé, à l’automne à
Dakar, les Ateliers de la pensée. Ils expliquent pourquoi «l’africanisation de
la question planétaire» serait un événement majeur du débat d’idées à venir.
Comment expliquer l’essor actuel de la littérature et de la
pensée africaine et diasporique ?
Achille Mbembe : Le temps semble nous faire signe. Il n’y a
plus, dans le monde d’aujourd’hui, un «centre» qui légifère et impose son
vouloir sur le reste, même s’il existe encore, bien sûr, des foyers de
domination. L’une des forces des nouveaux mouvements de pensée afrodiasporiques
est de travailler dans les interfaces. Parce que partout où ils se trouvent,
ces penseurs sont à la fois du dedans et du dehors, et appartiennent à
plusieurs mondes simultanément, ils sont capables d’articuler un discours neuf.
Chacun d’entre nous, intellectuels, romanciers, artistes, a des trajectoires
individuelles dont certaines sont couronnées de succès. Mais cela ne suffit
plus. Si nous voulons que notre voix porte dans le monde, alors, le temps nous
invite à faire corps. C’est pourquoi nous avons, Felwine et moi, mis sur pied
les Ateliers de la pensée de Dakar. Nous voulions offrir une plateforme plus
large à ces voix et congédier pour de bon l’idée que l’Afrique est un continent
hors du monde. La contribution la plus novatrice au développement de l’écriture
et de la pensée critique d’expression française nous vient du monde
afrodiasporique. Il suffit de lire Nadia Yala Kisukidi, Elsa Dorlin, Francoise
Vergès, Mamadou Diouf, Hourya Benthouami, Abdourahmane Seck ou Pap Ndiaye sur
des questions aussi cruciales que l’islam, la citoyenneté, la race et les
situations minoritaires, la différence sexuelle.
Felwine Sarr : Sur le continent africain, comme en Europe,
il y a une attente de déchiffrement de ce monde qui semble aller dans tous les
sens. Certains commencent à comprendre que la pensée qui interroge avec le plus
d’acuité le monde présent, mais surtout le monde qui vient, ne vient plus
d’Europe, mais probablement d’Afrique. On assiste à un déplacement de la pensée
critique.
Pourquoi ce déplacement ?
A.M. : Parce que le monde des fausses dichotomies et des
frontières paresseuses est en train de s’effondrer, et de nouveaux voyages de
la pensée s’esquissent hors d’Europe. La pensée de la circulation est celle qui
répond le mieux aux enjeux du présent. Or, dans une large mesure, notre
contribution à l’histoire de la modernité vient du fait que nous avons été
contraints de bouger. Que ce soit le mouvement forcé à travers la traite des
esclaves ou les déplacements volontaires. Cette circulation est aussi une
caractéristique fondamentale des cultures africaines historiques, au sein
desquelles tout bouge : les dieux, les humains, les objets du commerce
transsaharien, les caravanes, même les Etats sont itinérants. Bref, la
civilisation s’origine dans la circulation. C’est pour cela que les Africains
ont payé et paient encore un prix colossal au maintien des frontières héritées
de la colonisation. La pensée africaine et diasporique a toujours eu une
dimension transnationale.
F.S. : L’Afrique est à la fois le continent le plus vieux en
histoire et le plus jeune en termes démographiques. Elle est le lieu où les
formes sociales les plus anciennes de l’humanité se sont déployées. C’est
surtout le seul continent qui n’a pas encore mené l’aventure industrielle à son
terme. C’est le continent «le moins avancé» sur cette voie, comme disent les
économistes et les théoriciens du «développement». Aujourd’hui, à l’heure de
l’Anthropocène, l’Afrique a peut-être de l’avance. Elle peut devenir le grand
laboratoire pour repenser les équilibres entre économie et écologie. Les
habitants des territoires où le capitalisme occidental est déjà pleinement
accompli n’ont pas tant conscience de l’entropie en cours. Ces questions se
posent à nous, Africains, de manière encore plus urgente qu’au reste du monde.
L’Afrique est une nouvelle terre d’utopies ?
F.S. : Sur le continent, des individus n’ont pas attendu
pour expérimenter, au quotidien, un autre rapport à la réalité. De nombreuses
expériences d’économie circulaire prennent en compte la relation entre
l’environnement et l’individu. Elles remettent en cause la notion de propriété,
repensent l’en-commun, la non-enclosure, ce que l’on partage.
