#LesMotsTuent : et si les journalistes arrêtaient d’être des serial killers ? (30.06.2017)
#LesMotsTuent : et si les journalistes arrêtaient d’être des
serial killers ? (30.06.2017)
Par Sophie Gourion — 30 juin 2017 à 10:30
Paris, le 25 novembre 2016 : le collectif Insomnia lance une
campagne de dénonciation des féminicides, à l'occasion de la journée contre la
violence faites aux femmes.
Paris, le 25 novembre 2016 : le collectif Insomnia lance une
campagne de dénonciation des féminicides, à l'occasion de la journée contre la
violence faites aux femmes. Photo Boris Allin. Hans Lucas pour Libération
Alors que le «crime passionnel» ne figure pas dans le code
pénal, de trop nombreux journaux utilisent encore cette expression pour
édulcorer ou indirectement justifier le meurtre conjugal. Les violences faites
aux femmes sont souvent banalisées, comme s’il s’agissait d’événements isolés,
liés au hasard et non systémiques.
#LesMotsTuent : et
si les journalistes arrêtaient d’être des serial killers ?
«"Morte d’avoir été trop belle" : cette fille, je
l’ai bien connue, et je ne peux pas accepter qu’on dise que c’était sa faute.
Elle est morte d’avoir été tabassée à mort, pas parce qu’elle a attiré des
regards.»
Voici un exemple de message parmi les nombreux reçus depuis
que j’ai ouvert mon Tumblr «Les mots tuent» en mars 2016. Le but de ce site :
collecter les articles de presse qui traitent des violences envers les femmes
de manière incorrecte, contribuant ainsi à les banaliser ou à les excuser. Il
en contient à ce jour 253. Alors que le «crime passionnel» ne figure pas dans
le code pénal, de trop nombreux journaux utilisent encore cette expression pour
édulcorer ou indirectement justifier le meurtre conjugal. Les «drames
familiaux», les «drames de la séparation», les «pétages de plombs» se
retrouvent ainsi dans les colonnes des faits divers, entre deux chiens écrasés,
comme s’il s’agissait d’événements isolés, liés au hasard et non systémiques.
Pourtant, les violences envers les femmes ne sont pas des faits divers mais des
faits de société. Elles constituent de véritables violences de genre qui ne
doivent rien au hasard. Chaque année, 223 000 femmes sont victimes de violences
conjugales, 84 000 sont victimes de viol ou de tentative de viol. Les femmes
représentent 85% des victimes d’homicides au sein de couples officiels et
non-officiels.
A LIRE
Notre grand format «Violences conjugales : enquête sur un
meurtre de masse»
Une femme décède tous les trois jours, victime de son
conjoint ou ex-conjoint. Alors que de trop nombreux journaux parlent de «coup
de sang», de «pulsion» ou de «pétage de plomb» pour justifier un meurtre, les
chiffres nous apprennent que dans bien des cas, l’acte était prémédité et
s’inscrivait dans une longue série de violences installées. Les expressions
«drame de la séparation», «drame conjugal» utilisées par de nombreux titres de
presse sont problématiques car elles mettent sur le même plan le coupable et la
victime. Elles circonscrivent à la sphère intime des phénomènes de société qui
les dépassent largement. Il n’y aurait alors que des meurtriers malgré eux, les
femmes étant considérées comme les éléments perturbateurs du couple.
Ces homicides sont pourtant très révélateurs du sexisme à
l’œuvre dans notre société. Une enquête menée par la Mission interministérielle
de protection des femmes contre les violences et de lutte contre la traite des
êtres humains (Miprof) en 2015 avait ainsi démontré que le refus de la
séparation puis la dispute et jalousie constituaient les mobiles les plus
fréquemment identifiés lors des homicides sur compagne officielle. Ces trois
mobiles représentent 70% des homicides et sont clairement révélateurs d’une
volonté d’emprise et de contrôle de l’auteur sur sa partenaire. Mauvaise
rencontre, faute à pas de chance ou tenue provocante : de trop nombreux titres
de presse laissent encore entendre que la victime serait indirectement
responsable de ce qui lui arrive ou imprudente. Le mythe du tueur ou du violeur
sur un parking a encore la vie dure alors même que les chiffres nous apprennent
l’inverse. Il est nécessaire de rappeler que le foyer est le lieu de tous les
dangers pour les femmes : la famille et l’entourage proche constituent ainsi le
premier espace dans lequel se produisent les agressions. Dans 37% des cas,
c’est le conjoint qui est l’auteur des faits.
Le «victim blaming», ou culpabilisation des victimes à
l’œuvre dans certains articles de presse est donc loin d’être anodin : il
entretient la culture du viol et contribue à dissuader certaines femmes de
porter plainte, alors même qu’elles ne sont que 14% à le faire suite à des
violences conjugales. Pourtant des solutions existent. Le collectif «Prenons la
une» a ainsi proposé à l’ensemble de la profession des outils pour utiliser les
mots justes afin de ne plus minimiser les violences faites aux femmes. Bannir
les termes «drame familial» et «crime passionnel», protéger l’identité de la
victime ou mettre en avant le contexte font partie des 11 recommandations du
collectif. A ce jour, plus de dix médias se sont engagés à suivre ces outils.
On peut regretter que le Parisien, qui figure très fréquemment dans le Tumblr,
ne se soit pas associé à la démarche. La formation des jeunes journalistes sur
ces questions est également prépondérante.
L’article 16 bis du projet de loi sur l’égalité
femmes-hommes demandait de promouvoir la «lutte contre les stéréotypes, les
préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et
les violences commises au sein des couples.» Cet article, critiqué par les
écoles de journalisme («Ce n’est pas à l’Etat de dicter le contenu de leurs
enseignements»), a finalement été supprimé. Les rédactions auraient pourtant
beaucoup à y gagner. Servir les lecteur.rice.s, cela passe aussi par leur
offrir l’information la plus juste et la plus factuelle possible. Cela passe
également par une recontextualisation systématique, qui permettrait à chacun.e
d’envisager tout acte de violence à l’encontre des femmes non comme un
événement isolé mais comme un véritable phénomène de société. Utiliser les mots
justes, recontextualiser n’est-ce pas une des missions premières du journalisme
? Un proche d’une victime m’avait dit un jour au sujet d’un titre d’article
problématique : «C’est comme si on la tuait une deuxième fois.» Journalistes et
rédactions, ne devenez pas des serial-killers. Il est temps de réagir.
Sophie Gourion
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