A.M. : La forme ville est en train d’être réinventée à
Kinshasa, Luanda, Maputo, Abidjan… Prenez une ville comme Lagos, dont personne
ne connaît exactement le nombre d’habitants. Ici, les manières classiques de
compter, de calculer, de produire des statistiques sont mises en échec.
D’autres logiques de composition prennent le relais. Rien n’est perdu, tout est
recyclé, réparé, remis en circulation. Autre exemple : en Afrique, ont existé
des sociétés sans prison. Elles avaient d’autres mécanismes de punition,
d’administration de la justice, qui mériteraient d’être analysés aujourd’hui,
en cette ère globale d’inflation carcérale. A quoi pourrait ressembler une
société sans prison ? La même sorte de réflexion pourrait s’appliquer à
d’autres domaines : les formes d’hospitalité, la multiplicité des
appartenances…
Et à la démocratie ?
F.S. : La crise de la démocratie repose sur un problème de
représentation. L’Afrique précoloniale a expérimenté des formes de
participation extrêmement riches et diverses. Certaines sociétés ont organisé
la participation par classe d’âge, par catégories socioprofessionnelles ou par
rotation du pouvoir. Comment faire émerger une parole sociale opérante ?
Comment faire participer le plus grand nombre ? Le monde a beaucoup plus
d’exemples historiques à envisager que le seul mythe de la démocratie
athénienne, qui a fait son temps depuis Périclès.
A.M. : Tout effort de réinvention de la démocratie doit se
fixer pour horizon ce qu’il faut bien appeler «l’en-commun», cette instance qui
dépasse les frontières de l’Etat-nation et fait signe à la Terre entière. Elle
doit prendre en compte une nouvelle anthropologie de la communauté politique
qui va bien au-delà de la figure du citoyen, et qui fait place au migrant, à
l’étranger et surtout au passant, mais aussi au vivant dans son ensemble.
La fermeture progressive de l’Europe face à l’arrivée des
migrants est-elle le symptôme d’une crise de civilisation ?
F.S. : L’Europe aussi a besoin d’être irriguée par la
circulation, mais au contraire elle se barricade. A s’enfermer pourtant, elle
n’intéressera plus personne. Tout système qui se ferme finit par dégénérer, ce
principe est valable en biologie comme en sociologie. Patrick Chamoiseau le
décrit très bien dans son dernier livre, Frères migrants (Seuil, 2017). Il voit
les migrations comme le «sang de la terre». C’est la vie qui se rappelle aux
sociétés qui ont besoin d’être ré-irriguées.
Vous réfutez toute idée de «contre discours» : la pensée
africaine ne doit pas s’inscrire en opposition à l’Occident…
F.S. : Nous préférons détourner le regard. Un
contre-discours est toujours dans la sidération d’un discours dominant, il est
halluciné, fasciné. Nous n’avons rien à répondre à qui que ce soit mais nous
devons être libres et créatifs. Il nous faut inventer les modalités de notre
présence au monde.
A.M. : Il faut sortir du paradigme de la réfutation. L’heure
est à une parole affirmative, confiante en elle-même.
La Conférence de Bandung, en 1955, posait un principe : «Il
n’y a plus de centre, il n’y a donc plus de périphéries.» Dans le domaine des
idées, s’il n’y a plus de centre, existe-t-il encore de l’universel ?
F.S. : Dans Ecrire l’Afrique-Monde, le philosophe Souleymane
Bachir Diagne plaide pour un «universel vraiment universel». L’extension au
reste du monde d’un seul visage de l’expérience humaine, qui s’est pensé
lui-même comme l’universel, est un faux. Une multiplicité de centres se déploie
à partir de leur histoire, de leur manière d’inventer leur présence au monde.
Cette pluricité-là n’a jamais empêché le dialogue ni n’a remis en cause
l’unicité de l’humaine condition. Si elle peut s’articuler dans le respect des
autres, elle peut atteindre un universel cette fois riche de tous les
particuliers, pour citer Aimé Césaire.
Est-ce cela, «l’africanisation de la question planétaire» ?
F.S. : Il faut que l’Europe descende de son faux piédestal.
Elle a sûrement beaucoup apporté au monde, mais elle s’essouffle. La fin d’un
monde ne signifie pas la fin du monde. L’Europe devra se mettre à l’école du
monde, en toute simplicité.
A.M. : L’ensemble des défis globaux auxquels la planète est
confrontée ne seront jamais résolus si on ne tient pas compte de la dimension
africaine du monde. Ceci peut paraître tout à fait hallucinant, mais l’Afrique
préfigure le monde qui vient. Il y a un devenir africain de notre planète que
la pensée critique du XXIe siècle devra affronter comme sa question propre.
Sonya Faure , Catherine Calvet
La francophonie grande oubliée de la «Macronie» ? (04.04.2017)
Par Maxime AIT KAKI, Docteur en science politique de
l'Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne — 4 juillet 2017 à 12:34
Les 29 membres du gouvernement Philippe 2, jeudi 22 juin,
avec Emmanuel Macron. Photo Thomas Samson. AFP
Aucun portefeuille ne lui est consacré dans le gouvernement,
un fait qui constitue une rupture avec les us et coutumes politiques des trente
dernières années.
La francophonie
grande oubliée de la «Macronie» ?
Le nouveau président de la République Emmanuel Macron écarte
la francophonie de son option gouvernementale. Les défenseurs de la langue française
sont perplexes. Le président Macron n’a réservé aucun portefeuille à la
francophonie dans son gouvernement. Pas de secrétariat d’Etat, pas de ministère
!
Alors en campagne, le candidat d’En marche avait pourtant
fait l’éloge de cette cause, au cœur de l’action gouvernementale de ses
prédécesseurs. Dans une lettre adressée au président de l’Association
francophone d’amitié et de liaison (AFAL), il avait indiqué : «Je considère
comme vous que notre langue est une chance pour notre pays et qu’il est indispensable
de fixer des objectifs ambitieux et des propositions concrètes dans le domaine
de la promotion de la langue française. […] Je souhaite, comme l’association
que vous présidez, développer la francophonie économique et solidaire et
veiller à l’usage du français dans le secteur de la recherche ainsi que dans
les organisations internationales.»
Comment expliquer le choix d’Emmanuel
Macron ? Omission ? Revirement ? Changement de cap ?
Fin d’une tradition politique vieille de trente ans. Depuis
1986, la francophonie était devenue une pièce maîtresse des gouvernements
successifs de droite comme de gauche, se voyant dotée, suivant les différentes
majorités, d’un ministère ou d’un secrétariat ad hoc. En plaçant cette ambition
politique dans l’agenda de l’exécutif, le Premier ministre Jacques Chirac
voulut inscrire son action dans une continuité gaulliste. Une orientation que
poursuivirent de manière consensuelle ses successeurs.
C’est sans doute sous le gouvernement d’Edouard Balladur que
l’engagement en faveur de la francophonie atteignit son point culminant.
Rattachée au ministère de la Culture – un ministère à part entière –, elle fut
portée avec panache par Jacques Toubon. Ce ministre téméraire œuvra ardemment
pour la défense de la langue française en limitant l’impact concurrentiel de
l’anglais et en imposant aux radios privées de diffuser 40% de chansons
d’expression française.
Rompre avec la «Françafrique» ?
Après tout, la francophonie n’a pas besoin d’un maroquin
pour exister. De nombreux secrétaires d’Etat s’y succédèrent sans avoir
amélioré d’un iota le sort du français. Fort de son pragmatisme, Emmanuel
Macron a, sans doute, voulu mettre un terme à cette logique des apparences
consistant à donner à voir la figuration comme un principe d’action. En tout
état de cause, cette décision de ne pas doter la francophonie d’une prérogative
gouvernementale constitue, indiscutablement, une rupture avec les us et
coutumes politiques des trente dernières années. Elle valide la stratégie de
disqualification de l’héritage gauche-droite échafaudée par le chef d’Etat.
Soucieux de marquer sa différence et d’imprimer son style,
ce dernier entend-il, probablement aussi, prendre ses distances, davantage
encore que ne le fit François Hollande, avec l’approche traditionnelle de la
francophonie que les détracteurs se plaisent à associer à la «Françafrique». Si
la politique africaine d’Emmanuel Macron est encore illisible, il n’en demeure
par moins que son interview à Alger, dans laquelle il déclara que «la
colonisation fait partie de l’histoire française et c’est un crime contre
l’humanité», laisse à penser qu’elle s’emploiera à faire tomber les tabous du
contentieux colonial.
Maxime AIT KAKI est l'auteur de La France face au défi de
l’identité paru aux éditions du Cygne, 2017.
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